Raconte-moi un terrain

La conception urbaine par le « street food »

Entretien avec Nipesh Palat Narayanan, professeur adjoint à l’INRS-UCS

Mai 2024

Entretien effectué par Salomé Vallette

Transcription faite par Nathan Mascaro, étudiant au doctorat en études urbaines à l’INRS

Vous avez mené une recherche postdoctorale, pourriez-vous me décrire le contexte de ce projet ainsi que votre question et vos objectifs de recherche?

Cette recherche s’inscrivait dans le cadre de mon projet de postdoctorat que j’effectuais à l’Université de Colombo, au Sri Lanka. Puisque ma recherche doctorale était basée à Delhi, mon directeur m’a recommandé d’élargir ma zone d’études pour le postdoctorat. Pour des raisons qui n’étaient pas académiques, mon choix s’est arrêté sur Colombo! En fait, j’avais envie de partir quelque part près de l’Équateur, mais puisque je ne parle pas espagnol, j’ai rapidement éliminé de mes options les pays d’Amérique latine. J’ai ensuite envisagé les pays de l’Afrique et de l’Asie anglophones. Mon choix s’est finalement arrêté sur Colombo!

J’ai mené ma recherche de manière inductive, c’est-à-dire que j’avais un thème de recherche pour baliser mon travail, mais je n’avais préétabli aucune question de recherche. Je savais que je voulais me pencher sur les pratiques de l’informalité dans la planification urbaine. Il y a en effet des pratiques informelles à Colombo et à Delhi : les deux pays ont été colonisés par les Anglais, qui y ont imposé le même genre de règlement nation et d’aménagement urbain. Puis, en Inde, à partir de 1960, de nouvelles pratiques ont été implantées à Delhi avec la création d’un nouveau plan directeur (master plan), lequel n’était pas financé par le gouvernement, mais plutôt par une compagnie automobile, la Fondation Ford. Inévitablement, l’usage de la voiture a été favorisé dans la conception de ce plan… Du côté de Colombo, on peut dire qu’après l’indépendance du Sri Lanka en 1948, des champs d’expertise propres à la planification urbaine se sont développés dans les universités. L’expertise développée à Colombo a rapidement gagné de l’ampleur avec presque 15 à 20 ans d’avance sur les savoirs qui émergeaient ailleurs.

Quelles approches méthodologiques avez-vous utilisées?

Ma recherche s’articulait d’abord autour d’une comparaison des plans de planification urbaine de Colombo et de Delhi. Le projet s’ancrait donc dans une ville que je ne connaissais pas, Colombo, et une que je maîtrisais bien, Delhi. La première étape de ma recherche était de comparer des documents de planification de manière à trouver quelque chose de particulier à ces deux villes pour ensuite faire mon terrain. Toutefois, si l’idée de base était de « comparer », je n’ai pas utilisé les mots « comparatif » ou « études comparatives » pour définir mon projet. Cette omission a été voulue et réfléchie dès le départ, puisque dans les pays anglophones, les méthodes comparatives véhiculent une idée forte et très précise de la comparaison. J’ai donc souhaité éviter d’avoir à m’engager avec cette littérature afin de « comparer » à ma manière ces deux villes.

J’ai d’abord voulu collecter des documents de planification pour les deux villes qui me serviraient à faire des comparaisons. À Colombo, tous les documents dont j’avais besoin n’étaient pas facilement trouvables… Le premier document de planification de type plan directeur datait de 1921. Pour y avoir accès, j’ai dû mobiliser mon réseau. En fait, une de mes amies qui faisait son doctorat aux États-Unis a demandé l’accès à ce document dans une autre université états-unienne. Elle l’a reçu avec le microfilm, un format ancien que des spécialistes travaillant avec cette amie ont pu convertir en PDF. C’est par ce jeu d’échanges et de traitement que j’ai pu finalement avoir accès à une copie du document! Enfin, j’ai pu recueillir d’autres documents pour mes analyses dans une bibliothèque publique de Colombo et à la bibliothèque du Congrès de Washington. En fait, à Colombo, on comptait deux types de plan directeur : un de type législatif, plus facile à trouver, très technique, qui contient peu de choses intéressantes (pour mon projet du moment); l’autre de type politique, qui renferme les idéologies du parti politique au pouvoir sur la vision de la ville. Dans le second type, j’ai rapidement découvert que, peu importe le parti politique et les idéologies présentées, la planification mise de l’avant dans le plan directeur diffère peu. Pour ce qui est de Delhi, la collecte a été beaucoup plus facile, d’abord parce que pendant ma thèse j’avais déjà collecté des documents qui me serviraient aux analyses, mais aussi parce qu’il y a seulement trois plans directeurs qui sont des réglementations de planification ou des documents législatifs publics, et qui sont donc plus faciles à trouver.

Globalement, j’ai choisi d’opter pour une analyse de contenu où j’ai eu l’idée de travailler sur la cuisine de rue (street food), en m’intéressant aux aspects culturels et aux dynamiques sociales sous-jacentes. Lors de mes terrains à Delhi et à Colombo, j’ai pu constater l’importance que prenait la cuisine de rue dans chacune de ces villes. Je connaissais bien les momos, un mets indien servi dans la rue, qui a fait l’objet d’un de mes projets de recherche. À Colombo, j’ai été initié au bath packet, un mets à base de riz et de curry vendu aussi dans la rue. Je m’intéressais ainsi toujours à la planification urbaine, mais cette fois par le biais de l’étude des processus d’appropriation d’un territoire par les individus qui y résident. Pour ce faire, j’ai procédé à des entretiens structurés avec les vendeurs, en y additionnant mes observations sur le terrain et les repérages pédestres (transect walks).

Quels ont été les obstacles ou opportunités qui se sont présentés lors de votre terrain?

Outre la collecte difficile des plans de planification urbaine mentionnée plus tôt, j’ai aussi été confronté à plusieurs défis lors de mon terrain à Colombo. Comme je ne maîtrise pas la langue parlée, j’ai dû engager un traducteur. La traduction mène inévitablement à une cassure dans la conversation, elle rend le tout lourd et les personnes interviewées perdent rapidement de l’entrain lors des échanges.

Autre élément, le fait que les vendeurs devaient être interrogés dans la rue, en plein milieu de leur travail, a été un problème. Au début, c’est facile : tu leur achètes un plat, donc ils se mettent à discuter avec toi, un genre de discussion décontractée que l’on tient en déambulant (walkalong), mais en demeurant sur place. Il faut ensuite savoir l’entretenir et pousser davantage les échanges; c’est le plus difficile.

Finalement, il faut aussi prêter une attention particulière aux mœurs en place afin de ne pas rendre les individus mal à l’aise et qu’ils soient ouverts à discuter. Par exemple, culturellement, autant à Delhi qu’à Colombo, les individus ont de la difficulté à dire « non ». Il faut donc accorder une attention particulière au langage corporel des personnes rencontrées et ne pas aller de l’avant lorsqu’on sent que le moment n’est pas propice.

Quant aux opportunités, j’ai eu la chance de faire de l’observation participante à Delhi. Lorsque je parlais avec un vendeur de momos, celui-ci m’a proposé de visiter l’atelier de fabrication. Au départ, j’étais loin de me douter qu’une telle opportunité se présenterait!

Quels sont les principaux résultats que vous tirez de cette expérience terrain?

Mon travail de recherche a surtout débouché sur une analyse de la conception des villes et sur le rapport à l’espace public comme le trottoir. Autant à Delhi qu’à Colombo, les momos et le bath packet sont vendus sur le trottoir, toutefois cette « vente » n’est pas vécue et organisée de la même manière. À Delhi, les momos ne peuvent pas être vendus partout en raison d’une relation très complexe et délicate en lien avec l’attribution de l’espace de vente : l’individu ne fait pas le choix de vendre à un endroit précis sur le trottoir, il hérite du droit de vendre à cet endroit. À Colombo, la dynamique est totalement différente : le trottoir est considéré comme un lieu public, un lieu disponible pour tout le monde, donc également pour la vente de bath packet.

Il y a aussi quelque chose de culturel quant à l’identité du vendeur. Conceptuellement, à Colombo, ceux qui confectionnent le bath packet sont toujours présents lors de la vente alors qu’à Delhi, ils sont toujours absents. On peut observer un lien spécial entre le vendeur et l’acheteur. À Colombo, les vendeurs évoquent le plus souvent l’identité féminine de soin à travers le rôle de leur épouse ou de leur mère dans la préparation du bath packet. Cette nourriture est perçue comme celle qu’une mère sert à sa famille. L’acheteur emporte avec lui un plat familier, qui est commercialisé en tant qu’aliment maison. Il faut savoir qu’à Colombo, la maison et la ville sont distinctes : presque la moitié de la population vient en ville dans la journée pour travailler et la quitte le soir. Dans les faits, le lieu de fabrication des bath packets est plus souvent mixte. Ce sont même plutôt les hommes qui cuisinent. À Delhi, lorsqu’un passant demande quel est le meilleur momo, la réponse donnée est toujours liée à un endroit dans la ville. Les momos sont tellement fameux et nombreux que c’est « le lieu qui cuisine ». Les fabricants de momos sont absents du discours. Ainsi, à Delhi, ce qui fait la qualité et le goût d’un momo, c’est le lieu, alors qu’à Colombo, pour le bath packet, c’est la personne, la femme, le fait qu’il vient de la maison qui est déterminant.