Par Pierre Paul Audate, étudiant au doctorat en aménagement du territoire et développement régional à l’Université Laval
Introduction
Le contexte sanitaire mondiale de cette année 2020 (COVID-19) continue de nous interpeller sur les effets dévastateurs et les opportunités potentielles qu’une crise de portée mondiale puisse avoir sur les différentes composantes des systèmes alimentaires. En effet, certaines des mesures contingentes adoptées pendant cette pandémie ont mis en lumière la fragilité des systèmes alimentaires, plus particulièrement ceux des villes. Ceci nous incite à réfléchir à l’importance d’optimiser la façon de produire et de distribuer les aliments qui nourrissent les populations des villes en temps de crise.
L’agriculture urbaine, qui se définit comme étant la production d’aliments en ville, a pendant longtemps joué un rôle prépondérant dans la résilience alimentaire des populations urbaines. Dans plusieurs études scientifiques, on rapporte le rôle qu’elle a joué dans la sécurité alimentaire et nutritionnelle des ménages dans des contextes de pénurie alimentaire, notamment liée à des crises économiques (Crush et al., 2011; Lawson, 2005).
Après un retour sur des faits historiques, la présente capsule thématique aborde différentes mesures adoptées par des villes canadiennes au cours des derniers mois, ainsi que leur position par rapport à l’adoption de cette activité comme stratégie de résilience alimentaire. Nous terminons avec un regard sur les actions concrètes qui pourraient accompagner la volonté politique existante pour le développement de l’agriculture urbaine.
Agriculture urbaine comme stratégie de résilience alimentaire en temps de guerre
La relation étroite entre le développement de l’agriculture urbaine et les périodes de crise politique, économique ou sanitaire, n’est pas nouvelle. L’agriculture urbaine est intimement liée à la période des deux guerres mondiales du XXe siècle, au cours de laquelle des entités publiques et de la société civile des pays occidentaux ont encouragé les citoyens à produire des fruits et légumes dans des espaces urbains résiduels pour faire face à la pénurie et réduire la dépendance de l’importation alimentaire de l’époque. Au Royaume Uni par exemple, le gouvernement a propulsé à travers le ministère de l’Agriculture la campagne « Dig for victory ». Cette campagne lancée en 1939 a suscité un grand intérêt pour les jardins collectifs (allotment), qui sont passés de 930 000 avant la Deuxième Guerre mondiale à 1,7 million en 1943 (Ginn, 2012). Cette campagne était aussi une façon pour le gouvernement britannique de promouvoir une forme d’engagement citoyen, dans un esprit nationaliste, pour appuyer l’importance d’une victoire à la guerre.
Des campagnes similaires ont été menées dans d’autres pays, comme les États-Unis pendant la Première Guerre mondiale, avec notamment la création de la Commission nationale des Jardins de guerre. Cette commission faisait la promotion des jardins potagers, qualifiés de « Jardins de la Liberté (Freedom or Liberty gardens) » dans un esprit hautement patriotique, et encourageait la production d’aliments sur des terrains inutilisés. Fort de leur succès à contribuer à la réponse aux demandes alimentaires de l’époque, les programmes de la Commission nationale des Jardins de guerre ont évolué, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, pour donner naissance à un programme plus ambitieux, celui des « Jardins de la victoire » (Endres and Endres, 2009). Ce nouveau programme ajoutait aux objectifs de production alimentaire celui du renforcement de l’accès à la terre et celui de l’amélioration de la santé dans son ensemble. On estime qu’environ une famille sur deux avait un jardin domestique ou possédait un lot dans un jardin communautaire/collectif aux États-Unis en 1943, et que la diversité des aliments produits assurait la résilience du système alimentaire pour faire face aux besoins alimentaires des civiles et militaires (Endres and Endres, 2009). De plus, environ 40% de tous les légumes cultivés aux États-Unis pendant la période étaient produits dans les Jardins de la Victoire (Amundsen, 2013).
Les Jardins de guerre ou de la Victoire ont eu leurs pendants au Canada, durant cette même période. Par contre, alors qu’ailleurs les initiatives de production alimentaire dans les villes étaient initiées par les gouvernements dans une perspective de sécurité alimentaire, au Canada le gouvernement fédéral n’a pas toujours vu d’un bon œil l’activité agricole en ville. Après une certaine promotion des Jardins de guerre par le gouvernement canadien durant la Première Guerre mondiale (Mosby, 2015), ce sont les citoyens qui ont repris le flambeau de la promotion d’une agriculture urbaine. Les jardiniers ont même dû se mobiliser pour faire valoir la pertinence de consacrer des espaces à la production alimentaire, notamment auprès du ministère de l’Agriculture fédéral, qui remettait en question la valeur des aliments cultivés en ville. Au final, le mouvement des Jardins de guerre a joué un rôle fondamental dans l’approvisionnement alimentaire de l’époque. On estime que les Jardins de la Victoire produisaient 57 000 tonnes de légumes au Canada en 1944 (Mosby, 2015).
L’agriculture urbaine à la rescousse des villes face aux crises économiques : les cas de Détroit et La Havane
Plus récemment, les crises économiques ont contribué à donner un nouvel essor à l’agriculture urbaine. Les cas de Détroit aux États-Unis et de La Havane à Cuba sont à cet égard emblématiques. Les deux villes ont vécu des crises économiques de nature différente, mais ont toutes les deux utilisé l’agriculture urbaine dans leurs stratégies de relance
Le cas de Détroit
Dans le cas de Détroit, l’agriculture urbaine fait partie de l’histoire et elle est associée à la population afro-américaine majoritaire, qui a maintenu au fil des époques la tradition des jardins potagers. La combinaison du déclin de l’industrie de l’automobile à partir des années 1970 avec la crise économique et immobilière de 2008 a provoqué une désorganisation urbaine, qui a largement contribué au développement de l’agriculture urbaine telle que nous la connaissons dans cette ville aujourd’hui (Paddeu, 2014). En effet, les crises ont laissé des friches industrielles, qui ont été réappropriées par la population et transformées en jardins urbains. Cette agriculture urbaine qui a émergé à Détroit a répondu à un besoin d’accès aux aliments frais des populations défavorisées dans un contexte de ségrégation socio-spatiale et de justice alimentaire (Alkon and Agyeman, 2011).
Le cas de La Havane
Dans le cas de La Havane, l’agriculture urbaine a pris son expansion à la suite de la crise politico-économique au début des années 1990. Deux événements majeurs en sont à l’origine: le déclin de l’agriculture industrielle suite à la désintégration de l’Union Soviétique et l’embargo économique imposée à la nation caribéenne. En effet, ces événements ont limité l’accès à des produits pétroliers, qui soutenaient jusque-là le développement de l’agriculture industrielle ainsi que l’importation des produits alimentaires. Pour faire face aux conséquences de cette crise, le gouvernement cubain s’est tourné vers une agriculture ayant une dimension beaucoup plus humaine et moins dépendante des intrants synthétiques. Il a donc attribué les ressources nécessaires pour supporter le développement de l’agriculture urbaine dans des villes comme La Havane, ce qui a contribué à la croissance de cette activité. Le nombre de personnes pratiquant l’agriculture urbaine à La Havane est passé de 9 000 en 1999 pour atteindre plus de 44 000 en 2006 (Koont, 2009). Aujourd’hui encore, l’agriculture urbaine joue un rôle fondamental dans la sécurité alimentaire, la création d’emplois et la conservation de l’environnement à La Havane. Aussi, elle continue de recevoir le support des instances publiques, notamment pour la recherche et l’assistance technique dans le développement de cette activité (Leitgeb et al., 2016; Novo and Murphy, 2000).
L’agriculture urbaine dans les villes canadiennes dans un contexte de crise mondiale liée au coronavirus
Au cours de l’hiver et du printemps 2020 et avec l’expérience de la pandémie de COVID-19, plusieurs mesures gouvernementales et municipales, comme le confinement, la distanciation physique et la fermeture des restaurants, ont eu des conséquences sur l’accès et l’approvisionnement alimentaires. Ces mesures ont provoqué la panique chez une grande majorité de la population qui a vidé les magasins pour stocker des produits alimentaires. Elles ont aussi réduit la disponibilité de personnels pour assurer le transport et la distribution de la nourriture dans les grands centres urbains. L’intérêt pour l’autoproduction de fruits et légumes s’est également accru pendant cette période (Elkouri, 2020). Des provinces canadiennes comme le Manitoba ont constaté une augmentation du nombre de personnes, particulièrement des jeunes, ayant un intérêt pour l’agriculture urbaine pendant la période de cette pandémie (Geary, 2020). La base de données élaborée par le réseau « Food for the Cities Network » de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) permet d’éclairer certaines mesures adoptées par des villes en matière d’agriculture urbaine, dans le contexte de la COVID-19. Ces mesures sont susceptibles de contribuer aux avancées, en termes de politiques favorables à cette activité.
L’un des faits marquants de la crise aura été la reconnaissance, par plusieurs administrations municipales, des activités de l’agriculture urbaine comme étant un service essentiel. Des villes canadiennes comme Toronto, Edmonton, Guelph, Hamilton, Montréal et Québec ont, dès le début du confinement, pris des dispositions pour faciliter la réouverture graduelle des jardins communautaires et collectifs. La réouverture a été faite de façon à respecter les directives sanitaires de leur province respective afin de protéger la santé des usagers. Plusieurs de ces villes ont publié sur leur site internet des guides contenant des instructions à suivre pour la réouverture des activités d’agriculture urbaine. Parmi les mesures adoptées pour faciliter le bon fonctionnement des jardins, on peut citer la limite à l’accès aux jardins à un nombre restreint de participants, l’interdiction des rassemblements, la supervision pour l’utilisation des outils et équipements, et le respect de la distanciation physique d’au moins deux mètres. Bien que ces mesures semblent contraires à la fonction sociale des jardins comme lieux de socialisation visant à enrichir la vie communautaire, elles ont été nécessaires pour la santé des usagers afin de limiter la propagation de la COVID-19.
La crise du coronavirus a aussi été l’occasion pour plusieurs villes canadiennes de prendre des mesures en faveur du développement de l’agriculture urbaine. Par exemple, la Ville de Montréal a fait l’annonce de la transformation d’un hectare de terrain du Jardin botanique de Montréal en potager visant à produire des fruits et légumes destinés à approvisionner les banques alimentaires locales. En avril 2020, le conseil municipal de la Ville de Victoria a adopté une motion pour réaffecter temporairement certaines ressources des services esthétiques des parcs au profit de l’agriculture urbaine. Cela a permis au personnel de la division des parcs de contribuer aux programmes visant la sécurité alimentaire pendant la période de la crise. Le nombre de plantules comestibles distribuées aux organismes qui font de l’agriculture urbaine a aussi été augmenté. Dans la même perspective, l’administration de la capitale de la Colombie-Britannique a encouragé les entrepreneurs qui produisent des fleurs dans des serres de production à s’orienter vers la production agricole.
Ces mesures ne sont pas indépendantes des actions municipales en faveur du développement de l’agriculture urbaine adoptées avant la pandémie. Elles traduisent plutôt la volonté des autorités locales de continuer à appuyer cette activité dans une perspective de santé et d’écoresponsabilité. En effet, l’agriculture urbaine était déjà inscrite dans plusieurs documents et politiques adoptés par ces conseils municipaux. Par exemple, au mois de mars 2020, peu avant la période du confinement, la Ville de Québec a rendu public la version préliminaire de son plan d’action d’agriculture urbaine 2020-2025 intitulé enrichir le champ des opportunités. Ce document s’inscrit dans une approche holistique visant à placer l’alimentation de proximité, saine et durable, au cœur de la qualité de vie des citoyens. Les différents plans et politiques des villes telles que Montréal, Toronto, Victoria et Vancouver offrent un cadre qui intègre la pratique de l’agriculture urbaine dans une dynamique de promotion de saines habitudes et amélioration des milieux de vie.
Les limites au regard des initiatives annoncées pendant la crise
Le financement est entre autres parmi les mesures dont très peu d’efforts ont été consentis pour mettre l’agriculture urbaine à la hauteur de sa dimension de service essentiel. Bien que certaines subventions fédérales annoncées pour des programmes de banques alimentaires pourraient indirectement favoriser des activités d’agriculture urbaine, les gouvernements provinciaux et fédéraux n’ont pas annoncé des financements spécifiques aux activités d’agriculture urbaine. Cela est peut-être attribuable à la nature privée ou volontaire de l’implication dans ces activités. À cet égard, le caractère bénévole de l’engagement dans les jardins urbains, qu’ils soient collectifs ou communautaires, soulève la question des types de subventions auxquelles les personnes du milieu devraient avoir droit dans ce contexte de crise.
Au niveau municipal, très peu de mesures ont été annoncées par les gouvernements locaux pour le financement de nouveaux jardins ou l’attribution de nouveaux terrains au développement de l’agriculture urbaine pendant la période de la pandémie. Or, dans des provinces comme le Québec par exemple, les municipalités disposent d’un cadre légal avec la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme ou la Loi sur les compétences municipales, pour soutenir des programmes ou subventions favorables à l’agriculture urbaine. L’émergence des mouvements citoyens en faveur de la régionalisation du système alimentaire comme celui de « Manger notre St-Laurent » pourraient servir de prétexte aux autorités pour consolider les politiques et apporter des appuis techniques et financiers pour l’alimentation durable des villes. Il s’agirait, dans ce cas, de créer des liens solides entre les producteurs des régions et les consommateurs des villes de proximité.
Conclusion
Les ruptures dans plusieurs maillons de la chaine d’approvisionnement alimentaire pendant la période de la pandémie ont incité les citoyens et les autorités à prendre conscience de la nécessité de réduire les dépendances des villes en matière d’alimentation. Cette volonté d’aller vers plus d’autonomie alimentaire montre toute la pertinence du développement de l’agriculture urbaine dans un contexte de reconstruction des économies post-crise. L’agriculture urbaine offre aux villes une opportunité unique de transformer leurs systèmes alimentaires afin qu’ils soient plus résilients aux crises futures. Elle peut garantir l’accès à des aliments de qualité aux populations les plus vulnérables, faciliter une meilleure utilisation des espaces, et réduire la distance entre les populations urbaines et leur source d’alimentation, contribuant ainsi à la réduction des émissions de gaz à effets de serre.
En peu de mots, la crise du coronavirus se présente comme une occasion, particulièrement pour les villes, de profiter de l’engouement social pour le jardinage et du désir de consommation locale pour poser des actions concrètes en faveur de la résilience alimentaire. Les municipalités de toutes tailles gagneraient à intégrer dans leurs programmes des mesures destinées à encourager l’agriculture urbaine sociale et commerciale, à créer des liens entre des producteurs régionaux et les consommateurs urbains. Les politiques doivent s’accompagner de mesures pour renforcer les entreprises régionales, notamment en leur donnant un accès privilégié aux consommateurs urbains.
Cela dit, il reste à évaluer les impacts des mesures prises par les autorités pendant la COVID-19 sur les activités de l’agriculture urbaine. Comment les différentes subventions annoncées par les gouvernements, tant au niveau provincial que fédéral, ont-elles influencé les acteurs de l’agriculture urbaine? Est-ce que des entreprises ou travailleurs du secteur de l’agriculture urbaine ont bénéficié des différentes prestations mises en place pendant la crise? Voilà un ensemble de questions qui pourront nous aider à mieux comprendre les nouvelles orientations à donner à l’agriculture urbaine dans un contexte post-crise.
Bibliographie
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Paddeu, F. (2014). L’agriculture urbaine à Detroit: un enjeu de production alimentaire en temps de crise? Pour, Vol. 4, N°224. p.89-99
Cette recherche a été effectuée sous la direction de d’Alexandre Lebel et de Geneviève Cloutier, professeur.es à l’École supérieure d’aménagement et de développement (ESAD) de l’Université Laval.