Par Maxime Savaria, étudiant à la maîtrise en études urbaines (INRS)
Introduction
Qu’est-ce qui explique que le vélo se soit taillé une place plus importante que celle de l’automobile dans la mobilité de la population de certaines villes européennes? Avec raison, vous viennent sans doute en tête la forte présence d’infrastructures cyclables confortables et sécuritaires, une importante culture liée au vélo ou de courtes distances de parcours. Malgré tout, de nouvelles recherches indiquent qu’un autre élément quasi inconnu et beaucoup moins étudié joue un rôle clé : la « perméabilité filtrée ». Ce principe de planification des transports aurait tout intérêt à être davantage connu et répandu, puisque de nombreuses politiques visent aujourd’hui à encourager la pratique du vélo au détriment de l’utilisation de l’automobile. En effet, il est largement admis que le niveau actuel d’utilisation de l’automobile n’est pas durable (Williams, 2017). Les enjeux de durabilité touchent notamment à la consommation toujours grandissante d’énergies, d’espace et de ressources pour soutenir cette forte utilisation (Zawieska et Pieriegud, 2018). Ils s’incarnent également dans les hauts niveaux de pollution sonore et atmosphérique, d’accidents et de congestion causés par le transport motorisé (Gössling, 2016).
Cette capsule thématique a pour objectif de présenter le principe de perméabilité filtrée. Tout d’abord, nous définirons ce concept et détaillerons les différents facteurs l’influençant. Ensuite, nous présenterons sommairement les résultats de notre précédent travail de recherche portant sur son analyse à travers le monde. Finalement, des pistes de solution seront proposées pour l’intégrer davantage dans les pratiques de planification des transports.
Définition
La perméabilité d’un réseau de transport renvoie à sa capacité à permettre le mouvement (Stangl, 2019) et se décline en trois dimensions : 1) la configuration, 2) la densité et 3) la connectivité (Savaria et al., 2021). Plus précisément, selon le concept de « perméabilité filtrée », la liberté de mouvement d’une personne doit être plus grande si elle se déplace à vélo qu’en automobile (Melia, 2015). Le réseau accessible aux cyclistes doit donc être plus perméable, c’est-à-dire plus étendu (configuration), plus dense (densité) et mieux connecté (connectivité) que le réseau pour l’automobile. Ce faisant, un déplacement à vélo sera plus direct, ce qui, à l’inverse, aura pour effet de « filtrer » l’automobile. En ce sens, on estime que plus le niveau de perméabilité filtrée est élevé sur un territoire, plus souvent le vélo se présentera comme l’option de mobilité la plus avantageuse pour atteindre les destinations désirées et plus il sera donc utilisé. L’application du principe de perméabilité filtrée permet alors de rééquilibrer l’attractivité des modes de transport (Aldred et Croft, 2019) et de favoriser une « désautomobilisation » des villes, un terme proposé par Pouyanne (2004).
La notion de perméabilité filtrée est en opposition directe avec la perméabilité dite « non filtrée » qui est très présente à travers le monde, particulièrement en Amérique du Nord (Melia, 2015). Un territoire caractérisé par une perméabilité non filtrée offre la même liberté de mouvement aux deux modes, puisque le réseau auquel ils ont accès est sensiblement le même, soit principalement celui développé pour l’automobile. Dans ces conditions, l’automobile sera habituellement l’option la plus rapide et sera alors plus souvent privilégiée (Rietveld et Daniel, 2004). En effet, les besoins des automobilistes et des cyclistes ne sont pas les mêmes (Héran, 2014). Les premiers ont besoin d’un réseau hautement hiérarchisé et réglementé qui permet de tirer profit de leur vitesse; les seconds, d’un réseau bien maillé, continu et sécuritaire leur permettant d’atteindre le plus directement et agréablement possible leurs destinations.
Mesures de perméabilité filtrée
Cinq mesures permettant d’influencer le niveau de perméabilité filtrée sont présentées au tableau 1 (plus bas). Elles peuvent aussi être qualifiées de filtres modaux, puisque leur objectif est de faciliter le plus possible le mouvement à vélo et de réguler celui des automobiles (Aldred et Croft, 2019).
Ainsi, les infrastructures cyclables peuvent influencer le niveau de perméabilité filtrée de deux façons. D’une part, lorsqu’elles sont situées dans l’emprise du réseau routier, elles bonifient la liberté de mouvement des cyclistes si elles leur permettent de circuler dans les deux directions sur une route à sens unique (voir l’image de gauche plus haut). D’autre part, si elles sont en site propre et positionnées judicieusement, elles peuvent offrir un trajet bien plus direct à vélo qu’en automobile.
Tableau 1: Mesures de perméabilité filtrée
Mesures | Description |
Route additionnelle | Présence de routes uniquement réservées aux cyclistes (voies cyclables en site propre, etc.). |
Obstacles physiques | Aménagement d’obstacles physiques permettant de limiter l’accès des automobiles à certains tronçons de rue tout en permettant le passage des cyclistes (poteaux, bloc, clôture, barrière, etc.); peut créer l’effet d’un cul-de-sac seulement pour les véhicules motorisés. |
Sens unique | Présence d’infrastructures cyclables sur une rue à sens unique permettant aux cyclistes de circuler dans les deux sens. |
Signalisation | Signalisation permettant de restreindre l’accès des véhicules motorisés à un tronçon de rue, mais pas l’accès des cyclistes (interdiction de virage à gauche, circulation locale seulement, etc.). |
Mesures d’apaisement de la circulation | Aménagement des rues et des intersections visant à prioriser le vélo et à contrôler les comportements des automobilistes (croisement dénivelé, dos d’âne, priorité aux intersections, marquage au sol, gestion des limites de vitesse, etc.); a pour objectif d’augmenter le confort des cyclistes. |
La perméabilité filtrée à travers le monde
Dans un article récent, nous avons proposé la première opérationnalisation du principe au travers d’un indice de perméabilité filtrée (Savaria et al., 2021). Cet indice a été calculé dans 60 villes à travers le monde, regroupées en cinq grandes régions géographiques : l’Amérique du Nord (n=16), l’Amérique centrale et du Sud (n=8), l’Asie (n=10), l’Europe (n=21) et l’Océanie (n=5). Les résultats démontrent que le niveau de perméabilité filtrée est environ trois fois plus élevé en Europe que dans les quatre autres régions géographiques, où les résultats s’avèrent être sensiblement les mêmes en moyenne. À l’inverse, il est particulièrement faible dans les villes états-uniennes. À la lumière de ces résultats, une question émerge : qu’est-ce qui explique que les villes européennes ont un niveau de perméabilité filtrée à ce point plus élevé que celui que l’on retrouve dans le reste du monde? Bien que cette question puisse être le sujet d’une recherche à part entière vu les nombreux facteurs en jeu, quelques pistes d’explication peuvent être avancées.
Tout d’abord, il importe de préciser qu’aucune réglementation liée à la perméabilité filtrée n’a été relevée. Par contre, la principale différence entre l’Europe et le reste du monde est l’instauration de politiques pour favoriser et pérenniser la planification d’infrastructures cyclables (Furth, 2012). Par exemple, aux Pays-Bas, une réglementation exige qu’une séparation soit présente entre les infrastructures cyclables et routières sur les routes de plus de deux voies et sur celles dont la vitesse affichée est de 50 km/h et plus (Wegman et Aarts, 2006). Cette séparation est justifiée par la grande vulnérabilité des cyclistes à l’égard des véhicules motorisés. Ainsi, la sécurité et le confort des personnes utilisant les infrastructures cyclables séparées sont renforcés, ce qui est reconnu comme étant favorable à la pratique du vélo (Winters et al., 2011). De plus, cette réglementation permet de contrecarrer la tendance naturelle des gouvernements à planifier des infrastructures cyclables de moindre qualité dont les coûts sont plus faibles (Furth, 2012), telles les bandes cyclables et les voies partagées. C’est par exemple le cas en Amérique du Nord où la construction de voies cyclables est optionnelle et en aucun cas réglementée (Furth, 2012).
Ainsi, notre hypothèse est que les politiques exigeant la mise en place d’infrastructures cyclables que l’on retrouve uniquement en Europe ont eu comme avantage indirect d’augmenter le niveau de perméabilité filtrée. Autrement dit, l’objectif des autorités n’est pas relatif à la perméabilité filtrée, mais vise plutôt l’augmentation de la sécurité et du confort des cyclistes. Le haut niveau de perméabilité filtrée qui caractérise le réseau de plusieurs villes d’Europe aurait donc été atteint sans nécessairement y aspirer, la perméabilité filtrée étant un nouveau concept peu connu qui intègre progressivement le lexique de la planification des transports. Malgré tout, il s’agit certainement d’une approche que les personnes responsables de la planification des transports en Europe ont été intuitivement plus enclines à utiliser, puisqu’elles se préoccupent davantage de la pratique du vélo.
Nouvelle approche en planification des transports
Si elles souhaitent favoriser la pratique du vélo et réduire celle de l’automobile, l’ensemble des instances de la ville auraient tout intérêt à penser davantage leurs projets en matière de perméabilité filtrée. Tout nouvel aménagement pourrait être guidé par la question suivante : permet-il d’offrir un avantage au vélo par rapport à l’automobile? Ainsi, il faut raisonner en termes d’univers concurrentiel entre ces deux modes de transport, et c’est l’écart de liberté de mouvement offert par les réseaux cyclable et automobile qu’il faut s’efforcer de bonifier. Il importe de considérer l’automobile lors de la planification du réseau cyclable et, inversement, considérer le vélo lors de l’aménagement du réseau routier. De plus, il est essentiel de garder à l’esprit que l’automobile et le vélo ne concourent pas à égalité en raison de leurs différentiels de vitesse, de protection et de taille, grandement à l’avantage de l’automobile (Gössling, 2016). Par conséquent, viser un niveau de perméabilité filtrée positif n’est pas suffisant; il doit être élevé afin de compenser les différences techniques entre les deux modes. En ce sens, il n’est pas optimal d’aménager uniquement des infrastructures cyclables permettant de circuler dans le même sens que la circulation automobile. Bien qu’elles améliorent le confort et la sécurité des cyclistes, la distance à parcourir restera la même pour les deux modes. Dans la même veine, l’objectif des autorités ne devrait pas se chiffrer seulement en kilomètres d’infrastructures cyclables ajoutés, mais surtout en augmentation du niveau de perméabilité filtrée.
À notre avis, un intérêt majeur de l’approche de perméabilité filtrée est qu’elle permet de répondre efficacement à la demande latente pour des déplacements à vélo. Cette demande est fonction notamment de la densité de population, de la mixité dans l’utilisation du sol et du niveau de compacité de l’urbanisation (Jabareen, 2006). Plus ces caractéristiques seront élevées, plus les distances à parcourir seront courtes, rendant les déplacements envisageables à vélo (Handy, 2002). Il importe alors de créer un environnement urbain le plus propice possible à la pratique du vélo pour que cette demande se manifeste et que ces déplacements soient effectués à vélo. Des mesures de perméabilité filtrée sont une façon efficace d’y parvenir. À l’inverse, lorsqu’il y en a peu ou pas, cette demande se manifestera beaucoup moins. Ainsi, il conviendrait de prioriser la mise en place de mesures de perméabilité filtrée là où il y a un haut niveau de ces caractéristiques (densité, mixité et compacité), puisque c’est là où elles auront potentiellement le plus d’influence sur les comportements de mobilité.
Un autre avantage de l’approche de perméabilité filtrée est qu’elle élargit l’éventail d’outils de planification en ne s’appuyant pas uniquement sur la construction d’infrastructures cyclables. Le réseau existant peut aussi être modifié par l’ajout d’obstacles physiques, de signalisation, en modifiant le sens de la circulation ou avec des mesures d’apaisement de la circulation. Ce faisant, il est possible d’adapter la stratégie en fonction du type d’environnement urbain, puisque certains territoires ont une morphologie urbaine plus compatible avec certaines mesures que d’autres. Par exemple, un réseau routier plus sinueux peut être désenclavé pour les cyclistes par l’ajout d’infrastructures cyclables en site propre. À l’inverse, un réseau sous forme de grille nécessite une tout autre approche : la solution réside davantage dans l’implantation des autres mesures de perméabilité filtrée (signalisation, sens unique, obstacle physique et mesures d’apaisement de la circulation) qui ne modifient pas la forme générale du réseau, mais plutôt l’utilisation que l’on peut en faire. Finalement, la perméabilité filtrée peut être appliquée à de multiples échelles, soit au niveau de la rue, d’un îlot urbain, d’un quartier ou de l’ensemble de la ville. Ce caractère multiéchelle fait en sorte qu’elle peut être intégrée par les différentes parties prenantes de la ville (urbanistes, responsables de la planification, instances politiques).
Conclusion
Cette capsule a tenté d’apporter un nouvel éclairage sur la façon de planifier les villes de façon à favoriser le recours au vélo au détriment de l’automobile, et ce, en discutant du principe de perméabilité filtrée. À la façon des grandes villes cyclables européennes, il conviendrait de prendre davantage en compte le caractère concurrentiel de la mobilité urbaine, et en ce sens, travailler à bonifier l’efficacité du réseau accessible à vélo comparativement à celui pensé pour l’automobile. Dans le contexte nord-américain, l’approche de perméabilité filtrée permettrait ainsi de contrebalancer des décennies de planification des transports visant avant tout à faciliter les déplacements en automobile, efforts qui ont été catastrophiques pour ceux à vélo (Héran, 2014).
Par contre, il convient de signaler que l’acceptabilité de l’approche de perméabilité filtrée peut être difficile, puisque de manière générale, toute action visant à restreindre l’utilisation des véhicules motorisés privés fait habituellement face à une résistance en raison d’un attachement à la conduite automobile (Tertoolen et al., 1998). Malgré tout, si les autorités veulent véritablement encourager une mobilité durable, la perméabilité filtrée doit être vue comme une approche efficace pour planifier la mobilité urbaine en favorisant l’utilisation du vélo et non plus celle de l’automobile.
Bibliographie
Aldred, R. et Croft, J. (2019). « Evaluating active travel and health economic impacts of small streetscape schemes: An exploratory study in London ». Journal of Transport & Health, vol. 12, p. 86‑96.
Furth, P. G. (2012). « Bicycling infrastructure for mass cycling: A trans-Atlantic comparison ». City Cycling. Cambridge (MA) : MIT Press, p. 105‑140.
Gössling, S. (2016). « Urban transport justice ». Journal of Transport Geography, vol. 54, p. 1‑9.
Handy, S. L. (2002). « Accessibility-vs. mobility-enhancing strategies for addressing automobile dependence in the US ». European Conference of Ministers of Transport, p. 1‑32.
Héran, F. (2014). Le retour de la bicyclette : une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050. Paris : La Découverte, p. 255.
Jabareen, Y. R. (2006). « Sustainable urban forms: Their typologies, models, and concepts ». Journal of Planning Education and Research, vol. 26, no 1, p. 38‑52.
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Pouyanne, G. (2004). « Des avantages comparatifs de la ville compacte à l’interaction mobilité-forme urbaine. Méthodologie et premiers résultats ». Cahiers scientifiques du transport, vol. 45, no 1, p. 49‑82.
Rietveld, P. et Daniel, V. (2004). « Determinants of bicycle use: Do municipal policies matter? ». Transportation Research Part A, vol. 38, no 7, p. 531‑550.
Savaria, M., Apparicio, P. et Carrier, M. (2021). « Assessing filtered permeability around the globe: The unknown beloved principle of cycling cities ». Transportation Research Part D, vol. 97, no 102964, p. 1‑13.
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Tertoolen, G., Van Kreveld, D. et Verstraten, B. (1998). « Psychological resistance against attempts to reduce private car use ». Transportation Research Part A, vol. 32, no 3, p. 171‑181.
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Williams, K. (2017). Spatial planning, urban form and sustainable transport. London : Routledge, 240 p.
Winters, M., Davidson, G., Kao, D. et Teschke, K. (2011). « Motivators and deterrents of bicycling: Comparing influences on decisions to ride ». Transportation, vol. 38, p. 153‑168.
Zawieska, J. et Pieriegud, J. (2018). « Smart city as a tool for sustainable mobility and transport decarbonisation ». Transport Policy, vol. 63, p. 39‑50.
Cette recherche a été effectuée sous la direction de Philippe Apparicio, professeur en études urbaines (INRS) et de Mathieu Carrier, professeur associé en études urbaines (INRS)