Murale Crédits photo : VRM, 2018
Murale Crédits photo : VRM, 2018

Compte rendu – Les midis de l’immigration (Luna Vives et Jorge Frozzini)

Regards sur les frontières : entre contrôle et solidarité

Par Gabriel Jean-Maltais et Jeanne LaRoche, étudiant(e)s à la maîtrise en études urbaines (INRS-UCS) et membres de l’équipe des Midis de l’immigration de l’INRS

*Les Midis de l’immigration de l’INRS-UCS donnent lieu à des échanges conviviaux et informels entre collègues, étudiants et professeurs, sur les thématiques des migrations internationales, du transnationalisme, de l’accueil et de l’établissement des personnes issues de l’immigration. Depuis 2016, cette initiative étudiante permet de réaliser 6 rencontres par année, 3 à l’automne, 3 à l’hiver.

La question du contrôle des frontières et des migrant(e)s peut être appréhendée sous différents angles. Si l’aspect physique du contrôle frontalier et des restrictions de passage vient d’abord à l’esprit, le contrôle des informations privées, la collecte de données ou les exigences bureaucratiques ou légales constituent également des stratégies étatiques de contrôle des frontières et des individus. C’est dans le cadre de la séance du 13 février 2020 que l’équipe des Midis de l’immigration a porté des regards contrastés, mais complémentaires, sur les formes contemporaines du contrôle étatique des frontières.

Luna Vives, professeure adjointe de géographie à l’Université de Montréal, a d’abord présenté les résultats préliminaires d’une recherche sur les contrôles de la frontière méditerranéenne de l’Espagne, tandis que Jorge Frozzini, professeur en communication à l’Université du Québec à Chicoutimi, s’est penché sur le contexte canadien en discutant  des technologies de contrôle visant les travailleurs(euses) migrant(e)s temporaires.

Enfin, le constat qui émane de la rencontre de ces deux recherches est le non respect des droits des migrant(e)s et ce, sous plusieurs facettes et à travers différents contextes, que ce soit par un désengagement de l’État quant à ses obligations de sauvetage ou par une surveillance étatique accrue via des technologies de contrôle.

L’abandon des obligations de recherche et sauvetage en Méditerranée occidentale

Search and Rescue

Les opérations SAR (Search and Rescue ou recherche et sauvetage) en Méditerranée sont organisées en vertu de deux conventions signées par les membres de l’Union européenne. La convention internationale SOLAS (Safety of Life at Sea ou sauvegarde de la vie humaine en mer) met ainsi en place une obligation au niveau de l’équipement d’embarcations pour qu’elles puissent effectuer des opérations de sauvetage. SAR, quant à elle, oblige les nations à mettre en place un système pour recevoir et traiter les appels de détresse, puis coordonner et exécuter les missions de sauvetages, ou du moins, faire appel à l’aide d’un autre pays s’il est impossible pour le pays en question de remplir ses missions. Toutefois, comme le note Luna Vives, si la lettre de la convention est normalement respectée, ce n’est pas nécessairement le cas de son esprit, comme nous le verrons plus loin.

Trois transformations: Démantèlement, supranationalisation et externalisation

D’abord, il faut savoir qu’en Espagne, c’est l’agence Salvamento Marítimo qui s’occupe du sauvetage en mer. Cette agence se distingue d’autres gardes côtières n’étant pas sous l’égide des forces armées. Environ 10 % de ses opérations de sauvetage sont directement liées à la migration en Méditerranée.

Luna Vives soutient que trois développements récents ont changé la nature des missions de sauvetage en Méditerranée occidentale. 1) Le premier est le démantèlement de Salvamento Marítimo par le gouvernement espagnol, passant entre autres par un sous-financement, des contrats de travail précaires et l’utilisation de sous-traitants pour un service qui, selon elle, avait répondu aux attentes jusqu’alors. 2) La deuxième transformation est la supranationalisation des services frontaliers européens, c’est-à-dire le passage d’une responsabilité nationale à une instance internationale (ici appelée Frontex). Depuis quelques années, cette organisation de l’Union européenne a vu ses responsabilités et ses budgets se multiplier et en a remplacé une partie significative des services de garde-côtes et garde-frontières nationaux. En plus des critiques de manque de transparence qu’elle reçoit, l’organisation a aussi été dénoncée pour l’utilisation de drones téléguidés comme méthode de première intervention face à un appel de détresse.  3) La troisième transformation touchant à la gestion des opérations de sauvetage en Méditerranée occidentale et analysée par la conférencière est l’externalisation des opérations SAR. Cette externalisation a trait au partenariat qui s’est formé entre les gouvernements espagnol et marocain et l’Union européenne en 2019, selon lequel des fonds seraient octroyés par le gouvernement espagnol et l’Union européenne afin que les garde-côtes marocains puissent intervenir plus souvent dans leur propre zone de responsabilité.

Figure 2 - Opérations SAR par Salvamento Maritimo en Méditerranée occidentale entre 2015 et 2019 Illustration : Marianne Turcotte-Plamondon et Luna Vives, Université de Montréal.

Conséquences des transformations 

Le Maroc devient ainsi responsable du traitement de plus en plus de réfugié(e)s vulnérables tentant d’atteindre l’Espagne, une population envers laquelle l’État marocain n’a pourtant pas autant d’obligations légales que les États européens. Il y a moins de transparence dans le traitement de ces situations par les autorités, que ce soit au Maroc ou avec Frontex, ce qui est dénoncé comme une externalisation de violations des droits de la personne. Selon la professeure, ces changements, mènent à une redéfinition des frontières et des espaces qui, traditionnellement, n’appartiennent pas à l’Union européenne.

En guise de conclusion, Luna Vives évoque plusieurs opportunités pour veiller à un meilleur respect des droits des migrant(e)s dans la région de la Méditerranée. Par exemple, elle soutient que l’on peut faire la promotion de certains instruments juridiques déjà en place, comme le Pacte mondial sur les réfugiés des Nations unies, particulièrement dans le cadre de partenariats et de coopérations entre pays européens et non européens.

Travailleurs et travailleuses étranger(e)s temporaires et l’État canadien : technologies de contrôle et vulnérabilité(s)

Les technologies de contrôle

Jorge Frozzini présente quelques définitions, notamment l’expression « technologies de contrôle » qui va au-delà de l’utilisation de systèmes informatiques ou de caméras de surveillance. En fait, ce concept regroupe également tout ce qui a comme fonction de gérer la population : les documents individuels, les politiques, les recensements, les sondages, etc. Frozzini utilise ainsi une définition large, tirée entre autres de Heidegger (Die Frage nach der Technik) et de Tabachnik. Dans cette optique, il affirme qu’en tant qu’« êtres technologiques », nous avons tendance à concevoir tout ce qui nous entoure comme un outil à manipuler et qu’avec cela vient une volonté de contrôle ce qui, en référence à Foucault, peut également s’appliquer à nos rapports à l’autre.

Les travailleur(euse)s étranger(e)s temporaires et la précarité

Les travailleurs et travailleuses migrant(e)s temporaires viennent au Canada sur la base d’un permis de travail limitant la durée de leur séjour ainsi que leurs droits. Jorge Frozzini souligne la précarité qu’engendre automatiquement ce statut, qui est lié directement à l’emploi et auquel se conjugue une possibilité de déportation ou de restrictions de retour en sol canadien. Cette situation de précarité se fait ainsi ressentir dans la vie de tous les jours et se manifeste physiquement, matériellement et psychologiquement, comme en témoignent les exemples tirés des recherches du conférencier.

Éléments et problématiques des technologies de contrôle

Jorge Frozzini a ensuite abordé les problématiques liées aux technologies de contrôle en place qui exercent des contraintes sociales, légales et matérielles sur les travailleurs et travailleuses étranger(e.)s temporaires. Le professeur a mentionné l’exemple de la couverture réduite de la RAMQ dans le cas où le travailleur ou la travailleuse n’est pas attaché(e) à un employeur unique. En outre, les employeurs eux-mêmes vont utiliser des technologies de contrôle, puisqu’il existe, par exemple, des « listes noires » de travailleurs et travailleuses temporaires, principalement des individus qui ont voulu faire valoir leurs droits.

Pendant la période de questions, il souligne que certaines avancées, par exemple la possibilité récente de changer d’employeur en cas de violence, s’avèrent limitées par l’exigence d’utilisation de formulaires peu accessibles, uniquement disponibles en français ou en anglais. Le conférencier insiste sur le fait qu’il faut surtout changer nos perceptions à l’égard de cette population que l’on marginalise et vulnérabilise, afin de déconstruire à la source les préjugés soutenant son exploitation.

Finalement, pendant cette même période de questions, Luna Vives ajoute que, malgré les différences de sujets et de lieux, les deux situations présentées devraient être comprises ensemble, à l’intérieur d’une continuité de développements actuels. Dans les deux cas, la technologie est utilisée par l’État afin de contourner ses obligations envers les migrant(e)s et, comme société civile, il faudra porter une attention particulière à ces innovations étatiques qui augmentent les risques pour la santé ou la vie de ces populations migrantes vulnérables, qu’elles soient là temporairement, ou demandeuses d’asile.

Les Midis de l’immigration rencontrent le chercheur Jorge Frozzini, professeur à l’UQAC, après sa conférence intitulée « Regards sur les frontières : entre contrôle et solidarité », à l’INRS le 13 février 2020.
Spécialiste de la communication interculturelle et politique et de l’anthropologie du travail, M. Frozzini y présente les différentes formes de contrôle exercé par l’État canadien sur le choix des personnes qui peuvent ou non être admises sur le territoire. À l’aide de l’exemple du cas des travailleurs étrangers temporaires, il souligne en entrevue le caractère anxiogène des technologies de gestion/contrôle pour les personnes immigrantes, qui en subissent les effets au quotidien.
L’entrevue a été réalisée par Catherine Paquette (au micro) et Jeanne LaRoche, étudiantes à la maîtrise en études urbaines à l’INRS.