Vue sur New York
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Villes, climat et inégalités – Les technologies numériques pour lutter contre les changements climatiques : entre problème et paradoxe

Marie-Luc Arpin, professeure à l’École de gestion (Université de Sherbrooke) et Sébastien Gambs, directeur de la Chaire de recherche du Canada en analyse respectueuse de la vie privée et éthique des données massives et professeur au département d’informatique (UQÀM)

Introduction

Depuis une décennie, le sens du mot « urbanisation » se transforme de manière étonnante et structurante. À ce jour, sur le fond des crises (environnementale et sanitaire, sociale et humanitaire) que son histoire concentre (UN, 1976, 2016), le mot évoque surtout un ensemble de phénomènes problématiques, sinon un fléau. En parallèle, cependant, l’urbanisation devient un vecteur d’espoirs nouveaux : « une force transformative » de laquelle pourront émerger des « futurs urbains durables et équitables » (UN-Habitat, 2016). Dans le cadre de la lutte aux changements climatiques, plus particulièrement, les villes assument désormais un rôle déterminant, celui de planifier et d’opérationnaliser la transition des comportements vers des modes de vie « bas carbone » (IPCC, 2022; Revi et al., 2014).

Pour autant, la confiance en cette transition ne va pas de soi. Non seulement comporte-t-elle son lot d’angles morts, mais aussi de promesses et de conditionnalités implicites à l’endroit de technologies numériques qui, à tort et à raison, gagnent en légitimité à mesure que s’aggrave la crise (IPCC, 2022; Palm et Nikoleris, 2021). Si le leadership urbain en matière d’action climatique dépasse de loin les usages planifiés du numérique, force est de constater que des flux massifs de données, issus notamment d’appareils mobiles à usage individuel, circulent et (re)façonnent déjà en profondeur les dynamiques urbaines. Ces mégadonnées dotent les citoyennes, les citoyens et les collectivités de nouvelles capacités d’adaptation, mais elles les vulnérabilisent aussi de nouvelles façons. L’urbanisation retournée en occasion constituant en ce sens une stratégie à double tranchant, l’action climatique urbaine ne peut plus aujourd’hui se concevoir indépendamment des dynamiques sociales (paradoxales) du numérique.

1) État de la littérature : le numérique comme vecteur d’action climatique urbaine

Dans le cadre de cette synthèse d’un rapport de recherche, le regard se porte sur les mégadonnées (Big Data) et sur les systèmes d’intelligence artificielle (IA) qui permettent leur analyse. Schématiquement, le vocable « ville intelligente » renvoie donc à l’influence vaste et largement imperceptible des IA en contexte urbain, en particulier lorsqu’elles sont déployées par des entreprises-plateformes (Big Tech). En dehors de cette tendance dominante, d’autres types d’usages sont possibles. Ce regard restreint se justifie du fait que le double paradoxe qui caractérise les IA illustre bien les dynamiques sociales qui accompagnent plus subtilement d’autres technologies (la 5G, l’Internet des objets, les chaînes de blocs, etc.) ou leur intégration en contexte urbain.

Comme l’avance cependant le rapport de recherche sur la base d’un corpus dont les titres ou les résumés incluaient les mots clés « ville », « numérique », « éthique » (ou leurs synonymes), la littérature en sciences sociales tend à évacuer ce double paradoxe en problématisant les enjeux du numérique en milieu urbain, c’est-à-dire en les assimilant au modèle du problème-à-résoudre1 (Vérin, 1984). Cela dit, la littérature en sciences sociales documente bien les enjeux du numérique dans les villes. Elle peut en ce sens servir de base empirique pour théoriser la relation de l’action climatique urbaine aux technologies numériques. Cette littérature nous apprend que c’est dans la seconde moitié des années 2000 que le discours jusque-là pluriel de la « ville intelligente » devint le propre des grandes entreprises spécialisées2 (Albino et al., 2015; Halpern et al., 2013, 2017; Hollands, 2008). Via ces entreprises, les pratiques de collecte, de traitement et de gestion des données en milieu urbain se sont construites en négligeant (voire en exploitant) le déséquilibre des forces et des connaissances. Mal encadrées à ce jour, ces relations sont sujettes à différentes formes d’abus qu’il convient de dénoncer (CEST, 2017, 2020; Hatuka et al., 2020).

Dès le départ, ces entreprises fondaient leur rhétorique sur l’urgence environnementale et la soi-disant nécessité d’engendrer des connaissances nouvelles pour y faire face (Halpern et al. 2017). C’est donc sans grande entorse au discours d’origine que s’est aujourd’hui naturalisé le caractère souhaitable d’une « science de la ville » (Caprotti et al., 2017; UN-Habitat, 2016) alimentée par les mégadonnées qui y circulent en permanence : soit une science des données pour optimiser la mobilité et l’efficacité énergétique, l’agriculture, la gestion de crise, etc. Ce discours très médiatisé ne totalise toutefois pas le rapport du numérique à l’action climatique urbaine; au contraire, puisque « le quotidien s’invente avec mille manières de braconner » (de Certeau, 1990, p. xxxvii), d’autres trajectoires existent et la littérature en rend compte. En ce sens, si les solutions d’IA promues sous la rhétorique dominante tendent jusqu’ici à exacerber les enjeux historiques de l’urbanisation – par exemple en matière de disparités socioéconomiques, d’exclusion des populations marginalisées ou d’injustice environnementale (Bender et al., 2021; Green, 2019; Hatuka et al., 2020) –, l’action climatique urbaine n’en demeure pas moins animée par des stratégies d’adaptation spontanées, de nouvelles modalités de collaboration ou des alliances inusitées que la participation aux flux de mégadonnées et l’appropriation citoyenne de l’IA rendent possibles (Guldi, 2016, 2018; Picon, 2015, 2016). Les usages du numérique dépassent de loin la rhétorique dominante et débordent même sur des projets qui pourfendent l’impératif de croissance, les abus de pouvoir que s’autorisent les entreprises-plateformes et le silence qu’elles font planer sur l’empreinte carbone de leurs activités (Caccamo, 2019; Durand-Folco, 2017).

Pour autant, les usages critiques des technologies numériques ne sont pas à l’abri de dynamiques paradoxales qui, sans effort d’anticipation, prédisposent l’action collective à la maladaptation3 (Schipper, 2020). Puisque la crise climatique pousse la résolution de problème à ses limites, les paradoxes du numérique ne sont finalement que le reflet amplifié d’un phénomène bien plus profond.

2) Qu’est-ce qu’un paradoxe?

Les paradoxes dont il est ici question se définissent comme des « contradictions persistantes entre des éléments interdépendants » (Schad et al., 2016, p. 10). La contradiction paradoxale est persistante, au sens où elle résiste à toute avenue de résolution; elle est insoluble. C’est pourquoi un paradoxe ne peut pas être appréhendé avec succès par le biais de la résolution de problème qui, par ailleurs, domine notre rapport au monde dans toutes les sphères de l’action individuelle ou collective (familiale, professionnelle, politique, etc.). Du fait de l’insolubilité qui caractérise l’expérience d’un paradoxe, celle-ci donne lieu à un violent sentiment d’impasse pour l’individu ou le collectif y étant confronté : pensons par exemple aux jeunes, de plus en plus nombreux et nombreuses, qui se sentent projetés dans le rôle simultané du « sauveur » et de la principale victime, face à la crise climatique (Benoit et al., 2022; Schwartz et al., 2022). L’impasse devient d’autant plus paralysante lorsque le paradoxe qui la constitue reste dans l’implicite; ou pire, lorsqu’on l’assimile à un problème comme si sa cause racine pouvait être résolue.

Ainsi, plutôt que d’envisager la crise climatique à l’aune de la résolution de problème, notre étude se fonde sur l’idée que la résilience face à la crise climatique ne peut se concevoir indépendamment des logiques paradoxales qui la sous-tendent. De là, la perspective du paradoxe qui y est avancée.

3) Les paradoxes de la ville intelligente

Dans le cadre de l’étude, nous nous intéressons à deux types de paradoxes existentiels qui frappent avec intensité certains élus, élues, administratrices et administrateurs municipaux : le paradoxe de l’effet rebond, en lien avec les changements climatiques, et le paradoxe de l’émancipation prédatrice, en lien avec les iniquités sociales.[

Femme dans une installation numérique
Crédits photo : Madhis Mousavi (Unsplash)

3.1 L’urgence climatique et le paradoxe de l’effet rebond

Depuis peu, l’effet rebond fait l’objet d’une attention interdisciplinaire croissante et perce même sur la scène médiatique (voir p. ex., Bédard, Les Affaires, 15 mars 2018; Harvey, Le Devoir, 7 novembre 2015). Dans la ville intelligente, il correspond typiquement au phénomène paradoxal par lequel une technologie, une politique publique ou une stratégie d’économie circulaire destinée à réduire la consommation d’une ressource énergétique se retourne contre elle-même, en provoquant des comportements ou des dynamiques systémiques qui annulent une part ou la totalité du gain environnemental escompté (Font Vivanco et al., 2018). Prenons par exemple l’utilisation montante de l’apprentissage machine en contexte manufacturier, qui permet de gagner en efficacité énergétique et ainsi de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). Si, comme on peut s’y attendre, ces gains en efficacité se traduisaient en une augmentation de la production, alors les gains seraient en partie ou totalement annulés; ou même, les émissions de GES pourraient être augmentées par rapport à la situation initiale (sans IA). Sans même compter le carbone intrinsèque des IA, nous serions alors face à un effet rebond direct à l’échelle d’une entreprise manufacturière ou d’un secteur industriel entier.

Lorsqu’on met en place une politique pour lutter contre les changements climatiques, le potentiel de gains est plus grand, mais l’ampleur de l’effet rebond l’est tout autant (Dauvergne, 2022). En matière de mobilité, par exemple, l’installation d’un parc de véhicules électriques en partage a le potentiel d’améliorer l’efficacité énergétique et le bilan carbone. Rien n’est cependant à tenir pour acquis, car si une masse critique de personnes utilisaient ce service comme un substitut aux transports en commun, plutôt qu’à leur voiture, les émissions de GES s’en trouveraient augmentées (Herrmann et al., 2014).

En outre, la modélisation des effets rebonds aux fins d’aide à la décision ou à l’élaboration de politiques climatiques pose d’importants enjeux. Typiquement, des modèles économiques sont combinés avec des modèles d’impacts environnementaux comme l’analyse du cycle de vie (Font Vivanco et van der Voet, 2014). Avec le progrès de méthodes analytiques complémentaires (p. ex., l’apprentissage profond), l’hybridation se poursuit en donnant lieu à des modèles de plus en plus sophistiqués (OECD, 2019), mais aussi de plus en plus énergivores (Almeida et al., 2018; Wu et al., 2017). Les chaînes de causalités à comprendre étant donc tellement étendues, incertaines, enchevêtrées, etc. que même les meilleurs modèles ne permettent pas d’établir les conditions nécessaires ET suffisantes à l’évitement des rebonds (Zink et Geyer, 2017). Tout se passe donc comme si l’essor du numérique en modélisation environnementale contribuait à élargir sans cesse la portée du phénomène à modéliser, et donc à le rendre sans cesse plus fuyant.

Peu importe son ampleur, l’effet rebond se présente comme une dynamique paradoxale qui ne doit pas spontanément être assimilée au modèle du problème-à-résoudre. En matière d’action climatique urbaine, la perspective du paradoxe donne ici minimalement la capacité de reconnaître que le remède numérique est aussi en même temps le poison.

3.2 La sécurité des données personnelles et le paradoxe de l’émancipation prédatrice

C’est donc sur le fond de l’urgence climatique, mais aussi d’autres motifs de bonne gouvernance urbaine (comme la sécurité ou l’équité sociale), que se multiplient les capteurs dans les espaces urbains d’usages communs, tant publics que privés. Mais alors que les usages de type « carte à puce » centralisé par les téléphones intelligents restent sous le contrôle partiel de leurs utilisateurs et utilisatrices, les réseaux de capteurs (caméras, capteurs de pollution ou de bruit, etc.) qui se tissent invisiblement dans la trame urbaine marquent l’avènement d’approches plus intrusives. Dans un horizon rapproché, il peut par exemple être attendu que l’Internet des objets contribue à démultiplier le nombre de capteurs en territoires urbains, de même que celui des interfaces pouvant échanger des données entre elles, plus ou moins librement.

En ce qui a trait aux systèmes d’IA qui permettent l’analyse des données émises et captées en continu par ces réseaux d’objets connectés, les enjeux d’iniquités et d’exclusion sociales sont nombreux et abondamment documentés. Ils sont typiquement associés aux biais inscrits à même les données d’entraînement des algorithmes d’apprentissage, et donc induits dans les processus décisionnels assistés par IA. À ce dernier égard, le cas de la police prédictive a frappé l’imaginaire au cours des dernières années : ces algorithmes visent « à prédire où et quand les crimes sont susceptibles d’avoir lieu, mais aussi et surtout à orienter, superviser et réguler le travail de la police » (Benbouzid, 2018, p. 223). Ils ont jusqu’à présent tendu à exacerber les iniquités et la violence, notamment envers les populations racisées (Asaro, 2019; Niculescu-Dincă, 2018). Mais l’enjeu n’est pas spécifique à la police prédictive. Tous les biais sociaux déjà présents sont susceptibles d’être renforcés dès lors qu’un système d’IA aide à la prise d’une décision à forte incidence sociale (Bender et al., 2021), par exemple lors de l’allocation soi-disant plus objective de services de santé (Obermeyer et al., 2019). En outre, au nom de principes de bonne gouvernance comme la sécurité, l’équité et l’inclusion, la multiplication des IA pourrait rendre pratiquement impossibles les déplacements individuels sans trace numérique, ce qui compromettrait la vie privée, mais aussi les valeurs mêmes que sont l’équité et l’inclusion qu’il s’agissait de défendre en premier lieu (Castets-Renard et al., 2020; CNIL, 2017).

C’est en ce sens que les usages urbains de l’IA suscitent l’émergence d’un paradoxe de l’émancipation prédatrice analogue au paradoxe de l’effet rebond. Quelle que soit la finalité visée, les données qui l’alimentent portent toujours à la fois une potentialité émancipatrice et un risque de pratiques prédatrices. La perspective du paradoxe donne ici encore minimalement la capacité de reconnaître que le remède numérique est aussi en même temps le poison.

Conclusion

En matière d’action climatique urbaine, il convient donc de prendre acte du fait que les flux de mégadonnées et les systèmes d’IA qui permettent leur analyse peuvent doter la population et les collectivités de nouvelles capacités de lutte et d’adaptation, mais elles les vulnérabilisent aussi de nouvelles façons. D’une part, les algorithmes d’IA qui permettent de réduire les émissions de GES en améliorant l’efficacité énergétique d’un système donné (p. ex., de transport, comme la mobilité servicielle, ou MaaS, Mobility as a service) nécessitent eux-mêmes d’énormes quantités d’énergie pour être entraînés et déployés. Suivant le phénomène de l’effet rebond, les économies engendrées par ces IA à une échelle donnée tendent en outre à se transposer sous la forme de dynamiques systémiques à plus grande échelle, lesquelles amenuisent ou annulent le bénéfice environnemental escompté. D’autre part, les algorithmes d’IA qui sont conçus dans une optique de luttes aux iniquités sociales tendent eux-mêmes à les reconduire insidieusement via les biais inscrits à même les données d’entraînement. C’est en ce sens que les paradoxes du numérique ne sont pas des problèmes-à-résoudre : leurs dynamiques reflètent les limites de la résolution de problème auxquelles nous sommes devenus collectivement aveugles.

L’intensité des flux de données numériques étant cependant à la racine du double paradoxe qui nous intéresse, une synergie d’actions se dégage : en visant la sobriété numérique, c’est-à-dire la réduction du débit des données mises en circulation au minimum nécessaire (à définir en fonction du contexte), on réduit du même coup en termes absolus l’énergie consommée et les GES émis par les technologies numériques.

Vue de haut d'une ville
Crédits photo: Yeshi Kangrang (Unsplash)

En pratique, tout n’est pas si simple, la raison d’être de la 5G naissante étant justement d’améliorer l’efficacité énergétique des flux, et donc d’augmenter drastiquement le débit des données en circulation pour une même quantité d’énergie (Wu et al., 2017). Notons tout de même que les bénéfices environnementaux associés à la sobriété numérique se transposent parfaitement sur le plan social via le principe de la minimisation des données (UE, 2018). Autrement dit, en ne collectant que les données personnelles nécessaires à l’aune de la finalité visée par leur traitement, et suivant les « normes informationnelles » propres à un contexte social particulier (Nissenbaum, 2018), on se donne les moyens d’engendrer un cercle vertueux tant sur le plan environnemental que sur le plan social.


  1. La résolution de problème, c’est la « capacité propre [d’un individu ou d’un collectif] d’assumer le probable sur le mode du certain, le désespéré sur le mode de l’assurance, le hasard sur le mode de la conduite, le nuisible sur le mode du perfectionnement » (Vérin, 1984, p. 262). ↩︎
  2. L’allocution offerte en novembre 2008 par Samuel J. Palmisano, alors PDG de IBM Corporation, incarnait pleinement la tendance du moment, tout en annonçant le discours aujourd’hui devenu dominant. ↩︎
  3. E. Lisa F. Schipper (2020), auteure membre groupe de travail II (WG2) du 6e rapport d’évaluation du GIEC, définit la maladaptation ainsi : “Maladaptation is not just a waste of time and money; it is when an action results in conditions that are worse than those which the original strategies were trying to address. Maladaptation is therefore not being poorly adapted to climate change; it is actually a process whereby people become even more likely to be negatively affected by climate change.” (p. 409) ↩︎

Pour citer cet article

Arpin, M-L., Gambs, S. (2022). Les technologies numériques pour lutter contre les changements climatiques : entre problème et paradoxe. Dans Répertoire de recherche Villes, climat et inégalités. VRM – Villes Régions Monde. https://www.vrm.ca/les-technologies-numeriques-pour-lutter-contre-les-changements-climatiques-entre-probleme-et-paradoxe