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Source : Bruno Vitasse 2013. Certains droits réservés.

Capsule thématique

Les systèmes alimentaires urbains

Auteure : Joëlle Rondeau* (novembre 2015)

 

Présentation

Au courant de la dernière décennie, la recherche sur les systèmes alimentaires urbains a pris un essor et une importance considérable. Si les systèmes alimentaires nourrissant (ou malnourissant) les populations urbaines de manière interreliée à travers le monde sont les résultantes et les forces d’impulsions de dynamiques intercroisées, ce tour d’horizon propose de s’attarder d’abord à l’évolution historique de ces dynamiques afin de poser les jalons qui nous permettront de dresser, à grands traits, le portrait actuel des complexes systèmes alimentaires urbains du Nord global et les manières par lesquelles ceux-ci sont abordés par différents courants de recherche et milieux de pratique.

Coévolution historique de dynamiques intercroisées

Si les espaces de production agricole servant à approvisionner les populations urbaines ont été historiquement situés à proximité des espaces urbains, en grande partie pour des raisons de transport et de périssabilité des aliments (Steel, 2008), les 19e et 20e siècles marquent un tournant dans les relations entre ville et agriculture. Dès la période industrielle, la modernisation et la spécialisation de l’agriculture génèrent des rendements significatifs participant à un mouvement d’exode rural vers les milieux urbains où se développent les industries et les logements des populations ouvrières sur des terres arables à proximité des villes (Vivre en ville, 2014).

De la perspective de l’économie politique et des études postcoloniales, les chercheurs font voir que cette période de développement agricole et industriel capitaliste, appuyé sur des logiques de spécialisation et d’exportation, a signifié une vaste réorganisation des productions et des circuits agricoles, en particulier dans les colonies des pays impérialistes, contribuant à la transformation des systèmes alimentaires de proximité traditionnels, et à la marginalisation des peuples autochtones par accaparement des terres, déplacements forcés et famines tacitement ignorées (Daschuk, 2013; Patel, 2012).

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Magasin de proximité, Michigan. Maude Cournoyer-Gendron, 2014.

La modernisation et les rendements agricoles s’accroissent à un rythme inédit après la Seconde Guerre mondiale. Entre 1950 et l’an 2000, « l’augmentation de la production agricole mondiale a été 1,6 fois plus importante que la production totale atteinte en 1950, après 10 000 ans d’histoire agraire » (FAO, 2000) du fait d’avancées en biologie végétale, du développement des produits phytosanitaires et notamment de la fertilisation minérale dégagée d’un surplus de nitrates issus de la fabrication d’armements. Cette production multiple les possibilités d’échanges au-delà des marchés urbains locaux dans une logique productiviste puis néolibérale (Gaudreau, 2015) tournée vers la conquête des marchés extérieurs et soutenue par les politiques gouvernementales (Parent, 2001, p. 2). Parallèlement, l’accès au pétrole à faible coût facilite non seulement la mécanisation de la production agricole et les échanges commerciaux, mais favorise également l’étalement des populations urbaines sur des terres jadis agricoles devenant banlieues. L’arrivée du plastique, du réfrigérateur, des repas précuisinés tout comme des épiceries à grande surface marque les pratiques alimentaires et les modes de vie « modernes » des populations urbaines à partir de la seconde moitié du 20e siècle, ce qui participe à la distanciation et à la complexification les liens entre mangeurs urbains et producteurs.

Les systèmes alimentaires urbains actuels sont ainsi à la fois les effets, les produits et les causes de ces dynamiques multidirectionnelles et interreliées. Tel que l’écrivent Brand et Bonnefoy (2011, p. 2) « la métropole habite donc une assiette, mais ce n’est pas forcément celle dans laquelle elle se nourrit étant donné son caractère cosmopolite et la domination du caractère mondialisé du système alimentaire ».

Bien que nous produisons suffisamment de nourriture pour nourrir l’ensemble de la population mondiale (FAO, 2014, p.vi), d’importantes inégalités d’accès à l’alimentation persistent. Leurs conséquences sont peut-être aujourd’hui les plus visibles dans les espaces urbains (Koç, MacRae, Mougeot et Welch, 2000) puisque :

« les consommateurs urbains dépendent presque exclusivement des achats de nourriture, et les fluctuations des prix et des revenus se traduisent directement par une baisse du pouvoir d’achat et des taux croissants d’insécurité alimentaire, nuisant ainsi à la quantité et à la qualité de l’alimentation ». (FAO, s.d.)

À Montréal, un rapport de la Direction de santé publique révélait, en 2013, que 43 % de la population montréalaise a accès à une offre d’aliments santé nulle ou négligeable à distance de marche et que 30 % de la population adulte a de l’embonpoint (Direction de santé publique, 2013). Ces problématiques invitent à repenser les articulations des systèmes alimentaires urbains.

Vers la relocalisation des systèmes alimentaires urbains, un changement de paradigme et de multiples approches analytiques

Si certains estiment qu’au courant des prochaines décennies, les villes devront nourrir entre 2,5 et 3 milliards de citadins supplémentaires (Wiskerke et Viljoen, 2012, p. 21), le contexte d’urbanisation croissante de la population mondiale met au centre de l’agenda politique l’organisation des systèmes alimentaires urbains et leur importance dans la durabilité même du système alimentaire mondial (Derkzen et Morgan, 2012, p. 61). Au travers de ce que Morgan et Sonnino (2010) appellent « la nouvelle équation alimentaire » marquée par l’urbanisation accélérée, la montée des prix des aliments, la diminution des ressources naturelles et les changements climatiques, de nouveaux paradigmes agroécologiques de gouvernance alimentaire prennent de l’ampleur à divers échelles (Gaudreau, 2015), préconisant une approche politique translocale et multisectorielle soutenant des systèmes alimentaires durables et équitables aux échelles des collectivités urbaines. Les initiatives récentes de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, telles que le « Pacte de politique alimentaire urbaine de Milan » (2015) et le réseau « Food for Cities » sont significatives à cet égard.

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Source : Bruno Vitasse 2013. Certains droits réservés.

Certains chercheurs font voir que les initiatives de relocalisation des systèmes alimentaires urbains opèrent des processus de re-territorialisation et de requalification de l’agriculture qui devient dès lors « une activité sous le regard de tous les citoyens » (Poulot, 2014, p. 14). Dans le contexte de récentes crises alimentaires et écologiques, « les attentes nouvelles de la ville et de ses habitants pèsent sur les contours de l’activité agricole et du métier d’agriculteur » devant adapter les pratiques à des modalités plus directes d’échange et de production de proximité écologique, ce qui ne se fait pas nécessairement aisément et en appelle à des programmes spécifiques d’accompagnement (Poulot, 2014, p.14).

L’agriculture se redécouvre également dans les interstices du cadre bâti. Les « pratiques agricoles de l’habitant » ou de collectivités marginalisées par les systèmes alimentaires urbains actuels donnent lieu à des imbrications inédites entre usages agricoles et non agricoles. Elles sont parfois délibérément subversives et illicites (Galt et. coll., 2014; Hou, 2010), d’autre fois indispensables à la sécurité alimentaire urbaine (Block et coll., 2012). Un vaste courant de recherche explore le caractère multifonctionnel de l’agriculture; ses contributions à l’amélioration de l’accès à l’alimentation comme de la biodiversité, à l’éducation relative à l’environnement, à la qualité du cadre de vie et des pratiques de la vie civique. Pour certains chercheurs, cependant, les « bienfaits ou valeurs ajoutées de ces pratiques sont quantitativement peu démontrées » (Poulot, 2014, p. 19). Néanmoins, au travers de ce que certains qualifient de « mouvements alimentaires » et d’« activisme alimentaire » diversifiés et interreliés s’articulent des revendications à l’espace public, à l’usage d’une nature productive en ville, à la réappropriation de connaissances, et de compétences agricoles et culinaires (Lyons, 2014).

Wiskerke et Viljoen (2012, p.29) parlent ainsi d’une « nouvelle géographie alimentaire » (new food geography) reflétant non seulement une approche territorialisée (plutôt que globale) de la production agricole et de la consommation, mais aussi une conceptualisation intégrée de l’alimentation au sein des milieux de vie. La reconnaissance accrue du rôle stratégique et transversal que joue l’alimentation sur des enjeux comme la réduction de la pauvreté et des inégalités, la lutte aux changements climatiques, le développement d’opportunités d’emplois et d’économies locales en façonnant les milieux s’articule peut-être le plus fortement au travers de l’« urbanisme alimentaire » (food urbanism) que propose Bruce Darell pour marquer la force organisationnelle et transformative que l’alimentation exerce sur la ville et l’expérience urbaine (Nasr et Komisar, 2012, p. 30).

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‘Pas de fermiers, pas d’aliments’. Earthworks Urban Farms, Détroit. Maude Cournoyer-Gendron 2014.

Ces processus impliquent également le développement de nouveaux réseaux d’acteurs, ce qu’ont mis en évidence plusieurs travaux inspirés des approches de l’acteur-réseau (Jarosz, 2008). Les perspectives en économie et en écologie politique font voir par ailleurs que les circuits ainsi créés favorisent une transformation des échanges métaboliques à de multiples échelles scalaires au travers des systèmes alimentaires relocalisés (McClintock, 2010).

Dans une perspective de justice sociale et de justice alimentaire, les approches axées sur la sécurité alimentaire communautaire et le droit à l’alimentation portent attention à la (re)production de relations de pouvoir au sein de ces processus de re-territorialisation de l’alimentation, questionnant à qui appartient le territoire, et comment et à quelles fins il est historiquement réapproprié par divers acteurs (Alkon et Agyeman, 2011).

Mise en œuvre

Si un consensus apparait de plus en plus clairement sur la nécessité de re-territorialiser les systèmes alimentaires urbains dans une perspective de durabilité socioenvironnementale, la mise en œuvre de cette réorientation représente un défi de taille. Historiquement, les dynamiques interreliées d’urbanisation, d’industrialisation et de globalisation ont mené à une séparation entre les politiques urbaines, et les politiques agricoles et agroalimentaires au Nord global (Baker et de Zeeuw, 2015, p. 26). Encore aujourd’hui, certaines villes sont réticentes à intervenir dans les secteurs du système alimentaire en milieu urbain pour plusieurs raisons, notamment : difficultés de saisir les ressources et capacités administratives portant sur des enjeux alimentaires répartis entre plusieurs services de la ville; ressources humaines limitées; préoccupations liées aux valeurs foncières, résistance idéologique à intervenir dans le « libre marché » (Derkzen et Morgan, 2012). Toutefois, les conseils municipaux ont été, quoique de manière inégale, lieux d’une réappropriation de compétences stratégiques pour intervenir sur les enjeux alimentaires en ville, ce qui a donné forme à divers comités de politiques alimentaires municipaux (food policy councils). Ceux-ci ont été étudiés dans plusieurs villes au Canada comme à l’étranger (MacRae et Donahue, 2013; Wiskerke et Viljoen, 2012). L’idée de doter Montréal d’un Conseil sur les politiques alimentaires fait également son chemin, sur recommandation de consultations publiques à ce sujet.

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Ruches sur toit, Montréal, 2015.

Par le biais de stratégies à divers niveaux et degrés d’implication, des agences publiques ou parapubliques sont appelées à tisser des partenariats avec des acteurs communautaires et privés pour notamment accroître et diversifier l’offre d’aliments sains, abordables et de proximité dans des lieux stratégiques de leur territoire. L’initiative du Plan de développement d’un système alimentaire durable et équitable de la collectivité montréalaise représente la première initiative d’envergure en ce genre portant sur une agglomération urbaine au Québec.

À l’échelle citoyenne, nous voyons également différentes initiatives participant aux dynamiques de relocalisation des systèmes alimentaires urbains prendre place. Certains chercheurs se sont par exemple intéressés aux regroupements de producteurs et de consommateurs par le biais de marchés de solidarité en ligne, de réseaux d’agriculture soutenue par la communauté ou de marchés de quartier. Nous constatons aussi l’essor de productions agricoles intra-urbaines diversifiées (miel, criquets, maraîchage en serre, sur les toits, jardins communautaires et collectifs, incroyables comestibles) qui se basent sur différentes modalités d’échanges, parfois alternatives au capitalisme.

Il convient également de souligner que le développement des systèmes alimentaires urbains dans une perspective de développement durable et de justice alimentaire est un locus d’innovation méthodologique en recherche. En effet, le caractère interdisciplinaire des études sur l’alimentation et les systèmes alimentaires urbains donne lieu à une importante pollinisation croisée entre les domaines d’études ainsi qu’avec les milieux de pratiques (Wiskerke et Viljoen, 2012, p. 30).

Bibliographie

Alkon, A. H., & Agyeman, J. (2011). Cultivating food justice: race, class, and sustainability. MIT Press.

Baker, L., & de Zeeuw, H. (2015). Urban Food Policies and Programmes. Cities and Agriculture: Developing Resilient Urban Food Systems, 26.

Block, D. R., Chávez, N., Allen, E., & Ramirez, D. (2012). Food sovereignty, urban food access, and food activism: contemplating the connections through examples from Chicago. Agriculture and Human Values, 29(2), 203-215.

Brand, C., & Bonnefoy, S. (2011). L’alimentation des sociétés urbaines: une cure de jouvence pour l’agriculture des territoires métropolitains?. VertigO-la revue électronique en sciences de l’environnement, 11(2).

Daschuk, J. (2013). Clearing the Plains: Disease, Politics of Starvation, and the loss of Aboriginal Life. Regina: University of Regina Press.

Derkzen, P. and Morgan, K. (2012). “Food and the city: the challenge of urban food governance” In Wiskerke, J. S. C. & Viljoen (eds.) Sustainable Food Planning: Evolving theory and practice. The Netherlands: Wageningen Academic Publishers, pp. 61-65.

Direction de la santé publique. (2013). Étude sur l’accès aux aliments santé à Montréal : Six ans après la première étude, mêmes disparités? Consulté le 23 novembre 2015.

Food and Agriculture Organisation of the United Nations [FAO]. (2014). The State of Food and Agriculture: Innovation in family farming. Rome.

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Galt, R. E., Gray, L. C., & Hurley, P. (2014). Subversive and interstitial food spaces: transforming selves, societies, and society–environment relations through urban agriculture and foraging. Local Environment, 19(2), 133-146.

Gaudreau, M. (2015). Paradigm change and power in the world food system – Synthesis paper. Canadian Food Studies, 2(2), pp.32-38.

Hou, J. (Ed.). (2010). Insurgent public space: guerrilla urbanism and the remaking of contemporary cities. Routledge.

Jarosz, L. (2008). The city in the country: Growing alternative food networks in Metropolitan areas. Journal of Rural Studies, 24(3), 231-244.

Koç, M., MacRae, R., Mougeot, L. J., & Welsh, J. (2000). Armer les villes contre la faim. Systèmes alimentaires urbains durables. Centre de recherches pour le développement international, Ottawa, Canada.

Lyons, K. (2014). Urban Food Advocates’ tactics to rebuild food systems: Convergence and divergence in food security and food sovereignty discourses. Dialogues in Human Geography, 4(2), 212‑217.

MacRae, R., & Donahue, K. (2013). Municipal food policy entrepreneurs: A preliminary analysis of how Canadian cities and regional districts are involved in food system change.

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Morgan, K., & Sonnino, R. (2010). The urban foodscape: world cities and the new food equation. Cambridge Journal of Regions, Economy and Society.

Nasr, J. L. & Komisar, J. D. (2012). “The integration of food and agriculture into urban planning and design practices” In Wiskerke, J. S. C. & Viljoen (eds.) Sustainable Food Planning: Evolving theory and practice. The Netherlands: Wageningen Academic Publishers, pp. 47-58.

Parent, D. (2001). D’une agriculture productiviste en rupture avec le territoire à une agriculture durable complice du milieu rural. TEOROS-MONTREAL, 20(2), 22-25.

Patel, R. (2012). Stuffed and Starved: The Hidden Battle for the World Food System. Brooklyn: Melville House Printing.

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Steel, C. (2008). Hungry City : How food shapes our lives. London : Random House.

Vivre en ville. (2014). Villes nourricières: Mettre l’alimentation au cœur des collectivités. (Collection Outiller le Québec; 6)

Wiskerke, J. S. C. & Viljoen, A. (2012). “Sustainable urban food provisioning: challenges for scientists, policymakers, planners and designers” In Wiskerke, J. S. C. & Viljoen (eds.) Sustainable Food Planning: Evolving theory and practice. The Netherlands: Wageningen Academic Publishers, pp. 19-35

* Joëlle Rondeau est candidate à la maîtrise en études urbaines au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS.