Figure 1 : Carte du quartier historique du Vieux-Québec Crédits photo : Berthold, 2019
Figure 1 : Carte du quartier historique du Vieux-Québec Crédits photo : Berthold, 2019

Raconte-moi un terrain – Les propriétaires non-résidents : facile d’en parler, mais difficile à mesurer

Entretien avec Étienne Berthold, professeur en géographie à l’Université Laval

Par Claudia Larochelle, professionnelle de recherche CRAD / VRM

Vous avez récemment mené des recherches sur le processus de patrimonialisation. Pourriez-vous nous en dire plus sur la recherche, son contexte et les principaux objectifs ?

Mon objet d’étude est le patrimoine urbain. Je m’intéresse à l’ensemble des processus qui accompagnent les transformations, la requalification des quartiers. Comment un quartier devient-il quartier historique ? Le processus de patrimonialisation est un objet d’étude qui est déjà très bien documenté à l’échelle du bien public. Mais à l’échelle de la propriété privée, je me demande de quelle façon un quartier historique peut devenir patrimonial pour les propriétaires. Autrement dit, comment « une maison » peut-elle devenir un symbole patrimonial ?

Au fil des années, je me suis penché sur les mécanismes qui sous-tendent le déploiement de l’idéologie patrimoniale à l’échelle de la propriété privée. En 2015, nous avons repéré des maisons à travers le Vieux-Québec (Figure 1) qui ont été restaurées par les propriétaires privés. Ensuite, nous avons fait l’analyse du discours des propriétaires à l’égard de cette restauration afin de savoir dans quelle visée celle-ci avait été effectuée. Effectivement, plusieurs de ces maisons ont été restaurées en fonction de l’idéologie patrimoniale, c’est-à-dire pour valoriser la dimension historique du bâtiment.

Il y a un discours voulant que les Québécois soient dépossédés de leurs biens par les propriétaires non-résidents (les absentee owners) dans le Vieux-Québec, nommément les Américains. L’objectif de la recherche était de se demander comment ce discours a pu se construire ? Et est-ce qu’il fait du sens par rapport à la réalité ? Qui sont ces propriétaires étrangers ? De quelle façon les discours se sont construits autour des propriétaires non-résidents dans le Vieux-Québec ? Qu’est-ce que ces discours cherchent à nous dire ? Est-ce que ces discours disent la vérité sur le phénomène des propriétaires non-résidents ? Voilà des questions qui animent mes plus récents efforts de recherche.

Quelle a été la démarche méthodologique pour répondre à vos objectifs ?

La méthodologie a été complexe à développer car nous voulions comparer des données reliées au discours avec celles de la réalité effective. Pour l’analyse de discours, il s’agit d’une méthodologie consacrée (articles de journaux, entrevues, etc.). Ensuite, pour pouvoir caractériser les propriétés détenues par les non-résidents, c’est plus difficile car il n’y a pas de méthode consacrée et nous avons dû croiser des données.

Nous avons débuté par le « rôle d’évaluation ». Ce qui nous sert le plus dans le rôle d’évaluation est l’adresse à laquelle est expédié le compte de taxes. Il s’agit d’un premier indice pour établir le nombre de propriétaires non-résidents. Les unités qui sont détenues par les non-résidents ont été isolées de notre analyse.

Ensuite, il y a une série d’autres données que nous avons mobilisées afin d’être en mesure d’identifier effectivement si les unités sont inoccupées. Pour documenter cet aspect, les relevés de la consommation énergétique des unités par Hydro-Québec ont été analysés. Ces données ne sont pas fournies par Hydro-Québec, j’ai donc mandaté des étudiants pour avoir les données une à une sur le site d’Hydro-Québec. Étant donné que les unités n’ont pas nécessairement les mêmes caractéristiques, nous avons formé des secteurs comparables (année de construction, matériaux, position dans la trame urbaine) et nous avons établi des moyennes. Afin de renforcer l’analyse, nous nous sommes limités aux gros bâtiments qui comptent de nombreux lots qui sont très semblables en termes de caractéristiques. Une fois cela effectué, nous avons identifié des unités qui étaient inoccupées et occupées. Par exemple, la carte représentée à la (Figure 2) illustre les proportions de propriétaires non-résidents pour les unités dont la consommation énergétique dépasse la moyenne des propriétés de son secteur.

La compréhension fine du fonctionnement du « rôle d’évaluation » est une compétence en urbanisme qui a été essentielle dans le projet. Le rôle d’évaluation comprend toujours un code d’utilisation des bien-fonds et ce dernier fournit des informations concernant l’usage de la propriété et la tenure (unifamiliale, condo, etc.). Dans le Vieux-Québec, 70% des lots sont à usage résidentiel, ce qui est très peu spécialisé comparativement aux quartiers avoisinants, qui comptent une proportion plus importante de lots à usage résidentiel. Sur cette base, nous avons esquissé des hypothèses.

Ces données, bien que fastidieuses à traiter, fournissent des indices sur le phénomène des propriétaires non-résidents

L’une d’elle suppose le phénomène du pied-à-terre. Un de mes étudiants avait cartographié les adresses de résidence permanente des propriétaires non-résidents et nous avons constaté qu’ils habitaient, en grande majorité, dans des quartiers pavillonnaires de deuxième ou troisième couronne et qu’ils avaient gardé leur propriété dans le Vieux-Québec – possiblement comme pied-à-terre en ville. Donc, ça faisait 30 ans qu’ils possédaient un logement qui, au moment de notre étude, semblait inoccupé au regard des données relatives à la consommation énergétique. Cette lecture du phénomène des propriétaires non-résidents fait écho aux travaux du Groupe de recherche interdisciplinaire de recherche sur les banlieues (GIRBa) entourant les trajectoires de vie et les aspirations résidentielles.

Actuellement, nous sommes à évaluer les possibilités d’analyse des données issues de la plate-forme airbnb et nous y voyons des opportunités intéressantes. En général, le phénomène airbnb concerne les condos. Or, il a été surprenant de constater que les annonces d’appartements à louer dans le Vieux-Québec sur cette plateforme affichent une proportion faible de condos. Il s’agit donc majoritairement de résidents permanents qui sous-louent leur appartement.

Il est facile de parler des propriétaires non-résidents mais c’est difficile à mesurer. La Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) essaie de publier des données décrivant la réalité de ce phénomène, mais ce sont des données extrapolées sur l’étude de quelques cas.  Pour le traitement des données, ça prend beaucoup de patience car il y a beaucoup de vérifications à faire concernant la validité des données. Pour systématiser la méthodologie, je souhaite collaborer avec des économistes afin de construire un modèle de traitement des données (rôle d’évaluation, consommation énergétique, airbnb, discours, etc).

Est-ce que vous avez des résultats ? Quels seraient les premiers résultats que vous tirez de cette enquête de terrain ?

Une des premières choses qui nous a surpris, c’est que la proportion d’Américains est extrêmement basse : 90% des propriétaires non-résidents sont des Québécois qui vivent dans un rayon de 3 km2. Autrement dit, l’idée – largement répandue – que l’augmentation du nombre de propriétaires américains soit reliée à une hausse des valeurs immobilières n’est pas une équation à systématiser, même si cela peut arriver en fonction de la demande. Il y a plusieurs sens à la notion de spéculation, mais dans le cas du Vieux-Québec, le constat est qu’il n’y a pas de grands propriétaires qui possèdent des grands ensembles. Le phénomène en cours correspond plutôt à de la petite spéculation, à l’échelle individuelle.

Au niveau théorique, le constat est que nous sommes en présence d’une pratique discursive, qui s’est immiscée dans l’espace public et qui ne correspond pas complètement à la réalité. En tant que chercheur en histoire culturelle, je cherche à comprendre comment ce discours s’est construit et le comparer avec la réalité effective. En ce sens, les collaborations avec des collègues ayant développé des approches méthodologiques qualitatives et quantitatives offriront un contexte de recherche pluridisciplinaire nécessaire à la compréhension du phénomène des propriétaires non-résidents.