Par Guillaume Lessard, chercheur, University of Waterloo
Introduction
Les États et provinces d’Amérique du Nord font face à des défis importants et des enjeux complexes lorsqu’il est question de réorienter le développement urbain vers une trajectoire plus durable. En effet, il est difficile de mettre fin au cycle de reproduction de la trajectoire d’étalement urbain en raison du cumul de nombreux effets de verrouillages structurels et culturels qui s’est opéré au fil des décennies (Birch, 2016; Bueno-Suárez & Coq-Huelva, 2020; Filion, 2010, 2018; Grant et al., 2019). Même lorsque des politiques publiques et programmes sont adoptés au nom de la durabilité, en raison du fait qu’ils sont conçus selon les modalités du système ayant créé l’étalement urbain, ils risquent de contribuer à la reproduction du même système. Basée sur une thèse, des articles publiés (Lessard, 2020, 2021) ainsi que sur une communication (Lessard & Filion, 2022), cette synthèse se penche sur le cas des programmes d’habitation durable et de mobilité électrique au Québec. Il est important de se questionner sur les interventions publiques dans ces secteurs, car la manière dont nous habitons le territoire et les options qui sont accessibles pour nous déplacer ont un impact déterminant sur l’empreinte environnementale de notre société. Nous argumentons qu’en raison de leurs modalités, sous le couvert de la durabilité, les interventions actuelles dans ces deux secteurs mènent fréquemment au renforcement des verrouillages structurels et culturels propres à l’étalement urbain ainsi qu’à l’exacerbation d’inégalités préexistantes en lien avec le logement et la mobilité. Pour illustrer cette position, nous avons élaboré un cadre d’analyse critique et mené une étude de cas au sujet des programmes et politiques publiques accessibles aux ménages citoyens et au secteur privé du Québec en matière d’habitation et de mobilité durable.
La transition socioécologique urbaine comme cadre d’analyse critique des interventions en habitation durable et en mobilité électrique
Pour créer un cadre d’analyse critique des interventions publiques au sujet de la durabilité en contexte urbain, cette recherche fait appel à la théorie de la transition socioécologique (Bailey & Wilson, 2009; Geels & Schot, 2007) et à la perspective de la transition socioécologique urbaine (Ernst et al., 2016; Fuenfschilling et al., 2019; McCormick et al., 2013; Naess & Vogel, 2012; Torrens et al., 2021). Ce cadre conceptuel est pertinent pour analyser notre objet d’étude puisqu’il reconnaît la complexité de l’enjeu de la durabilité urbaine et permet de poser un regard critique sur les processus de transition sectoriels (p. ex., électrification des transports ou efficacité énergétique du cadre bâti) en fonction de leur rôle dans la réalisation de la durabilité urbaine (Ernst et al., 2016). Aux fins de cette recherche, nous portons attention aux effets des programmes étudiés sur les interrelations entre les systèmes de mobilité, d’habitation, d’occupation du territoire et de redistribution de la richesse (figure 1). En nous inspirant du cadre d’analyse proposé par Bailey et Wilson (2009), nous posons un regard critique sur les programmes lancés au nom de la durabilité en les situant sur un spectre allant de la modernisation écologique (une optimisation incrémentale de la durabilité des systèmes existants passant par le développement technologique sans ébranlement du système néolibéral) à une approche holistique et systémique (un changement profond des trajectoires de développement sociétales qui priorise la justice sociale et l’environnement) (Bailey & Wilson, 2009).
Aux fins de cette recherche, nous situons les interventions en habitation durable et en mobilité électrique sur ce spectre en portant attention à leur rôle dans la reproduction ou la transformation de la trajectoire de développement environnementalement dommageable de l’étalement urbain (Dupras & Alam, 2015; Jones & Kammen, 2014) ainsi que par rapport à l’équité sociale (Henderson, 2020; Lima, 2021; Rice et al., 2020).
Pour aborder la problématique de l’habitation durable et de la mobilité électrique, un bilan critique des écrits scientifiques a permis d’identifier les principaux types d’intervention. En habitation, la construction sociale de la durabilité est un sujet bien étudié dans plusieurs pays européens (Conte & Monno, 2012; Jensen, 2012; Lemprière, 2016; Lovell, 2004; Reid & Houston, 2013). Puisque la consommation énergétique se reflète généralement en émissions de gaz à effet de serre (GES), le problème de la durabilité en habitation est généralement discuté comme étant un enjeu technologique et d’efficacité énergétique. Comme solution, une approche technicienne centrée sur le bâtiment préconise des standards de construction plus élevés, l’atteinte d’une haute efficacité énergétique et l’intégration de technologies « vertes » aux bâtiments (Gou & Xie, 2017; Horne & Hayles, 2008). Cependant, cette approche ne permet pas l’atteinte d’une plus grande durabilité d’un point de vue social ou urbain (Baba et al., 2012; Moore & Engstrom, 2004; Reid & Houston, 2013; Winston & Pareja Eastaway, 2008). Comme autre solution, des chercheuses et des chercheurs proposent une définition plus holistique mettant l’accent sur l’équité d’accès au logement, la mixité sociale et le rôle structurant du logement dans la forme urbaine et dans les pratiques de mobilité des ménages (Berardi, 2013; Conte & Monno, 2012, 2016; Rice et al., 2020; Winston, 2010).
En mobilité électrique, plusieurs pays offrent des subventions à l’acquisition d’un véhicule électrique (VÉ) (Azarafshar & Vermeulen, 2020; Breetz & Salon, 2018; Irvine, 2017). Bien qu’elles permettent de réduire les émissions directes de GES dues à l’automobilité, cette approche incitative soulève deux principales critiques. D’abord, ces subventions laissent de côté une large part de la population qui n’a pas les moyens, le besoin ou le désir d’acquérir une automobile (Abotalebi et al., 2019; Dimatulac & Maoh, 2017; Henderson, 2020). Ensuite, en fait d’aménagement, les VÉ prennent autant d’espace en ville (route et stationnement) qu’un véhicule à moteur à combustion interne (VCI), ils participent à l’effet de verrouillage envers les infrastructures autoroutières et sont plus souvent adoptés par les ménages de banlieue possédant deux automobiles ou plus (Kester et al., 2020; Newman et al., 2014; Orsi, 2021). Comme solution de rechange, des recherches avancent qu’en soutenant l’équité d’accès et des services de mobilité multimodale (combinant plusieurs modes de transport), les programmes de mobilité électrique auraient davantage de retombées positives d’un point de vue social et urbain (Naess & Vogel, 2012; Smith & Hensher, 2020).
Méthodes
Nous avons analysé les programmes fédéraux (Canada), provinciaux (Québec) et municipaux (Victoriaville et Laval) en habitation durable et en mobilité électrique au Québec de 1982, date du lancement du premier programme d’efficacité énergétique résidentiel canadien, à août 2022, date de rédaction de cette synthèse. Pour être intégrés à l’analyse, les programmes devaient répondre aux critères suivants : 1) être pilotés par une institution publique; 2) avoir été adoptés dans une visée de durabilité ou de lutte aux changements climatiques; 3) être accessibles à la population citoyenne ou au secteur privé. Les programmes qui répondaient à ces critères se trouvent dans le tableau 1. Les documents analysés comprennent les cadres normatifs, les documents techniques, les rapports officiels, les plans directeurs dans lesquels les programmes s’insèrent, ainsi que le matériel promotionnel et les annonces officielles (prospectus, vidéos, pages Web des programmes, communiqués de presse).
À partir du bilan des écrits, nous avons sélectionné différents types d’intervention typiques dans les deux secteurs à l’étude et classifié ces interventions en deux grandes catégories : des interventions technocentristes consuméristes typiques de la modernisation écologique et des interventions plus holistiques ayant des visées sociales et urbaines. À partir de ces listes d’interventions, nous avons élaboré des grilles analytiques. Nous avons utilisé ces grilles pour déterminer quels champs d’intervention sont couverts en entier ou en partie par les programmes étudiés. Une fois cette analyse effectuée, nous avons pu déterminer si ces programmes participent davantage à un effort de modernisation écologique ou à une démarche de transition socioécologique urbaine.
Des programmes en continuité avec une trajectoire d’urbanisation dispersée et d’automobilité
L’analyse des mesures en habitation durable a démontré que les programmes fédéraux et provinciaux soutiennent essentiellement l’efficacité énergétique et l’intégration de « technologies vertes » aux bâtiments, une approche caractéristique de la modernisation écologique. Le seul programme adoptant une vision plus holistique est celui lancé par la municipalité de Victoriaville. Néanmoins, le maillage entre, d’une part, la durabilité en habitation et, d’autre part, l’urbanisme et l’occupation du territoire n’est pas opéré dans les programmes étudiés. De même, les considérations de justice sociale sont absentes ou insuffisantes pour avoir un impact structurant. Par exemple, les mesures offertes aux locataires par le programme Éconologis sont négligeables comparativement à ce qui est offert aux propriétaires (p. ex., pose de coupe-froid sur les portes et installation de thermostat électronique) et les subventions supplémentaires offertes au logement social dans le programme Novoclimat sont insuffisantes considérant le manque systémique d’investissement en logement social au Canada depuis la fin des années 1970 (Walks & Clifford, 2015).
En mobilité électrique, exception faite du programme de la Ville de Laval qui offrait une subvention de 750 $ pour l’acquisition d’un vélo électrique pour une durée limitée, les programmes analysés s’inscrivent dans une stratégie de modernisation écologique par l’électrification de l’automobilité. Si ce n’est que les véhicules dont le prix de détail suggéré par le fabricant dépassant un certain seuil ne sont pas éligibles aux subventions (entre 55 000 $ et 70 000 $ selon le programme et le type de véhicule), ces programmes n’incluent aucun élément de justice sociale.
Même si les interventions dans ces deux secteurs permettront de réduire la consommation énergétique d’une portion du secteur résidentiel et de réduire les émissions directes de GES dues à l’automobilité, ces programmes ne sont pas cohérents avec une stratégie d’aménagement durable du territoire (Conte et Monno, 2012; Orsi, 2021).En effet, dans une perspective de transition socioécologique urbaine et de justice sociale, cette approche de modernisation écologique suscite deux critiques majeures. Premièrement, ces programmes adoptent une approche consumériste axée sur le soutien à l’achat de certains produits et technologies jugés durables. De ce fait, une grande partie de la population est exclue, car la possibilité de bénéficier des subventions dépend de la capacité d’accès au capital des ménages. En habitation, comme ce sont les locataires et non les propriétaires immobiliers qui assument les coûts du chauffage et de la climatisation, seuls les ménages propriétaires ont un intérêt économique à investir dans les mesures d’efficacité énergétique (Lang et al., 2021). Considérant l’impossibilité d’accès à la propriété pour une grande part des ménages et l’ampleur de la crise du logement locatif au Canada, cette lacune est majeure (Walks & Soederberg, 2021).
De plus, ces programmes sont en continuité avec des décennies de transformations néolibérales. Depuis la fin des années 1970, les différents paliers de gouvernement ont graduellement abandonné les mécanismes de régulation du secteur du logement ainsi que leur rôle historique dans le logement social au profit d’une approche de soutien à l’accès à la propriété individuelle et de garantie des prêts hypothécaires (Bélanger & Roudil, 2021; Forrest, 2011; Hoekstra et al., 2020; Walks & Clifford, 2015). En offrant des subventions supplémentaires aux ménages propriétaires et en délaissant les ménages locataires et le logement social, ces programmes participent directement à l’édifice néolibéral. De même, en offrant des montants allant jusqu’à 12 000 $ pour un VÉ neuf et 4 000 $ pour un VÉ d’occasion, les programmes de mobilité électrique subventionnent dans une large mesure la mobilité d’une tranche de la population déjà privilégiée et participent ainsi à l’exacerbation des inégalités en fait d’accès à la mobilité (Henderson, 2020; Orsi, 2021). Qui plus est, selon les études sur l’adoption des VÉ, les ménages possédant plus de deux automobiles et résidant dans une maison unifamiliale en banlieue avec un stationnement privé sont les plus à même d’acquérir un VÉ (Kumar & Alok, 2020; Orsi, 2021). Ensemble, ces programmes soutiennent donc implicitement une tranche sociodémographique bien précise : les ménages relativement aisés qui possèdent une propriété privée avec stationnement privé et plusieurs voitures. En excluant les ménages démunis et en soutenant davantage les ménages déjà favorisés, ces programmes participent donc à l’exacerbation des inégalités préexistantes en fait de logement et de mobilité.
Deuxièmement, ces programmes soutiennent essentiellement une technologie (le VÉ) et une démarche technocentriste (l’efficacité énergétique et l’intégration de technologies vertes dans le cadre bâti). D’un point de vue structurel, bien qu’une telle démarche permette de réduire la consommation énergétique et les émissions de GES, elle n’ébranle en aucune façon l’arrangement multisystème et sociospatial de l’étalement urbain. De fait, ces programmes sont structurés de manière à être parfaitement compatibles avec une typologie urbaine dispersée et un mode de vie construit autour de l’accès à la propriété privée unifamiliale isolée et de l’automobilité. En cela, ils s’inscrivent en continuité avec des décennies de soutien public direct et indirect au mode de vie de banlieue (Forrest, 2011; Forrest & Hirayama, 2015; Henderson, 2020; Laviolette et al., 2020; Manville et al., 2019). Malgré les bénéfices énergétiques et environnementaux à court terme d’une telle démarche de modernisation écologique, à long terme, ces programmes renforcent les verrouillages structurels, culturels et institutionnels propres à l’étalement urbain (Filion, 2010, 2015, 2018). Ce faisant, ils participent à la reproduction d’une trajectoire d’urbanisation inefficace, polluante, énergivore et dommageable pour les écosystèmes (Dupras & Alam, 2015; Jones & Kammen, 2014). Puis, en véhiculant un discours selon lequel le mode de vie de banlieue peut être durable si les bonnes technologies sont adoptées par les individus y résidant, ces programmes détournent le débat des enjeux structurels. D’un point de vue tant structurel que discursif, ces programmes présentent donc un risque pour la transition socioécologique urbaine. Ces résultats sont représentés visuellement dans la figure 2.
En matière d’habitation, nous considérons que la durabilité ne peut être atteinte sans mettre au centre de la démarche le droit au logement, en encadrant la spéculation immobilière et les hausses de loyer abusives (Lima, 2021; Rice et al., 2020). Dans le respect de ce principe, notre principale recommandation serait de rendre obligatoire et de soutenir la mise à niveau du parc locatif public et privé par divers mécanismes (Heffernan et al., 2020; Lang et al., 2021). Il serait aussi souhaitable d’élargir le mandat des programmes d’habitation durable et d’établir clairement le pont avec les principes d’urbanisme durable en adoptant par exemple des règlements compréhensifs pour encadrer la densification des aires urbanisées et le développement intercalaire (insertion de bâtiments dans des espaces sous-utilisés, tels que les stationnements et les cours arrière) (McConnell & Wiley, 2011). En ce qui a trait aux programmes d’automobilité électrique, les subventions ne peuvent évidemment remplacer une stratégie structurante reposant sur l’offre en transport collectif et actif (Henderson, 2020; Lanzini & Stocchetti, 2021; Naess & Vogel, 2012). Sans abandonner entièrement le soutien aux VÉ (Kanger et al., 2019), les subventions pourraient cependant être abolies au-delà d’un certain seuil de revenu des ménages. Le programme provincial devrait établir une limite pour la fréquence d’utilisation de la subvention par individu et le programme fédéral devrait établir une limite plus sévère (la limite est actuellement d’une subvention par année par personne). Les interventions publiques devraient aussi soutenir d’autres formes de mobilité électrique qui ont le potentiel de retirer des automobilistes des routes pour leurs déplacements quotidiens. Par exemple, les gouvernements fédéral et provincial pourraient imiter Laval en soutenant l’achat de vélos et de vélos-cargos électriques. Les programmes d’électrification pourraient aussi soutenir le développement de l’offre ainsi que l’adhésion à des services de mobilité multimodale (vélo, vélo électrique, transport en commun, taxi électrique et location de VÉ), une approche potentiellement plus équitable, plus économique et ayant davantage de bénéfices d’un point de vue urbain (Smith & Hensher, 2020).
Conclusion
Cette recherche s’est intéressée aux programmes d’habitation et de mobilité électrique dont les ménages et le secteur privé peuvent bénéficier au Québec. Nous avons analysé ces programmes de manière critique en faisant appel à la perspective de la transition socioécologique urbaine ainsi qu’à un bilan des écrits dans ces deux domaines d’intervention. Notre analyse a démontré qu’en habitation, les programmes encouragent essentiellement l’efficacité énergétique. En mobilité électrique, ils soutiennent l’acquisition de véhicules électriques et de bornes de recharge. En raison de leurs modalités, ces programmes sont principalement destinés aux propriétaires de maisons unifamiliales et sont surtout compatibles avec un mode de vie reposant sur l’automobilité. Aucun maillage n’est fait avec les principes et objectifs d’une urbanisation durable et aucune mesure significative ne permet l’atteinte d’une plus grande équité en matière d’accès au logement et de mobilité. L’approche technocentriste et consumériste privilégiée est donc caractéristique de la modernisation écologique. Deux principales critiques visent cette approche. D’une part, elle risque d’exacerber les inégalités préexistantes en favorisant indûment une tranche sociodémographique déjà favorisée. D’autre part, en étant principalement compatible avec une typologie urbaine dispersée et un mode de vie reposant sur l’automobilité, elle risque de contribuer au renforcement des verrouillages structurels et culturels propres à l’étalement urbain. En fonction de la disponibilité des données, une prochaine recherche pourrait vérifier ces hypothèses en analysant l’utilisation de ces subventions selon le code postal. En croisant ces données avec celles du recensement, on pourrait évaluer l’équitabilité de ces programmes.
Pour citer cet article
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