Capsule thématique

Sociétés de développement commercial : outils de revitalisation urbaine ou vecteurs du néolibéralisme ?

Par Roxane Bédard, diplômée de la maîtrise en études urbaines (UQAM)

Introduction

S’il y a un défilé du père Noël, une escouade de collecte de déchets ou un piano public sur une artère commerciale, c’est probablement parce qu’une société de développement commercial (SDC) s’en occupe. Dans diverses régions du monde, ces associations de commerçant·e·s peuvent notamment être connues sous les désignations Business Improvement District, Business Improvement Area, Special Improvement Districts, Public Improvement Districts ou Downtown Improvement Districts (Ward, 2006). En fait, les SDC sont tellement répandues que la plupart des artères commerciales ayant connu du succès en auraient implanté une sur leur territoire pour aider à en faire la promotion et la pérennisation (Hack, 2013). Il s’agit donc d’un concept international ayant des impacts potentiellement importants sur la manière dont nous habitons nos artères commerciales. Pourtant, il reste plutôt méconnu.

L’ objectif de cette capsule thématique est donc triple : mieux définir les SDC, comprendre les raisonnements et les avantages qui peuvent justifier leur implantation, ainsi que réfléchir aux potentielles conséquences néfastes de leur présence dans un quartier.

Qu’est-ce qu’une SDC?

Morçöl et Wolf (2010) définissent les SDC comme des associations de commerçant·e·s créées par une municipalité pour fournir certains services sur une zone délimitée. Le caractère obligatoire de la participation financière des commerçant·e·s présents dans cette zone peut être comparé à la formule Rand pour des travailleur·se·s appartenant à un syndicat (Dion, 2016) : puisque les commerces reçoivent des avantages de la part des SDC qui les représentent, ils doivent y contribuer. Cela va à l’encontre de la logique de la plupart des politiques fiscales visant les commerces, puisqu’il s’agit en essence d’une hausse de taxes plutôt que d’une baisse de taxes (Sands, Reese et Filion, 2014).

En échange de cette augmentation du fardeau fiscal, les commerces situés sur le territoire de SDC gagnent une place à la table de la gouvernance urbaine et certains pouvoirs d’aménagement urbain, quoique ces derniers puissent grandement varier entre les divers territoires de compétence. Ce transfert de responsabilités du secteur public au secteur privé s’inscrit dans la logique derrière l’apparition des SDC. En effet, dans le dernier quart du 20e siècle, l’étalement urbain associé à la prolifération automobile et aux nouvelles formes commerciales, comme les mégacentres commerciaux (power centers), a mené au constat d’un certain déclin des centres-villes nord-américains (Hoyt et Gopal-Agge, 2007; Simard et Ouellet, 2005). Puisque les commerces ne sont pas des organismes de charité et ne voudraient surtout pas être perçus comme tels, leur contribution financière aux efforts de revitalisation urbaine est facilitée quand elle est assujettie à des garanties de retombées positives ou à un partage des responsabilités, ce qui peut se faire avec le modèle des SDC (Llewelyn-Davies, 2003). Cela répond également aux défis des municipalités qui se retrouvent aux prises avec une liste de responsabilités qui s’allonge plus rapidement que leur capacité de taxation traditionnelle (Hoyt et Gopal-Agge, 2007). Mérenne-Schoumaker (2001) va plus loin encore, puisqu’elle dit que l’avenir d’un centre-ville est directement lié à sa capacité à créer des synergies avec différents secteurs, comme la culture, les loisirs et l’aménagement urbain.

Il faut cependant apporter certaines nuances : toutes les SDC ne sont pas aussi importantes les unes que les autres, que ce soit en matière de moyens ou de capacité d’action. Cela revient souvent à leur capacité de taxation, puisqu’une SDC avec davantage de revenus de cotisation sera mieux placée pour réaliser des investissements nécessitant un certain capital (Sands, Reese et Filion, 2014). Même si la majorité des SDC n’ont qu’un impact très local, les plus grandes sont capables d’influencer massivement l’arène politique et les décisions d’aménagement d’une municipalité (Morçöl et Wolf, 2010). Par contre, il faut comprendre que les SDC n’ont pas beaucoup de pouvoirs contraignants : leur rôle dans la gouvernance urbaine se résume à une capacité, plutôt limitée, d’influence et de persuasion (Lippert et Sleiman, 2012).

L’inclusion même des commerces dans les politiques de revitalisation urbaine comme acteurs plutôt que comme sujets est relativement nouvelle et doit être interprétée comme faisant partie d’une évolution de l’importance de ce secteur dans nos visions de la ville (Guimarães, 2021). Pour justifier leur participation à la gouvernance urbaine, les SDC doivent apporter une connaissance concrète des enjeux propres à leur territoire et la partager avec différents acteurs (Lippert et Sleiman, 2012). Il est donc difficile d’isoler les impacts spécifiques des SDC sur la revitalisation des centres-villes en raison de la nature collaborative de leurs interventions (Morçöl et Wolf, 2010). Il n’existe pas de scénario permettant de comparer un milieu pourvu d’une SDC avec un milieu qui en est dépourvu et qui n’a pas mis en place des plans de revitalisation du centre-ville (Sands, Reese et Filion, 2014). Il est également difficile de comparer les impacts de différents paliers de gouvernance, puisque ceux-ci ont des rôles différents : le palier national a la responsabilité de créer des programmes et des objectifs, alors que le palier local les met en place de manière concrète sur le terrain (Peck et Theodore, 2001, dans Ward, 2006).

En bref, les SDC sont des organisations regroupant des commerçant·e·s d’un territoire spécifique pour leur permettre d’influencer la gouvernance urbaine. Leurs pouvoirs varient, mais elles sont capables d’avoir leur mot à dire sur l’aménagement urbain et les politiques de revitalisation urbaines grâce à leurs partenariats et à leur capacité de taxation.

À quoi servent les SDC?

Cook (2009) identifie trois manières dont les propriétaires de commerces peuvent participer à la gouvernance urbaine : en tant que sujets recevant des services; en tant que leviers externes finançant et influençant les prises de décisions publiques; en tant que leviers internes créant et fournissant des services. La création d’une SDC permet aux commerces de se placer résolument dans cette troisième catégorie. Ward (2007) décrit ce mécanisme comme étant une manière pour les commerçant·e·s de transformer leur pouvoir économique en capacité politique concrète de modeler leur ville à leur volonté. Les SDC sont donc à la fois une nouvelle forme de gouvernance urbaine et une politique de régénération urbaine menée de front par les commerçant·e·s (Guimarães, 2021).

Même si les SDC sont motivées principalement par l’intérêt pécuniaire de propriétaires de commerces, les actions qu’elles doivent entreprendre pour contrer le déclin des centres-villes et accroître l’attractivité de leur territoire doivent être réalisées à l’échelle d’une communauté pour être efficaces (Morçöl et Zimmermann, 2006). En effet, même si seuls des commerces attractifs peuvent garantir le succès d’une zone commerciale, les SDC permettent de réunir les conditions nécessaires à ce succès, notamment sous la forme d’aménagements urbains et de campagnes promotionnelles (Hack, 2013). La comparaison que nous avions faite plus tôt entre les SDC et les syndicats est encore valide ici : ce sont la force du nombre et l’unité d’action qui donnent sa force au modèle des SDC. Norbert (2003) a notamment relevé qu’à Marseille, c’est précisément pour régler les différences d’intérêts entre les commerçant·e·s qu’une association commerciale de ce type a été créée. Il est en effet plus facile pour les instances publiques de s’adresser à une seule entité représentant une décision majoritaire rendue par vote démocratique que de tenter elles-mêmes de discerner les différentes forces en présence.

Un des avantages des SDC est donc qu’elles sont capables à la fois de parler couramment le langage technocratique de l’administration municipale et de comprendre les besoins, les désirs et les projets des commerces locaux (Moore et Mell, 2023). Ainsi, Guimarães (2021) avance qu’elles sont en mesure d’éviter la cristallisation typique aux projets traditionnels de revitalisation urbaine : comme les SDC sont à la fois dans le monde des commerçant·e·s et celui des fonctionnaires, elles savent adapter leurs interventions avant que celles-ci soient rendues obsolètes par les changements dans la composition du quartier.

De plus, Morçöl et Wolf (2010) soulignent que les SDC ne sont pas limitées à un seul rôle ou à une seule fonction, mais peuvent adapter leur offre de services et leurs pouvoirs aux besoins de leur communauté, habituellement avec le soutien formel de leur municipalité, mais pas nécessairement. Les SDC sont donc des créatures profondément locales qui changent et évoluent selon les caractéristiques et les besoins de leur zone d’implantation, même s’il s’agit d’un concept présent partout dans le monde (Guimarães, 2021).

Les rôles des SDC vont également évoluer avec le temps et l’implantation dans leur milieu. Même si elles ne se préoccupent que d’enjeux de propreté et de sécurité au moment de leur création, elles vont progressivement comprendre l’importance et l’impact potentiel de l’aménagement urbain (Moore et Mell, 2023). Elles pourraient même, au bout d’un certain moment et avec un niveau suffisant de collaboration avec les autorités municipales, s’impliquer dans la mise en place de solutions intelligentes à des problèmes de durabilité urbaine (Villarejo Galende, Esteve Pardo et Peiret García, 2019).

Ainsi, les commerçant·e·s représentés par des SDC et les administrations municipales partagent l’objectif de revitaliser leur centre-ville, dans le sens où cette vitalité est mesurée par des indicateurs économiques comme l’achalandage et le chiffre d’affaires des commerces (Guimarães, 2021). Le recours des villes aux SDC pour atteindre cet objectif est, selon Hoyt et Gopal-Agge (2007), une preuve de l’efficacité et de la créativité du secteur privé dans la résolution de problèmes publics. La participation démocratique des commerçant·e·s et la source de revenus additionnels fournie par le pouvoir de taxation des SDC pourraient être à la source de cette efficacité (Villarejo Galende, Esteve Pardo et Peiret García, 2019).

En résumé, les SDC sont créées par les municipalités pour aider au développement économique d’un quartier en consultant les propriétaires de commerces. Les actions que ces organisations peuvent entreprendre pour atteindre cet objectif varient toutefois grandement selon les lieux et les besoins observés, ce qui est présenté comme un avantage majeur de ce modèle de gouvernance.

Quels sont les désavantages des SDC?

Cependant, tout n’est pas rose dans la gouvernance des SDC. En effet, de nombreuses critiques ont été émises sur la nature exacte du partenariat entre les SDC et les municipalités : qui profite réellement de ce partenariat? (Grossman, 2010). La gouvernance urbaine n’est pas simplement une machine qui donne des services à la population; il s’agit d’un système dans lequel différents acteurs, dont les commerçant·e·s et les SDC, se battent pour défendre leurs propres intérêts (Morçöl et Wolf, 2010). Il est donc toujours important de garder à l’esprit que l’objectif premier des commerçant·e·s dans leur participation à ce système est la maximisation de profits privés (Cook, 2009), pas nécessairement le bien-être de l’ensemble de la population (Grossman, 2010). Le développement économique souhaité par une municipalité peut coïncider avec les volontés des commerçant·e·s, mais il ne s’agit pas d’une certitude (Morçöl et Wolf, 2010).

Dans ce contexte, de nombreux auteur·e·s se sont inquiétés d’un effritement de la place du public dans la gouvernance urbaine, puisque les SDC semblent être en droite ligne avec une idéologie néolibérale souhaitant y remplacer le public par le privé (Guimarães, 2021). Dans cette même logique, l’État de compétition remplace l’État-providence : l’objectif est d’avoir le meilleur standing international, pas de répondre aux besoins des citoyen·ne·s (Ruffin, 2010).

Certains critiques des SDC vont même jusqu’à dire que toutes les SDC se ressemblent et qu’elles embourgeoisent le quartier à coup d’art commercial fade et de chaînes retrouvables dans n’importe quelle autre rue commerciale mondialisée (Steel et Symes, 2005). Cet embourgeoisement se concrétiserait par la transformation d’anciens espaces manufacturiers et ouvriers en logements luxueux et en espaces de consommation et de détente spécifiquement conçus pour attirer une nouvelle population plus aisée et plus blanche que celle qui utilisait ces espaces précédemment (Turner, 2002). Les SDC seraient donc une manière d’incarner physiquement dans la transformation de l’aménagement urbain le concept même du néolibéralisme, faisant passer ce dernier d’une volonté politique à une inévitabilité économique (Ward, 2006).

Il existe aussi un argumentaire important soulignant que les SDC sous-entendent le transfert d’espaces fondamentalement publics aux mains d’une démocratie réservée à certains intérêts privés (Ward, 2007). Il est important de se rappeler que seuls les propriétaires de commerces ont droit de vote sur les budgets des SDC. Il s’agit d’une transformation néolibérale de la notion même de ce que signifie l’administration publique, notamment parce que les gouvernements perdent de leur souveraineté (Morçöl et Zimmermann, 2006), mais aussi parce que la possession de capital devient la nouvelle base de la citoyenneté (Ward, 2006). Ainsi, même si les SDC sont parfois présentées comme une manière d’améliorer le niveau de consultation publique d’une municipalité, il s’agit en fait d’une manière d’exclure la voix des citoyen·ne·s les plus marginalisés (Turner, 2002). En conséquence, il ne faut pas s’étonner du fait que les propositions des SDC ne prennent pas en compte les besoins de ces citoyen·ne·s (Simard et Ouellet, 2005).

Ainsi, les SDC sont parfois décrites dans la littérature scientifique comme étant des engeances du néolibéralisme dépouillant les administrations publiques de leurs pouvoirs d’aménagement des espaces communs pour mieux exclure politiquement et économiquement les populations les plus marginalisées d’une communauté.

Conclusion

Nous avons, au cours de cette capsule thématique, fait référence quelques fois à une comparaison entre les SDC et un syndicat de commerçant·e·s. Les SDC sont effectivement des organisations de commerçant·e·s créées pour défendre les intérêts de ceux-ci à l’aide de leur contribution financière. Pour certaines personnes, cela veut dire un meilleur développement économique du centre-ville et une organisation plus agile et créative que ce que l’administration publique est capable de faire. Pour d’autres, il s’agit plutôt d’une manière d’enrichir des capitalistes au détriment de la population locale, de l’unicité du quartier et de la démocratie elle-même.

Ces deux visions ne sont pas mutuellement exclusives. En effet, un projet promu comme outil de revitalisation sera parallèlement dénoncé comme facteur d’embourgeoisement. Il s’agit probablement là de la chose la plus importante à retenir lorsque l’on parle des SDC : elles sont très efficaces pour accomplir leurs objectifs, mais il est toujours important de se demander si leurs objectifs concordent avec notre vision du bien commun.

Bibliographie

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Cette recherche a été effectuée sous la direction de Ugo Lachapelle, professeur en études urbaines (UQAM)