Par Roxane Bédard, diplômée de la maîtrise en études urbaines (UQAM)
Les commerçant·e·s contre la ville?
En fouillant dans les journaux ou en écoutant les radios parlées de la ville de Québec, il serait facile de trouver de multiples exemples d’occasions où divers propriétaires de commerces se sont prononcés en défaveur de projets de piétonnisation d’artères commerciales. Ces projets, selon ces détracteurs et détractrices, nuiraient à leur clientèle dans une mentalité souvent décrite par la phrase « no parking, no business ». Pourtant, la littérature internationale des 30 dernières années nous apprend que les rues piétonnes ont des effets bénéfiques sur l’environnement, sur la santé publique, sur le sentiment d’appartenance à un quartier et sur le chiffre d’affaires des commerces. Il y a donc une certaine opinion négative des commerces dans la littérature scientifique, dont on estime que leurs propriétaires prennent des décisions farfelues, illogiques et contre-productives.
Pourtant, quand on gratte un peu plus, on se rend rapidement compte que les projets de piétonnisation québécois sont principalement soutenus par des sociétés de développement commercial (SDC). Les SDC fonctionnent un peu comme des syndicats de commerçant·e·s : tous les commerces d’une artère commerciale donnée en sont membres et ont droit de vote sur le niveau de cotisation à verser et sur les projets de la SDC. De plus, les SDC ont un pouvoir d’aménagement et d’urbanisme qui leur est délégué par leur municipalité pour qu’elles puissent réaliser leurs projets.
Ainsi, si les commerçant·e·s s’opposent haut et fort aux projets de piétonnisation, pourquoi est-ce que ce sont leurs associations qui les gèrent? Plus précisément, nous nous sommes posé la question de recherche suivante : « Quelles fonctions occupent les SDC québécoises dans la gouvernance des projets de piétonnisation d’artères commerciales? ».
Méthodologie de recherche
Pour mieux comprendre les fonctions de gouvernance des SDC dans les projets de piétonnisation québécois, il a d’abord fallu identifier celles-ci. Nous avons donc effectué un recensement de tous les articles de journaux francophones québécois ayant mentionné les SDC et la piétonnisation dans les 40 dernières années.
Des 27 SDC pertinentes identifiées, 15 ont accepté de nous rencontrer. Nous avons réalisé des entretiens semi-dirigés pour permettre aux différents intervenant·e·s de ne pas simplement répondre à nos questions, mais aussi de mettre en valeur leurs particularités locales. Il faut comprendre que sur nos 15 cas, la moitié vient de Montréal, le quart vient de Québec et le reste vient de plus petites municipalités. Comme il y a des différences urbanistiques et organisationnelles notables entre ces villes, il était important pour nous de permettre aux SDC de les mentionner. Nous avons donc notamment discuté de l’accès aux transports en commun et des relations entre les SDC, les arrondissements et les municipalités, éléments qui varient tous d’une ville à l’autre.
Les modèles de gouvernance des sociétés de développement commercial
Il s’est avéré qu’il s’agissait d’une bonne décision, puisque nous avons découvert trois modèles différents de gouvernance pour les SDC.
Dans le premier modèle, les SDC agissent comme des organes internes des municipalités. Elles ont donc très peu de moyens pour réaliser leurs projets et encore moins d’autonomie. C’est le modèle dominant à Québec.
Dans le second modèle, la relation des SDC avec la municipalité ressemble à un partenariat public-privé. Elles peuvent donc partager une partie des coûts et des responsabilités avec la municipalité, mais ont peu de marge de négociation. C’est le modèle dominant à Montréal.
Dans le troisième modèle, les SDC, les municipalités et toutes les autres parties intéressées se regroupent autour d’une table de concertation pour améliorer le centre-ville. Ce modèle est le plus susceptible de mener à bien des projets de piétonnisation complète.
Rôles des SDC dans les projets de piétonnisation
Nous avons identifié trois principales fonctions des SDC dans la gouvernance des projets de piétonnisation.
La première fonction est celle de promotion. Les SDC veulent principalement augmenter la consommation sur leur territoire. Pour ce faire, leur principale stratégie est d’attirer davantage de client·e·s potentiels sur leur artère, se disant qu’il est du ressort des commerçant·e·s de convertir ces passant·e·s en consommateurs et consommatrices. Les rues piétonnes sont donc une stratégie parmi d’autres pour les SDC, mais elle est une de celles qui fonctionnent le mieux pour améliorer l’esthétisme et l’attractivité d’une artère.
La deuxième fonction est celle de médiation. Les SDC tirent leurs revenus des cotisations de leurs membres et des subventions de la Ville. Elles doivent donc trouver un moyen de jouer aux funambules entre les demandes de ces deux groupes. Cependant, comme les membres votent le budget à la majorité, les SDC n’ont pas l’obligation de plaire à l’entièreté de leurs membres. Elles peuvent donc promouvoir des projets qui vont améliorer l’attractivité de leur territoire à long terme, même si ceux-ci pourraient entraîner des conséquences néfastes à court terme pour certains commerces.
Finalement, la dernière fonction est celle de gestion. Les SDC sont responsables de la mise en application d’au moins une partie de leurs projets. Selon leur ville et leur modèle de gouvernance, les SDC peuvent avoir différentes responsabilités. Par exemple, elles peuvent s’occuper uniquement d’activités d’animation publique, comme des spectacles de musique ou des arts du cirque, mais aussi parfois de l’aménagement de la rue, de l’installation de mobilier urbain et de plantations temporaires.
Conclusion
Si les SDC sont aussi impliquées dans la mise en place de projets de piétonnisation, c’est parce qu’elles sont convaincues qu’il s’agit d’une manière pour elles d’améliorer l’attractivité de leur artère. Par la bande, il s’agit donc d’une stratégie de développement économique, puisque s’il y a plus de consommateur·trice·s sur la rue, normalement, le chiffre d’affaires des commerces devrait augmenter. Les différents modèles de gouvernance n’affectent pas cette réflexion, mais ont une incidence sur la manière et l’efficacité avec lesquelles les SDC vont pouvoir mettre en place leurs projets.
Malgré tous les avantages environnementaux et sanitaires des rues piétonnes, c’est vraiment l’argumentaire économique qui motive et qui convainc les SDC, ce qui est logique, puisqu’elles sont liées par les votes de leurs membres, des commerçant·e·s dont le chiffre d’affaires est la principale priorité. Les parties récalcitrantes sont donc particulièrement bruyantes et énergivores pour les SDC, mais elles ne sont pas majoritaires sur la plupart des artères commerciales piétonnisées.