Les dimensions sociales de la cartographie cognitive
Conférence de Thierry Ramadier, directeur de recherche au CNRS en psychologie environnementale et directeur adjoint du laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe à Strasbourg
Par Flandrine Lusson, étudiante au doctorat en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifique
Évènement organisée dans le cadre des Conférences midi tenu à l’INRS le 22 octobre 2024
Représenter l’espace ou comprendre l’espace des représentations : plusieurs disciplines, plusieurs approches
La cartographie cognitive est à la fois un outil créé pour comprendre la façon dont les individus se représentent l’espace et un processus cognitif par lequel les individus passent pour se représenter l’espace. La psychologie et en particulier la psychologie sociale et environnementale se sont très tôt intéressées aux rôles joués par les représentations pour comprendre les comportements des individus à travers l’espace et leurs usages de l’espace. Ces courants étudient les façons de représenter l’espace en fonction des occupations, activités, usages et aménagements qui donnent sens à l’espace et ses différentes formes. Ils se sont surtout attachés aux processus d’orientation des individus à travers l’espace et aux déplacements de ces derniers. Leurs méthodes se sont orientées sur les moyens de saisir ces représentations et en particulier les cartes mentales. Privilégiant un certain tropisme mentaliste de la conception de l’espace, ces approches se sont d’abord principalement concentrées à étudier l’importance des dimensions physiques dans la construction des représentations spatiales, en psychologie mais également en géographie cognitive.
Un virage s’est réalisé au début des années 1970 avec l’appropriation de la question des représentations par la sociologie et une partie de la géographie sociale. Ces dernières ont porté une attention particulière à la construction de l’espace et aux rôles joués par les individus dans ce processus. Plutôt que de voir l’espace comme une matérialité dotée de sens (signifiant), les géographes le désignent comme un objet sur lequel sont apposées des significations construites socialement en fonction des individus, des groupes et de leurs caractéristiques (signifiés), diversifiant les significations de l’espace. Ces recherches ont priorisé une analyse sociologique des significations sociales de l’environnement et des pratiques de l’espace en étudiant la façon dont le rapport subjectif des individus se construit avec les espaces signifiés pratiqués par les individus et en retour participe à façonner leurs comportements. Ces recherches ont en revanche laissées de côté les approches plus bio-physicalistes centrées sur le rôle des dimensions physiques de la cartographie cognitive et ses effets sur les déplacements et l’orientation.
Ces approches mobilisent donc des dimensions différentes pour comprendre la construction des représentations spatiales et la cartographie cognitive a eu du mal à les réunir. Par contre, elles ont en commun de sortir d’une lecture bidimensionnelle de l’espace que la cartographie géoréférencée et topographique a longtemps privilégiée pour proposer une lecture multidimensionnelle des espaces et de leurs représentations. Thierry Ramadier propose de créer un dialogue entre la psychologie, la géographie et la sociologie, afin de mettre en évidence les dimensions sociales de la cartographie cognitive. Son travail vise à cerner dans quelle mesure les enjeux sociaux prenant forme au sein de l’espace participent à la construction de représentations spatiales qui reposent sur des processus cognitifs et des contenus géographiques différents selon les positions sociales et les trajectoires géographiques des individus, ce qui nomme en termes de position socio-spatiale.

La cartographie cognitive, un outil au service de l’étude des barrières et frontières symboliques de l’espace
En étudiant les représentations spatiales comme des indicateurs du rapport socialisé à l’espace des individus et groupes, Thierry Ramadier a orienté la grande majorité de ses recherches vers la définition des dimensions sociales des représentations spatiales. Il a mobilisé différentes formes cartographiques : 1) des cartes mentales topologiques, s’abstrayant de toutes coordonnées géographiques; 2) des cartes mentales géographiques, visant à retracer les déplacements des individus à l’intérieur d’éléments cartographiques objectifs; 3) un jeu de reconstruction spatiale (JRS), fondé sur la manipulation d’objets en trois dimensions homogènes sur une surface plane, facilitant la comparaison des réponses entre les sujets participant au « jeu ». En cherchant à estimer les distances entre les objets, les éléments bâtis et les environnements représentés, ainsi que leurs différences en fonction des caractéristiques sociales des sujets de l’enquête, il a réalisé plusieurs études permettant de comprendre les barrières et frontières symboliques qui prennent forme au sein des représentations spatiales des individus et qui influent sur leurs pratiques de l’espace.
Le chercheur explique que l’espace est divisé cognitivement en catégories et en points de référence signifiants. Certains de ces points peuvent être plus ou moins signifiants et provoquer des barrières et frontières symboliques qui structurent les pratiques des individus. Celles-ci peuvent se structurer à partir de représentations intériorisées historiques à l’exemple de la frontière entre l’est et l’ouest de l’Allemagne. Cette frontière, détruite lors de la réunification allemande, continue d’orienter les représentations de l’espace des individus. Elles peuvent également se structurer à partir des distorsions de représentations de ces points de référence. Thierry Ramadier prend l’exemple de la Seine à Paris. Ce fleuve prend une dimension centrale dans les représentations des individus qui fréquentent la ville de Paris. En revanche, sur les cartes mentales réalisées, on indique que la Seine coupe la ville en deux, mais sa représentation est systématiquement distordue. En effet, sa courbure n’est pas suffisamment représentée. Dépendamment des individus, ces distorsions ont pour effet l’utilisation ou non de certains espaces représentés à la droite ou à la gauche du fleuve. Ces représentations influencent à la fois les processus cognitifs et les pratiques urbaines. Elles ont également des effets sociaux, car elles changent en fonction des caractéristiques sociales des individus.
Pour appuyer ce point, le chercheur prend l’exemple d’une étude qu’il a réalisée au Québec en 1999. Celle-ci visait à comprendre les territoires de mobilité et les représentations d’une banlieue vieillissante située à la périphérie du centre-ville de Québec (Duberger), construite dans les années 1960. Sa méthodologie s’appuie sur l’analyse comparative des représentations de 30 « pionniers » de la municipalité, issus des campagnes environnantes (enfants d’agriculteurs, petits commerçants ou artisans) et venus s’installer et construire leur logement à Duberger dans les années 1960, et de 30 résidents dits de « deuxième génération », originaires de la classe moyenne des banlieues pavillonnaires plus proches de la ville-centre. Pour les pionniers, l’arrivée à Duberger représente une trajectoire sociale intergénérationnelle ascendante (arrivée dans des classes sociales intermédiaires avec le passage de la campagne vers la banlieue), tandis que pour les personnes de « deuxième génération », la trajectoire est stable, tant d’un point de vue social (origine des classes intermédiaires conservées) que géographique (pérennité de la vie en banlieue). Tous sont propriétaires, mais entretiennent des représentations spatiales différentes. Les pionniers ont une représentation spatiale de type concentrique qui propose une distinction claire centre-ville/banlieue. Leur mobilité est de type centripète : un réseau de relations centré sur le quartier et une mobilité centrée sur la consommation. Les résidents de « deuxième génération » ont une représentation plutôt multipolaire et une mobilité plus centrifuge. Leurs réseaux de relations se situent à l’échelle de l’agglomération de Québec. Ils fréquentent davantage de lieux que les pionniers. Leurs représentations sont motivées par la diversité plus que l’appropriation de leur lieu de résidence. Malgré ces différences, la banlieue reste une catégorie spatiale partagée par les personnes interviewées : les pionniers s’y sont installés pour échapper à l’agissement de la ville-centre; les résidents plus récents, pour profiter d’une situation géographique stratégique au sein de l’agglomération. Ces échelles de représentation liées à leurs statuts socioéconomiques participent à façonner leurs pratiques économiques, sociales et géographiques de l’espace.
Ces éléments évoluent également dans le temps. Thierry Ramadier rappelle que l’expérience prolongée de pratique de l’espace tend également à faire évoluer les représentations de celui-ci. Il prend l’exemple d’une autre recherche qu’il a menée à Paris. Celle-ci visait à appréhender les conditions d’apparition et la fonction d’une représentation spatiale précise et cohérente de la ville auprès d’étudiants européens de pays proches de la France (Italie, Espagne et Portugal) et les comparer aux représentations d’étudiants africains subsahariens. La recherche a démontré différentes formes de socialisation de ces deux catégories d’étudiants. Les étudiants européens rencontrés entretiennent une plus grande familiarité avec la ville de Paris, et leurs formes de socialisation repose sur une faible distance socio-spatiale avec la ville. Les seconds, pour qui l’espace parisien est moins familier, se socialisent sur une grande distance sociospatiale. Cette étude a été reproduite sur deux années consécutives et les résultats ont démontré qu’au cours de la deuxième année, certains étudiants subsahariens finissent par avoir une lecture plus multidimensionnelle et diversifiée de la ville. Les expériences de voyage et la façon dont les individus ont été socialisés au préalable jouent des rôles importants dans leurs représentations spatiales.
L’ensemble de ces sujets traitent de différentes approches et formes méthodologiques pour saisir les représentations spatiales et sociales des individus ainsi que leurs interrelations. Elles posent néanmoins un ensemble d’enjeux théoriques et méthodologiques. D’un point de vue méthodologique, la carte a été historiquement un outil utilisé par les urbanistes, soulevant des enjeux liés à son appropriation par les individus. L’outil lui-même et la capacité des individus à se l’approprier jouent un rôle dans le type de représentations proposées. De plus, pour comprendre les significations de ces cartes, il est nécessaire de réaliser un entretien avec les sujets interviewés. D’un point de vue théorique, les disciplines qui s’intéressent aux représentations ont eu, à travers l’histoire, une certaine tendance à l’égocentrisme parfois social, parfois spatial et parfois cognitif. D’ailleurs, le réseau Cartotête regroupe depuis 2014 des chercheuses et chercheurs issus de différents champs disciplinaires afin d’établir un plus grand dialogue entre ces courants et développer une vision plurielle et multidimensionnelle des représentations sociospatiales.