Crédits photo : Valérie Vincent

Capsule thématique – L’agriculture urbaine pour combattre l’injustice alimentaire?

Par Caroline Granger, étudiante à la maîtrise en études urbaines à l’INRS et Pascale Monier, étudiante à la maîtrise en études urbaines à l’UQAM.

*Cette capsule a été réalisée dans le cadre du cours EUR8232 – Transformation de l’environnement urbain et qualité de vie, sous la supervision de Sophie L. Van Neste (INRS).

Introduction

L’agriculture urbaine (AU) comme système alimentaire alternatif gagne en importance et en visibilité depuis plusieurs années. Tant la littérature scientifique, que les municipalités la dépeignent comme un outil privilégié pour lutter contre l’injustice alimentaire. En favorisant l’accès à des aliments sains, locaux et abordables pour les familles et les communautés dans le besoin, cette ressource contribuerait à la sécurité alimentaire et à l’amélioration des conditions de vie dans les quartiers défavorisés, que ce soit dans les pays en développement ou industrialisés. (Duchemin, Wegmuller et Legault, 2010). Pourtant, des chercheurs et chercheuses issu.e.s notamment des études postcoloniales et féministes commencent à émettre certains doutes sur les présumés bienfaits sociaux de l’AU. On estime en effet que les retombées positives de l’AU sont limitées et qu’elle reproduit à son tour plusieurs injustices sociales et spatiales (Guthman (2008) et Slocum (2007)). Au regard de ces discours apparemment contradictoires, quel est donc le potentiel de l’AU pour lutter contre l’injustice alimentaire ? Plus « local » et plus « vert » sont-ils synonymes de plus juste ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous examinerons d’abord la notion de justice alimentaire et les espaces d’injustice dans lesquels se déploie généralement la réponse de l’AU, pour ensuite nous intéresser à quelques-unes des critiques lui étant formulées.

Les espaces urbains d’injustice alimentaire

Un phénomène multiforme

La justice alimentaire, ou le food justice movement, est à la fois une notion, une catégorie d’analyse et un mouvement social ou militant s’inscrivant dans la continuité de la justice sociale (Mcclintock, Soulard et Paddeu, 2018, Hochedez et Le Gall, 2016). Au sein de la littérature scientifique, on s’entend généralement pour définir la justice alimentaire comme visant à assurer « un partage équitable des bénéfices et des risques concernant les lieux, les produits et la façon dont la nourriture est produite et transformée, transportée et distribuée, et accessible et mangée » (Gottlieb and Joshi, 2010).

Un phénomène multiforme

La justice alimentaire, ou le food justice movement, est à la fois une notion, une catégorie d’analyse et un mouvement social ou militant s’inscrivant dans la continuité de la justice sociale (Mcclintock, Soulard et Paddeu, 2018, Hochedez et Le Gall, 2016). Au sein de la littérature scientifique, on s’entend généralement pour définir la justice alimentaire comme visant à assurer « un partage équitable des bénéfices et des risques concernant les lieux, les produits et la façon dont la nourriture est produite et transformée, transportée et distribuée, et accessible et mangée » (Gottlieb and Joshi, 2010).

L’émergence de la justice alimentaire et la réponse de l’agriculture urbaine

Le food justice movement (FJM) émerge aux États-Unis à la fin des années 1990 au sein de la Community Food Security Coalition, un regroupement d’organismes visant à construire des systèmes alimentaires abordables, sains et équitables. Il s’inscrit en continuité de l’alternative food movement (AFM), créé pour lutter contre les effets négatifs du système alimentaire industriel. Ces systèmes alimentaires alternatifs permettent de développer et de promouvoir « des modes de production, d’échange et de consommation porteurs de qualités éthiques assez diverses et considérées « alternatives ». » (Brisebois et Audet, 2018, p8.)

Bien que les objectifs des deux se rejoignent sur plusieurs points, le FJM se concentre plus spécifiquement sur les enjeux de disponibilité et d’accès à une alimentation de qualité. Il est important de mentionner que le FJM et l’AFM ne constituent pas des catégories homogènes et hermétiques, mais qu’ils rassemblent plutôt une foule d’initiatives menées à différentes échelles (municipale, communautaire, citoyenne, etc.).

L’AU se présente souvent comme une des réponses à l’injustice alimentaire au sein de différents groupes militants, communautaires et religieux. Cultive ta ville, un site dédié à l’AU au Québec, récence actuellement plus d’une centaine d’initiatives communautaires à Montréal uniquement. Ces différents projets font pourtant face à des enjeux de taille et sont parfois de courte durée. Lors d’une enquête réalisée en 2001 auprès de groupes issus de milieux associatif pratiquant l’AU dans les quartiers centraux et péri-centraux de Montréal, plusieurs intervenant.e.s ont relevé les conditions précaires du milieu communautaire (Reyburn, 2002). Le manque d’employé.e.s expert.e.s en agriculture, l’absence de financement et la baisse d’intérêt des populations participantes, mèneraient ainsi à la disparition parfois rapide des jardins communautaires (Idem).

Toutes initiatives confondues, Hochedez et Le Gall (2016) notent que le retour de l’agriculture dans le quotidien, donnant accès à des aliments locaux, sains et ayant un faible impact sur l’environnement ne serait pas partagé de manière équitable par tous les types de consommateurs et consommatrices urbain.e.s. Des facteurs liés notamment au coût, au temps libre ainsi qu’à l’espace nécessaire pour s’y adonner, mais également, comme nous le verrons à la perception de l’AU, expliqueraient ce déséquilibre et favoriserait un système alimentaire « à deux vitesses ».

« De façon caricaturale, « l’alimentation » (entendue comme « issue du système global de production et distribution ») pourrait être réservée aux populations défavorisées et la « bonne alimentation » (« issue du circuit local de distribution et traçable du champ à l’assiette ») aux populations favorisées. De même, les écarts se creusent entre des agriculteurs qui ont la possibilité de s’inscrire dans ces circuits dits « alternatifs » et les autres » (p. 2).

Si, selon elles, il est encore difficile de mesurer le rôle de l’AU dans la réduction des inégalités, les autrices proposent l’emploi de l’expression justice agri-alimentaire afin de placer l’agriculture au centre des préoccupations liées à la justice alimentaire (Idem).

Les déserts et mirages alimentaires 

Le concept de justice alimentaire est intimement lié à l’émergence des déserts alimentaires. Ces derniers sont définis par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) comme des « secteur[s] qui procure[nt] un faible accès à des commerces pouvant favoriser une saine alimentation et qui [sont] défavorisé[s] sur le plan socio-économique ». Bien que particulièrement présent dans certaines villes américaines désindustrialisées, on les retrouve également au Québec et dans les métropoles comme Montréal. En 2019, environ 420 000 Québécois vivaient dans un désert alimentaire (Radio Canada, 2019)

La notion de mirage alimentaire, complémentaire à celle des déserts, se définit quant à elle comme un secteur où les choix alimentaires sains existent à proximité, mais que leur prix est trop élevé pour les populations résidentes possédant souvent de faibles revenus (Breyer et Voss-Andreae, 2013). Les répercussions d’un mirage alimentaire sont donc les mêmes que celles d’un désert alimentaire : les résident.e.s doivent parcourir une certaine distance pour obtenir de la nourriture santé et abordable ou se contenter d’aliments souvent hautement transformés comme ceux que l’on retrouve dans les dépanneurs par exemple. À Montréal en 2010, selon une étude de la Direction de la santé publique, environ 40 % de la population n’avait pas accès à des fruits et légumes frais à distance de marche.

Il semble cependant pertinent de nuancer l’expression « désert alimentaire » abondamment relayée par les médias et les politicien.ne.s. Selon Elsa Bernot (2018), qui prend l’exemple de la ville de Détroit, l’expression peut facilement être récupérée et instrumentalisée par des entrepreneur.e.s privé.e.s qui produisent des réponses néolibérales et capitalistes au problème en implantant des supermarchés ou encore en créant des fermes urbaines commerciales à grande échelle. Toujours selon cette autrice, la récupération du terme tend de plus à invisibiliser les initiatives citoyennes à très petite échelle et dépeint une image souvent près du misérabilisme. Finalement, le fait de se baser uniquement sur la notion d’accès spatial peut renvoyer une image erronée ou simplifiée de la situation. À Montréal par exemple, une équipe de chercheur.e.s (Apparicio, Cloutier et Shearmur) ont déterminés en 2007, que les facteurs à l’origine des mauvaises habitudes alimentaire ne pouvaient pas être attribués au manque d’accessibilité géographique d’aliments sains, et donc aux déserts alimentaires. Leurs conclusions confirment qu’il faut tenir compte de plusieurs systèmes d’inégalités afin de réellement saisir l’ampleur du phénomène de l’injustice alimentaire. Examinons donc à présent comment se positionne l’AU face à quelques-unes de ces inégalités sociales structurantes.

L’agriculture urbaine à travers le prisme des inégalités sociales

Les études féministes et postcoloniales mettent en lumière plusieurs inégalités au sein (ou découlant) des FJM ou des AFM et nous invitent à poser un regard critique sur les différentes initiatives menées par ces groupes bien intentionnés. À l’instar de la justice alimentaire, l’AU ne peut se penser en dehors de systèmes d’injustices plus structurants et ayant un fort impact sur la répartition des populations dans l’espace. Pour Flaminia Paddeu (2017), non seulement ses effets bénéfiques présumés ne sont pas suffisamment bien documentés, mais l’AU serait « soumise à de fortes dynamiques inégalitaires, à la fois foncières, raciales, économiques et sociales » (p2).

Des inégalités raciales

En se penchant sur le cas des déserts et les mirages alimentaires, force est de constater qu’ils affectent les populations racisées de manière disproportionnée par rapport aux populations blanches. Ce phénomène est particulièrement visible aux États-Unis dans des villes en déclin comme Detroit, où 82,7% de la population est afro-américaine (Idem). Depuis le début des années 2000 et en réponse à ces injustices alimentaires, se sont donc multipliées les initiatives visant à cultiver des fruits et des légumes dans les quartiers afro-américains ou encore à éduquer leurs habitant.e.s à la qualité des produits locaux, saisonniers et biologiques (Guthman, 2008). Des autrices comme Guthman ou Slocum démontrent pourtant que ces projets qui mobilisent l’AU trouvent souvent peu d’écho dans les communautés qu’ils tentent de servir, voir qu’ils sont carrément rejetés par ces dernières. Ce phénomène s’explique en regard des « inégalités sociales et des injustices raciales qui agitent aujourd’hui le milieu des militants-praticiens de l’agriculture urbaine » (Paddeu, 2017, p6).

D’abord, ces initiatives principalement menées par des populations blanches, aisées et n’habitant pas les quartiers dans lesquels ils sont mis en place, sont souvent déconnectées de la réalité de leurs résident.e.s (Idem). Les rapports de pouvoir inégalitaires et le manque de représentativité sont donc imbriqués au sein même des organismes qui luttent contre l’injustice alimentaire. Dans un entretien avec Flaminia Paddeu et Christophe-Toussaint Soulard, Nathan McClintok, (2018) résume la situation ainsi : « Installer un jardin ou un supermarché dans un désert alimentaire ne résoudra pas le problème. De même, dans les projets alternatifs, on trouve souvent des individus progressistes, socialistes voire anarchistes, qui pourtant ne se rendent pas compte qu’ils exercent le même système de domination et le « white male privilege » » (p7).

Guthman (2008) souligne également qu’il existe d’importants enjeux raciaux inscrit dans l’histoire coloniale découlant du désir de ces intervenant.e.s blanc.he.s « d’enrôler » des personnes Noires au sein d’un ensemble de « bonnes » pratiques alimentaires. À cela s’ajoute les stigmas liés au travail de la terre pour plusieurs populations racisées, en Amérique comme ailleurs, dont on mesure encore trop peu l’importance au sein des groupes faisant la promotion de l’AU.

Malgré ce portrait plutôt sombre de la situation, il existe également des exemples de cas où l’AU est réapproprié par les populations racisées et où peuvent réellement émerger des externalités positives dans une logique d’empowerment. McClintock dans l’échange avec Paddeu et Soulard (2018) mentionne l’exemple d’une ferme urbaine fondée par un couple Afro-américain aux États-Unis, qui représenterait non seulement « un espace de production [,] mais aussi d’éducation pour les jeunes Afro-américains et d’autres « people of color » [pouvant] faire l’expérience d’un nouveau rapport à la terre, réparateur, selon leurs propres termes et désirs. » (p6). Soulard soulève pour sa part l’exemple de l’association Wisdom of the Elders, ou des Autochtones proposent leurs expériences et leurs connaissances à la direction des espaces naturels de la Ville de Portland, permettant ainsi de favoriser l’emploi, mais aussi d’encourager « une gestion de la nature qui redonne une place aux plantes indigènes. » (p7).

Des inégalités spatiales

Intimement liées aux inégalités raciales, les inégalités spatiales sont également au cœur des enjeux entourant l’AU et se déclinent de plusieurs manières. La question de l’accès aux terrains propices pour réaliser l’AU en est un bon exemple, tant dans les villes en voie de densification que dans celles en déclins. À Montréal par exemple, alors que les sols sont très fertiles,

« [l’] augmentation de [leur] valeur foncière […] affecte les agriculteurs, dont la rente ne peut concurrencer avec celle du marché de l’immobilier. Elle affecte aussi les acteurs communautaires qui voudraient valoriser les espaces urbains non bâtis par des usages non marchands au service de la collectivité. » (Mailhot-Leduc, 2014, p.111).

De manière concrète, le développement résidentiel et commercial mène donc parfois à la fermeture subite de jardins communautaires et plus globalement à une diminution des surfaces cultivables. Selon Mailhot-Leduc, ce phénomène est également exacerbé par le fait que les espaces verts sont souvent prêtés aux agriculteurs et agricultrices urbain.e.s (Idem).

En contrepartie, lorsque les projets d’AU sont intégrés aux politiques de verdissement des villes, ils ont tendance à constituer une vitrine écologique de « marketing urbain ». « Or, le marketing urbain et 1′ esthétisation des espaces urbains favorisent rarement les citadins moins nantis, en raison notamment de l’augmentation des valeurs foncières. » (p.112). Plus encore, dans les villes en déclin comme Détroit, les politiques de verdissements intégrées aux initiatives de relance, exigent parfois le déplacement de populations racisées et défavorisées. Dans le plan Detroit Future City, la volonté de recréer des poches de densité, pour éventuellement favoriser l’accès aux services, notamment aux services alimentaires, pousse l’administration à sacrifier certains quartiers « trop fragilisés » (Paddeu 2017). Pourtant, ces choix ne tiendraient que rarement compte de la composition ethnique des quartiers, ni des enjeux de relocalisation auxquels certaines populations, notamment afro-américaine, doivent faire face. (Idem).

Conclusion

D’abord présentée comme une panacée, plusieurs chercheurs et chercheuses nous invitent aujourd’hui à adopter une posture critique quant au potentiel réel de l’AU pour lutter contre l’injustice alimentaire, et à dépasser les discours élogieux et homogénéisant qui l’entoure (Paddeu 2017). Si l’idée de cultiver des aliments sains et abordables en réponse aux déserts ou aux mirages alimentaires semble prometteuse, l’AU ne peut cependant se penser en dehors des systèmes néo-libéral et capitaliste contemporain qui produisent ces inégalités en premier lieu. Plus encore, les différentes opérationnalisations de l’AU sont à même de reproduire des inégalités sociales, raciales et spatiales chez les communautés qui pourraient en bénéficier le plus. Or la faillite de plusieurs expériences d’AU révèle aujourd’hui l’importance de changer d’approche et de placer les populations vivant de l’injustice alimentaire au premier plan, en les interrogeant sur leurs besoins et leurs priorités notamment. Les exemples évoqués par McClintok et Soulard mettent également en lumière le potentiel de l’AU lorsqu’elle est réappropriée par des populations racialisées ou marginalisées. Ce changement de paradigme, s’opérant tant dans la littérature que dans les pratiques, nous rappelle l’importance d’être sensible aux structures d’injustice et aux systèmes d’oppression et de domination qui se répercutent jusque dans les systèmes alimentaires alternatif, et ce, afin d’atteindre une équité dans le partage et la production des ressources indispensables à tou.te.s.