Par Andrés Henao, étudiant au doctorat en études urbaines (INRS)
Introduction
Selon la Société de l’assurance automobile de Québec (SAAQ), les automobilistes qui dépassent des cyclistes en milieu urbain doivent respecter une distance minimale de 1 m dans les zones de moins de 50 km/h et de 1,5 m dans les zones de plus de 50 km/h (SAAQ, 2021). Cette mesure vise à assurer la sécurité des cyclistes et à réduire le sentiment de risque que la cohabitation avec les véhicules suscite auprès des utilisateur·trice·s de modes de déplacement actifs. Cependant, selon l’étude de Henao et Apparicio (2022) dans la ville de Montréal, un véhicule sur 32 dépasse un·e cycliste à moins d’un mètre de distance. En effet, les cyclistes s’exposent à d’innombrables risques dans l’environnement urbain, ce qui les rend parmi les plus vulnérables sur les routes (Beck et al., 2016). Par exemple dans la ville de Montréal, 467 accidents ont été enregistrés en 2020 dans lesquels la victime était un·e cycliste, et ce nombre a atteint 610 victimes en 2021. Et dans plus de 90 % des cas, un véhicule motorisé était impliqué dans l’accident pour les deux périodes (Ville de Montréal, 2023). Malgré le recours de la réglementation relative à la distance latérale de dépassement (DLD) et la volonté politique des autorités à la mettre en œuvre, le respect et l’application de cette règle représentent un défi technico-pratique pour les autorités et les cyclistes, et ce, pour deux motifs : premièrement, il n’existe pas de dispositifs appropriés pour leur évaluation et leur suivi. Deuxièmement, il n’y a pas de méthode définie pour compiler, traiter et analyser les données relatives aux dépassements. Dans cette capsule thématique VRM, nous présentons un dispositif qui vise à améliorer la compréhension de ce phénomène, un outil libre (en anglais : open source) disponible pour toutes et tous.
Dans ce contexte, au cours de la dernière décennie, des chercheur·se·s du monde entier ont consacré leurs efforts à l’analyse et à l’amélioration des conditions de sécurité des cyclistes (Rubie et al., 2020) et les vélos sont devenus de véritables laboratoires mobiles pour l’acquisition de données (Rubie et al., 2020; Henao, 2021; Beck et al., 2019; Debnath et al., 2018). Parmi ces œuvres figurent l’utilisation d’images et de vidéos pour mesurer la DLD, l’utilisation de sonars et de capteurs infrarouges commerciaux pour mesurer la distance et finalement — grâce à la démocratisation de techniques de prototypage comme l’impression 3D et le développement de cartes de programmation/microordinateurs d’accès facile comme Arduino et Raspberry Pi — la création de dispositifs libres pour mesurer non seulement la distance, mais aussi la position géographique de l’évènement ou du conflit. Parallèlement, les méthodologies et techniques pour analyser les dépassements ont également beaucoup évolué grâce à des techniques d’analyse statistique spatiale; ces techniques permettant d’inclure une grande diversité de variables de l’écosystème urbain lors d’un dépassement, il est ainsi possible d’en analyser l’incidence durant le dépassement. Par exemple, voici certaines des variables utilisées à travers les études : l’identification du type de véhicule effectuant le dépassement, l’identification du type d’infrastructure routière lors de l’évènement, la vitesse du véhicule et du vélo, la pente, le temps de dépassement. En effet, plus le nombre de variables est important, plus grande sera la complexité technique de l’étude; en d’autres termes, plus grand sera le nombre d’instruments nécessaires pour l’acquisition de données. À cet égard, la recherche multi-appareils présente les limites suivantes : premièrement, il est nécessaire de disposer d’une grande capacité financière pour acquérir les dispositifs, dont les plus courants sont les capteurs de distance, les caméras, les GPS et les compteurs de vitesse. Deuxièmement, les collectes de données nécessitent un grand temps de préparation et de formation pour les personnes participantes, et dans certains cas, le manque d’expérience dans l’utilisation d’un appareil ou des appareils peut représenter une perte considérable de données. Troisièmement, pour les collectes naturalistes, c’est-à-dire les collectes où les cyclistes roulent naturellement, sans l’intervention du chercheur ou de la chercheuse ou sans instructions de conduite préétablies, l’entretien et la gestion des dispositifs deviennent un problème potentiel qui peut inclure la perte de matériel ou des accidents dus à une mauvaise manipulation des dispositifs.
En soulignant ces lacunes dans le domaine de la sécurité des cyclistes, dans le cadre de ma maitrise, j’ai développé, avec le soutien du Laboratoire d’équité environnementale (LAEQ) dirigé par Philippe Apparicio, un instrument libre, conçu pour faciliter la recherche sur la distance latérale de dépassement (DLD). De cette manière, au cours du premier trimestre 2021, le capteur One Metre Plus (1M+) a fait son apparition, en intégrant une variété de capteurs à faible coût, avec des techniques de modélisation et impression 3D. Nos objectifs avec ce dispositif étaient de standardiser les méthodes de collecte de données sur la DLD et de créer un instrument économique, modifiable et accessible. D’un prix approximatif de 500 $ US (pour 2021), ce dispositif combine trois fonctions : la capture de vidéos avec une caméra à 160°, cette caractéristique permet d’enregistrer le côté du vélo et l’avant du vélo (figure 1), l’enregistrement à la seconde de la position géographique du ou de la cycliste avec un GPS et la mesure de DLD avec un capteur infrarouge LIDAR, capable de mesurer jusqu’à 12 m de distance (pour plus d’information, lire l’article de Henao et al., 2021). Il convient de noter que pour saisir ces trois fonctions, il faut disposer de trois appareils différents d’une valeur commerciale comprise entre 1 000 et 2 000 $ US.
Figure 1 : Images des itinéraires obtenus avec le capteur One Metre Plus (1M+). Crédits photos: Andrés Henao, 2023.
Le One Metre Plus V1 (1M+) est basé sur le Raspberry Pi (microordinateur libre avec distribution Linux). Le modèle 3D et le code du dispositif sont disponibles gratuitement pour téléchargement. Ce projet participatif permet également de modifier la programmation, d’ajouter des capteurs ou d’autres dispositifs et même de modifier la géométrie du boitier 3D selon le besoin. Les plans ainsi que le code et les instructions d’assemblage de la version 1 sont disponibles sur la page GitHub. Il s’agit, à notre connaissance, du premier projet de ce type dans le domaine de la sécurité des cyclistes, qui rejoint d’autres initiatives collaboratives visant à améliorer les conditions des adeptes de modes de déplacement actifs. Un autre exemple est le projet CanAirIO, un dispositif colombien conçu pour mesurer les données relatives à l’exposition des cyclistes aux polluants atmosphériques (Bernal, Vanegas et Pachon Arttesano, 2020). Notre projet s’inscrit dans la logique de l’ingénierie libre, dont les grands principes sont le partage de connaissances et l’amélioration continue et participative (Bonvoisin, 2017). Dans cette capsule thématique, nous présenterons notre deuxième version, les caractéristiques générales, les améliorations et l’avenir du projet One Metre Plus (1M+).
One Metre Plus version 2
Au cours de l’hiver 2021, avec l’équipe du LAEQ, nous avons décidé de réaliser la deuxième version du 1M+. En plus d’inclure les instruments et fonctionnalités décrits précédemment, cette nouvelle version contient plusieurs simplifications de conception qui réduisent le temps d’impression 3D des pièces et le processus d’assemblage. Elle a été spécialement adaptée aux conditions de l’hiver canadien, où les appareils doivent souvent fonctionner à des températures inférieures à -15 °C. En outre, le nouveau modèle de la boite en plastique conçu pour protéger les instruments et la batterie permet d’ajouter des ressorts ou des boules d’amortissement en caoutchouc pour réduire les vibrations de la caméra. Finalement, cette version inclut un bouton frontal qui peut être utilisé pour caractériser l’expérience des cyclistes pendant leur trajet, c’est-à-dire qu’il leur est possible d’appuyer sur le bouton pour signaler une action dangereuse d’un véhicule ou même — en fonction du cadre méthodologique de la recherche —, signaler une singularité de la conduite ou de l’écosystème urbain. La figure 2 décrit en détail les différents éléments inclus dans la version 2.
Le matériau utilisé pour l’impression de la boite est le PLA, un plastique à base végétale biodégradable. Le modèle est hermétiquement scellé, il est capable de travailler dans des conditions de froid inférieur à zéro pendant cinq heures et peut sauvegarder les données de tous les capteurs en temps réel. Son interface simple, intuitive et facilement modifiable permet également à l’utilisateur·trice de régler certains paramètres, à savoir la langue de l’appareil entre l’anglais, le français et l’espagnol, la résolution de la caméra, les unités de mesure de la distance entre pouces et centimètres, ainsi que la distance maximale à mesurer (jusqu’à 12 m). Pendant la capture de données, il est possible de vérifier les différentes variables et l’état de l’appareil directement sur l’écran (figure 3).
L’appareil a été utilisé dans différentes collectes de données. Par exemple, une collecte naturaliste pendant trois semaines au cours de l’hiver 2022 pour le projet de doctorat de David Carpentier, où un total de six appareils ont été développés et assemblés dans le laboratoire; ensuite, les appareils ont été donnés à dix sujets bénévoles pour évaluer leurs pratiques de déplacement en hiver dans la ville de Montréal (Carpentier-Laberge et Apparicio, 2023). La figure 4 montre l’installation sur le guidon du capteur One Metre Plus avec d’autres dispositifs utilisés.
Le One Metre Plus représente un appareil innovant pour ses multiples fonctionnalités et leur adaptabilité pour la modification des variables et des conditions d’enregistrement. En comparaison avec un appareil comme le Codaxus (version C3FT v3) avec un prix de 1460 $ US, ce dernier enregistre uniquement la distance de dépassement latéral. Ainsi, le 1M+ permettra aux chercheur·se·s de comparer leurs résultats sur la base d’un appareil commun, facilitant ainsi la généralisation et la comparabilité des résultats entre différents contextes. Pour nous, il s’agit d’une avancée non seulement pour les études de transport, mais aussi pour les études urbaines et les sciences sociales. Dans ce dernier domaine, ce dispositif ouvre la porte à la création d’autres dispositifs et techniques de compilation de données et d’analyse spatiale. Ce projet démontre qu’il est possible de créer des espaces de co-génération et d’apprentissage entre différentes disciplines afin de réduire l’écart entre les concepts et les variables mesurées dans le monde réel.
La deuxième version du 1M+ est disponible sur la page GitHub.
Conclusion – Avenir de la recherche collaborative
Selon notre étude dans la ville de Montréal, un mètre de distance comme mesure de précaution lors du dépassement de cyclistes est une distance encore très insuffisante. En effet, le niveau de vulnérabilité perçu par un grand nombre de cyclistes est très élevé, notamment lorsqu’un véhicule lourd (un bus ou un camion) effectue le dépassement (Henao et Apparicio, 2022). Avec le One Metre Plus (1M+), nous souhaitions construire un outil innovant pour l’analyse de la DLD et nous espérons être témoins du développement de plusieurs dispositifs à travers le monde, formant ainsi un réseau de projets avec des techniques d’acquisition de données fortement comparables. Il convient de souligner que ce projet a été réalisé dans un laboratoire de sciences sociales, situation dont nous sommes très fiers, toutefois nos ressources pour R&D étaient limitées. Par exemple, nous n’avions pas accès aux outils de prototypage d’un modèle plus compact. Dans ce contexte, certaines des améliorations potentielles sont les suivantes : le développement d’une carte de circuit imprimé (en anglais : printed circuit board) à libre accès spécifique aux fonctionnalités du 1M+, la carte pourrait inclure les capteurs directement installés et ainsi réduire le temps d’assemblage et le volume du dispositif. Également, d’autres techniques de téléchargement de données pourraient également être mises en œuvre, comme le stockage dans le nuage ou le téléchargement direct dans un réseau. Cette fonctionnalité permettra d’une part aux utilisateur·trice·s d’accéder à des cartes des zones où se produisent les dépassements dangereux (moins d’un mètre de distance) et d’autre part, aux autorités d’avoir accès aux données pour identifier les infrastructures les plus dangereuses et prendre les mesures nécessaires selon les conditions. Finalement, le One Metre Plus pourrait s’intégrer dans des projets de vélopartage et dans les vélos de la police pour étendre le cadre d’analyse sur la distance latérale de dépassement.
Cette recherche a été effectuée sous la direction de Philippe Apparicio, professeur en études urbaines (INRS).
Bibliographie
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