Raconte-moi un terrain
La culture québécoise et la consommation énergétique des familles avec enfant et propriétaires d’une maison avec cour
Entretien avec Dominique Morin, professeur au département de sociologie de l’Université Laval
* Recherche en partenariat avec le Laboratoire des technologies de l’énergie (LTE) de l’Institut de recherche en électricité du Québec (IREQ) d’Hydro-Québec.
Avril 2024
Par Melina Marcoux
Dans quel contexte votre projet de recherche a-t-il débuté?
Le projet a débuté par un coup de fil que j’ai reçu pendant mon année d’études et de recherche en février 2021. Des chercheurs du LTE d’Hydro-Québec souhaitaient commencer à faire de la sociologie en analysant des sondages menés auprès des ménages québécois, qui nous renseigneraient sur des éléments de leur culture liés à leur consommation énergétique. Ils songeaient aussi à réaliser une enquête qualitative sur la consommation énergétique des jeunes.
Pour concevoir cette enquête qualitative, il fallait d’abord se poser la question suivante : de quels jeunes parle-t-on? La catégorie de la jeunesse s’étire grosso modo de l’adolescence jusqu’à la mi-trentaine. Inévitablement, la jeunesse ainsi délimitée regroupe un large spectre d’individus qui vivent des quotidiens très différents. Bon nombre d’entre eux vivent une période transitoire de leur vie sur plusieurs plans (professionnel, familial, conjugal, etc.). En tenant compte de cela, on voyait bien que si on interrogeait ces individus directement sur leurs habitudes actuelles de consommation énergétique, il y avait de fortes chances que leurs réponses ne permettent pas d’anticiper correctement ce qu’ils vivraient l’année suivante. A contrario, lorsqu’un individu est un travailleur, qu’il vit en couple, qu’il a des enfants, inévitablement une certaine stabilité s’installe dans le quotidien. Lorsqu’il accède à la propriété, différentes trajectoires de sa vie aboutissent en un point autour duquel se réorganisent ses activités et ses déplacements. Le fait d’avoir des enfants et d’être propriétaire est en outre très central dans les normes de consommation des jeunes qui s’établissent dans la deuxième moitié de la vingtaine ou la trentaine. C’est de cette prémisse que nous est venue l’idée de mener une étude auprès des parents propriétaires de maison avec cour, et ayant des enfants de moins de 12 ans. Avec cette partie de la population, nous pouvions interroger des individus sur leur trajectoire personnelle depuis l’enfance et sur ce qui avait changé dans leur consommation d’énergie. En voilà une manière originale d’étudier la jeunesse!
Par ailleurs, le choix des propriétaires de maison nous amenait vers des ménages généralement automobilistes, qui habitent de grands espaces chauffés et climatisés, où l’amélioration des pratiques quotidiennes, du bâtiment et des équipements branchés peuvent faire une différence notable pour la transition énergétique. L’analyse du sondage nous a aussi permis d’établir ce dont on se doutait bien : les jeunes et les adultes qui travaillent et vivent avec des enfants ou des adolescents tendent à déclarer que les gestes écocitoyens sont moins bien intégrés aux routines et habitudes des membres du ménage. Plus il y a d’enfants dans le ménage, plus petite est la part de ceux dont les déclarations apparaissent mieux que la moyenne.
Au départ, seul Hubert Armstrong, étudiant au doctorat en sociologie, qui terminait son mémoire de maîtrise en sociologie de la famille, et moi étions impliqués dans le projet d’enquête qualitative. Après avoir cherché à couvrir plusieurs facettes de la culture et de la consommation des parents propriétaires de maison, nous nous sommes retrouvés avec un schéma d’entretien assez riche et conçu pour pouvoir faire des analyses à caractère monographique de trois sites comparés. L’intuition première de cette comparaison était de choisir des sites typiquement différents, au bâti plus ou moins ancien et avec des particularités géographiques, pour constituer une compréhension des possibilités de participation à la transition énergétique de trois milieux résidentiels de la vie de famille, en nous appuyant sur une quinzaine d’entrevues et des recherches d’informations complémentaires pour chacun. Notre schéma d’entretien était composé de quatre sections : 1- une section sur la socialisation (les trajectoires résidentielles, professionnelles, familiales, conjugales, etc.) et les différences entre les pratiques actuelles de l’individu et celles de sa famille d’origine lorsqu’il y vivait, en lien avec la consommation énergétique; 2- une section sur l’appropriation de la maison, son équipement et l’appropriation de l’espace « métropolitain » par les déplacements; 3- une section sur les arrangements des scènes du quotidien qui induisent la consommation énergétique; et finalement; 4- une section sur les représentations sociales de problèmes relatifs à l’énergie, de la consommation des familles et de différentes orientations possibles de l’action climatique. L’élaboration du schéma d’entrevue nous a donné la mesure de l’ampleur de notre enquête. Nous avons conclu chemin faisant qu’il nous fallait plus de joueurs dans l’équipe!
C’est ainsi que Dominique Duchesne, étudiante en fin de baccalauréat en sociologie, ayant un intérêt marqué pour la sociologie de l’environnement, s’est jointe à nous pour analyser les réponses aux questions sur les représentations sociales et les gestes écocitoyens dans les scènes du quotidien. Guillaume Lessard, étudiant à la maîtrise en sociologie, s’est quant à lui découvert un intérêt pour la mobilité et les perspectives d’appropriation des véhicules électriques en participant au terrain. L’une et l’autre produisent actuellement leur mémoire de maîtrise en sociologie dans le cadre de cette enquête et du partenariat avec le LTE.
Quelle approche méthodologique avez-vous utilisée?
Comme le lieu où l’on souhaite s’établir marque les habitudes de consommation et la manière d’habiter (p. ex., l’accès ou non à des activités, services et commerces de proximité, au réseau de transport en commun, etc.), nous avons décidé de recruter une cinquantaine de sujets répartis entre trois sites typiquement différents :
1. une ancienne paroisse de bungalows des années 1950 dans Sainte-Foy, un lieu caractérisé par sa densité, sa centralité, sa diversité sociale plus grande, l’accès plus facile aux services et à davantage de modes de transports alternatifs à l’automobile;
2. un quartier des années 2015 et suivantes sur la Rive-Sud, où l’on habite des constructions récentes et spacieuses assez près des services et des ponts, une localisation relativement centrale desservie par une ligne de transport en commun;
3. un village de la MRC de Lotbinière plus éloigné des commerces et services, où des maisons très anciennes côtoient des constructions plus récentes sur de plus grands terrains, dans un paysage dominé par les espaces agricoles et forestiers, où l’usage de l’automobile s’impose et la diversité sociale des ménages est moindre.
Pour rejoindre la plus grande diversité de participants et participantes répondant à nos critères sur ces trois sites, la meilleure façon de recruter était le porte-à-porte, en ne nous présentant qu’aux maisons avec cour. Le fait de nous y rendre nous permettait également d’interagir avec des gens du quartier, de faire du repérage, de voir de nos propres yeux la maison et le terrain occupés par les ménages participants.
Il faut souligner que cette sollicitation directe, qui n’aurait rien eu d’exceptionnel au siècle dernier, a certainement facilité le recrutement. Dans le cadre de porte, nous avions l’occasion d’adapter nos propos à la personne qui se trouvait devant nous et de répondre directement à ses questions sur l’enquête. Cette méthode a certainement provoqué plus d’engagements que l’aurait fait l’envoi massif de messages de sollicitation par courriel ou la simple distribution de dépliants. Aller à la rencontre de parents propriétaires de maison nous a notamment aidés à bien faire entendre ce que nous voulions réellement en sollicitant tous ceux et celles qui entrent dans les critères : recueillir des témoignages sur ce qu’ils vivent et pensent qui a une incidence sur leur consommation d’énergie et leur participation à la transition énergétique, avec un intérêt pour toute la diversité des expériences de la famille et de la propriété.
Nous avons cogné à un peu plus de 1 000 portes pour arriver à mener 53 entretiens. Les entretiens se sont souvent déroulés à distance, par Zoom, ce qui était offert parce qu’on venait de sortir d’une vague de COVID-19 qui avait reporté le début du recrutement. La formule à distance laissait aussi plus de flexibilité aux sujets ayant déjà un agenda bien rempli : nous pouvions facilement les rencontrer une fois les routines du soir terminées et les enfants couchés. C’est aussi par souci de flexibilité que nous avons choisi d’offrir aux participantes et participants la possibilité d’opter pour deux segments d’entretien plus courts (plus faciles à placer dans leur agenda), plutôt qu’une seule rencontre plus longue.
Dans le cadre de votre terrain, est-ce qu’il y a des éléments auxquels vous ne vous attendiez pas? Quels ont été les obstacles ou opportunités?
Le contexte pandémique a inévitablement miné quelques ambitions de départ. Nous avions fait des investissements technologiques importants en nous imaginant que nous pourrions faire des entretiens avec des sujets physiquement présents : micros, tablettes, questionnaires numériques nous permettant de cartographier les déplacements de chaque ménage, etc. Toutefois, nous avons vécu notre premier entretien derrière un plexiglas avec un micro qui, finalement, capte mal dans cette condition, puis avec une tablette dont le partage de l’utilisation avec le sujet interrogé n’avait pas de bon sens dans l’effort de distanciation sociale. Il fallait laisser tomber quelques aspirations de richesse et de précision des données pour composer avec le contexte.
Comme la consommation énergétique fait l’objet de prescriptions dans la sphère publique – comme quoi il y aurait de bonnes habitudes de consommation énergétique et de mauvais comportements, à changer en vue d’une transition énergétique et écologique –, un défi a été de faire comprendre à quelques participants et participantes que nous voulions avoir leur témoignage, même si leurs pratiques et leurs opinions ne correspondent pas aux prescriptions connues. La finalité de notre projet n’était pas d’émettre un jugement sur leurs habitudes de consommation en les incitant à cesser de « mauvais » comportements, mais de connaître et de comprendre leur réalité.
Enfin, la pratique du porte-à-porte pose à elle seule tout un lot de défis. D’abord, les préjugés ou perceptions qu’avaient les individus en nous voyant influençaient inévitablement leur réceptivité à participer à notre enquête. Dans un site où on trouve une forte concentration de titulaires de diplômes d’études supérieures, bon nombre de personnes rencontrées étaient d’emblée empathiques devant des étudiants en sociologie qui les sollicitaient pour participer à une recherche, étant elles-mêmes déjà passées par là. Pour d’autres, il fallait plus d’explication de la démarche faisant qu’on se déplace dans leur quartier pour collecter des témoignages à analyser dans le but d’en faire de la science. D’autre part, la sollicitation directe exige une attention au temps qui convient pour respecter les disponibilités. Il fallait planifier nos heures de déplacement pour ne pas arriver aux portes trop tôt, parce que les parents ne seraient pas encore de retour à la maison après leur journée de travail. Prolonger la sollicitation jusqu’à l’heure de la routine du soir avec les enfants devait aussi être évité. Mentionnons finalement que le porte-à-porte joue sur les émotions de l’équipe de recherche. Après plusieurs refus ou portes closes, le moral baisse inévitablement. La sollicitation par l’envoi de courriels est peut-être moins confrontante quand un millier de personnes ne répondent pas.
Pouvez-vous tirer quelques observations préliminaires de cette expérience terrain?
Lorsqu’on entame une étude avec un partenaire qui a des intérêts pratiques et qu’on cible une catégorie sociale particulière (ici, les familles avec enfant propriétaires d’une maison avec cour), spontanément la réflexion se construit sur des représentations abstraites et stéréotypées, ou ancrées dans la réalité particulière de cas connus auxquels on pense. La diversité sociale des familles avec enfant propriétaires d’une maison avec cour est souvent sous-estimée et négligée. Lorsque nous présentions à nos collaborateurs des extraits de témoignages et des photos des rues, des parcs et des maisons des différents sites d’étude, tout de suite cela aidait à voir et à penser dans des représentations plus riches du concret. Le matériel qualitatif et son montage soulignant des différences entre des lieux et des situations créaient cet effet d’ouverture à considérer des choses qu’on connaît, mais qu’on oublie d’intégrer dans la réflexion.
Si des caractéristiques des sites comparés créent des ensembles de témoignages marqués par ces particularités, il y a encore dans chacun une considérable variété d’expériences et de gens rencontrés. Par exemple, entre ceux qui choisissent de s’approprier un bungalow des années 1950, une maison de banlieue neuve relativement centrale, ou un terrain plus grand et en campagne avec une maison neuve ou ancienne plus abordable, Hubert a repéré quelques figures de trajectoires résidentielles récurrentes et exclusives à chacun des sites, mais aussi plusieurs trajectoires de socialisation conduisant à chacun des sites qu’il ne faut pas confondre. Il y a aussi des questions nouvelles auxquelles nous éveillent des contrastes observés entre des cas, comme celle d’examiner comment la participation de la famille à la transition énergétique peut s’inscrire dans ce que les parents propriétaires font déjà dans l’espace, l’indépendance et la situation géographique de leur résidence, avec le temps et l’argent dont ils disposent. Qui choisit de déménager dans un logement neuf après avoir trouvé pénible d’engager une entreprise de construction pour changer le recouvrement de sa toiture n’investit pas son temps et son argent de la même manière que le ménage dont la maison est un « perpétuel chantier » depuis qu’il « s’est construit ». Une autre famille qui a entrepris de « retaper » une vieille maison pour disposer d’un grand terrain en campagne y a atteint des limites de ses capacités en temps, en énergie humaine et en argent dans une nouvelle vie avec un enfant. L’explication rendant compréhensible l’écart entre les souhaits d’agir et les réalisations de ces propriétaires se trouve dans un tout de leur situation familliale dont il faut reconstituer une vue synthétique avec des éléments de réponses données dans les différentes sections de l’entretien. Le « choix » ou le « besoin » de vivre « en ville » ou à l’extérieur et le degré de la dispersion géographique de la vie des membres de la famille entre des temps et lieux d’activité sont aussi des données importantes pour comprendre les témoignages sur les pratiques liées à la consommation d’énergie au-delà de ce que chacun des parents peut penser pour expliquer les siennes aux chercheurs.
À mesure que nous examinons plus attentivement différents objets touchés par l’enquête, tels l’appropriation de la maison, la pratique de gestes d’économie d’énergie ou la capacité déclarée de diminuer sa consommation d’électricité en matinée et en soirée les jours de grand froid, notre idée de cette enquête change. Au départ, nous en parlions comme d’un premier projet de collecte d’entretiens explorant large pour une thèse ambitieuse à publier en quelques articles. Elle est davantage maintenant la première enquête qualitative inépuisable qui sert plusieurs projets, dont quelques-uns visant à enrichir les constats et interprétations d’un sondage omnibus aussi réalisé en 2022, puis d’un autre que nous préparons pour 2024. Il y aura également d’autres prolongements à inventer lorsqu’on voudra comparer le présent d’une transition énergétique annoncée et entamée avec le Québec du temps d’avant : celui où la réponse modale à la question « Que répondriez-vous à un adolescent vous demandant de lui expliquer la transition énergétique? » consistait à dire qu’on irait voir avec lui sur Internet.
Étudiant.e.s de la recherche
Hubert Armstrong
Étudiant au doctorat en sociologie, Université Laval
Projet : La culture québécoise et la consommation énergétique des familles avec enfant propriétaires d’une maison avec cour
Dominique Duchesne
Étudiante à la maîtrise en sociologie avec mémoire, Université Laval
Guillaume Lessard
Étudiant à la maîtrise en sociologie avec mémoire, Université Laval
Projet : Perspectives d’appropriation des véhicules électriques au Québec dans le cadre de la transition énergétique : aspirations et représentations sociales