Mai 2024
Par Flandrine Lusson étudiante au doctorat en études urbaines (INRS)
Classe Esprit critique organisée par Hélène Bélanger (UQAM), Martin Horak (Western University), Nick Revington (INRS), Yushu Zhu (SFU), Hélène Madénian (INRS)
Évènement qui s’est tenu les 18, 19 et 20 juin 2024.
Cette classe de trois jours a accueilli un ensemble de spécialistes de la question du logement et des politiques de logement au Canada. Réalisée en anglais, elle a permis de discuter avec des professeur·e·s de plusieurs universités canadiennes, dont Yushu Zhu, professeure adjointe au Laboratoire d’études urbaines et de politiques publiques de l’Université Simon Fraser (Colombie-Britannique), Martin Horak, professeur au Centre de politiques urbaines et de gouvernance locale à l’Université Western (Ontario), Hélène Bélanger, professeure au Département d’études urbaines et touristiques de l’Université du Québec à Montréal, et Nick Revington, professeur spécialiste du logement et du développement urbain à l’INRS à Montréal. En plus de ces professeur·e·s, des panélistes provenant des milieux de pratique montréalais ont également présenté leurs connaissances lors d’une table ronde, le dernier jour de la classe. La Classe Esprit critique était divisée en plusieurs sections thématiques animées à tour de rôle par les professeur·e·s organisateurs. Deux semaines avant le début de la classe, les participant·e·s étaient invités à lire un ensemble d’articles pour chaque bloc thématique. Entre pratique et théorie, les quinze personnes inscrites aux trois journées ont tantôt écouté des conférences interactives, tantôt réalisé des visites de terrain ou encore se sont prêtées à la création d’un balado. La suite du compte-rendu présentera une synthèse des réflexions et savoirs appris lors de ces journées.
Jour 1
La classe se tenait dans une petite salle du 3e étage de l’INRS à Montréal. À 9 h 30, tout le monde était installé et a commencé à se présenter. Issus de domaines variés, allant de la santé publique à la sociologie en passant par les études urbaines ou les sciences politiques, tous et toutes avaient un intérêt pour la thématique du logement et plus précisément la crise du logement.
La première séance de la journée était présentée par Martin Horak. En prenant l’angle de la gouvernance à plusieurs niveaux, son objectif était de nous présenter les grands enjeux de la crise du logement au Canada et l’historique des choix politiques qui ont mené à cette crise en posant les questions suivantes : comment en sommes-nous arrivés là? Et de quelle crise parlons-nous? Au Canada, le système de logement est divisé en trois grandes composantes : le marché de la propriété privée est le principal, représentant 67 % des ménages, suivi du système locatif, représentant 29 % du marché et principalement situé au sein des villes, et enfin, le logement communautaire, qui représente 4 % du système. Ces trois systèmes peuvent aussi être stratifiés en fonction du profil des ménages, car le système de la propriété privée regroupe principalement des individus aux revenus moyens à supérieurs, tandis que le marché locatif réunit des individus aux revenus moyens à faibles et le logement communautaire, davantage d’individus à faibles revenus. Si le logement communautaire est aujourd’hui aussi peu développé, c’est principalement que le modèle de la propriété privée reste le plus valorisé et répandu à l’heure actuelle. Cependant, ces stratifications exposent déjà l’un des enjeux majeurs du système d’habitation canadien : les inégalités, car tout le monde n’arrive pas à accéder à la propriété privée et à cela s’ajoutent des choix politiques historiques qui ont mené à un plus faible développement des autres secteurs. En effet, le système du logement au Canada peut être lu à partir des trois échelons de gouvernement et de leurs rôles respectifs hier et aujourd’hui dans les politiques en matière de logement : l’échelon fédéral, provincial et municipal. De 1950 aux années 1990, le modèle keynésien prime et c’est l’échelon fédéral qui a le rôle central en matière de logement. Cette période voit la construction d’une grande proportion des logements communautaires actuels.
À partir des années 1990, le gouvernement fédéral arrête son financement et transfère la compétence aux provinces. Cependant, au cours de cette période, les provinces commencent à libéraliser le marché de la location et les inégalités de revenu augmentent, donnant lieu à une insécurité résidentielle grandissante. Les prix des loyers bondissent de 30 % dans les années 1990 et de 40 à 45 % entre 2000 et 2010. Les dépenses des propriétaires n’ont pendant ce temps pas augmenté. Dans les années 2000, c’est le rôle des gouvernements municipaux et principalement des grandes villes qui vient accroitre ces inégalités dans un contexte où le foncier devient un outil de financement de leurs politiques et programmes de développement. L’inflation s’accentue alors et s’étend progressivement aux moyennes et petites villes. Pendant la crise de 2008, le gouvernement fédéral injecte d’importantes sommes d’argent pour contrer le risque d’explosion de la bulle immobilière, mais cela accélère l’inflation. Puis en 2022, la Banque du Canada hausse les taux hypothécaires qui n’avaient jusqu’alors pas beaucoup augmenté, créant une pression sur les propriétaires et en particulier ceux de la classe moyenne. L’insécurité résidentielle a alors progressivement touché une plus large partie de la population. Alors que l’expression « crise du logement » était déjà présente dès les années 1980, mais qu’elle concernait principalement les locataires, aujourd’hui cette crise touche aussi les propriétaires : le spectre des individus vivant la crise s’est élargi, et la question du logement abordable s’est imposée à plusieurs paliers gouvernementaux. Après avoir présenté ces différents enjeux, Martin Horak a donné l’exemple de London qui, comme de nombreuses villes canadiennes, vit ces enjeux. Cette ville moyenne située en Ontario a décidé de mettre en place des programmes pour y répondre.
La réponse la plus commune, et encore dominante, reste la construction de logements, mais elle ne vient pas directement répondre aux enjeux d’inégalité. Pour résoudre ces enjeux, Martin Horak a proposé à l’assistance de se diviser en groupes de trois, de représenter une organisation dont la mission est de porter la parole d’un groupe social peu ou pas servi par le marché du logement tel qu’il est aujourd’hui pensé : étudiant·e·s internationaux ou non, mères monoparentales, personnes âgées, ménages à faibles revenus, propriétaires issus de la classe moyenne, personnes au chômage, et la liste peut encore continuer. Cette matinée a donc posé les bases pour réfléchir plus en profondeur aux solutions disponibles et envisageables pour répondre à la crise du logement au Canada.
Après un lunch commun, la première journée d’étude a recommencé à 14 h. Les réflexions se sont orientées autour du concept de logement communautaire, un terme qui prend de l’importance au sein des politiques publiques canadiennes, mais qui reste encore méconnu dans ses significations. C’est justement en réponse à un manque de définition claire de ce terme progressivement devenu un mot-valise que Yushu Zhu, animatrice de l’atelier, Meg Holden, chercheuse à l’Université Simon Fraser, et leurs deux étudiantes, Natasha Mhuriro et Hanan Ali, ont décidé de produire ensemble un balado intitulé Demystifying Community Housing (irpp.org). Le balado comprend six épisodes qui, chacun, invitent un, une ou plusieurs spécialistes pour démystifier le logement communautaire et échanger autour des questions suivantes : qu’est-ce que le logement communautaire? Qu’est-ce que vivre dans un logement communautaire? Pourquoi avons-nous besoin de logement communautaire? Quels sont les défis et possibilités de ce secteur? Quel est l’avenir de ce secteur? La création de ce balado est partie du constat d’un manque de savoir dans le domaine et plus spécifiquement de l’objectif de déconstruire un ensemble de mythes sur le sujet.
Comme l’explique Yushu Zhu, le premier de ces mythes est que le logement communautaire serait automatiquement subventionné. Cela n’est pas forcément vrai, car il existe une variété de logements communautaires qui intègrent effectivement le logement social subventionné, mais ne s’y limitent pas. Parler de logement communautaire vise à sortir de l’aspect financier pour recentrer le débat sur la question du bien-être, les enjeux d’instabilité résidentielle et l’inabordabilité du logement, dans un contexte où le système de l’habitation au Canada reste encore majoritairement guidé par la recherche de profit. Cela n’empêche que pour que le secteur puisse se développer et répondre aux besoins de la population, il devrait le plus possible être soutenu et financé par les pouvoirs publics. Le second mythe est que le logement communautaire serait mal entretenu, voire dangereux, alors que cela ne concerne qu’un tiers des logements, et que 60 % du secteur est en bonne condition. Le troisième mythe est que le logement communautaire ne concerne que les ménages à faibles revenus, alors qu’il comprend un grand éventail de types de revenus. Enfin, le dernier mythe exposé par la professeure Zhu est que le système du logement communautaire serait limité financièrement, en ce sens qu’il ne serait pas possible pour les gouvernements de le financer, et serait même limité en tant que concept.
Cependant, Yushu Zhu explique que ce n’est pas tant le modèle qui est limité que le système canadien actuel qui ne lui permet pas de se développer réellement. Mettre en place un nouveau modèle nécessiterait alors de l’innovation, des actions collectives qui misent sur la collaboration et la coordination, et de nouvelles manières de penser le logement, ses rôles et ses effets sur la population. Après ces riches réflexions, cette première journée d’étude s’est terminée par la création, en petits groupes de quatre personnes, d’un extrait de balado, un outil de plus en plus mobilisé en sciences sociales pour diffuser des savoirs et des résultats de recherche. Après avoir défini le thème du balado et son déroulement, chaque groupe était invité à enregistrer ses séquences audios. Les extraits de chaque groupe ont ensuite été écoutés.
Jour 2
La seconde journée de la Classe Esprit critique s’est réalisée sur le terrain et à l’intérieur. Le matin, les participant·e·s se sont séparés en deux groupes et se sont retrouvés dans la ville de Montréal, à Saint-Henri et Pointe-Saint-Charles, deux quartiers historiquement industriels qui à la fois regroupent des populations variées (https://censusmapper.ca/maps/3724#8/45.566/-73.902), ont vécu et vivent toujours des transformations et en particulier des dynamiques de gentrification, tout en ayant un tissu associatif dynamique et des initiatives plurielles en matière de logement communautaire. À l’aide d’itinéraires prédéfinis, chaque groupe devait visiter son quartier afin d’en présenter les enjeux à l’autre groupe en après-midi. Après trois heures de marche, chaque groupe s’est retrouvé à l’INRS pour préparer sa présentation. Des deux présentations, ce sont les contrastes qui ont le plus été observés à l’intérieur de chaque quartier. Ces contrastes sont à la fois architecturaux et sociaux. Aux grandes tours d’habitation se mélangent des maisons individuelles représentatives de l’historique de chaque quartier. Entre maisons cossues et petites maisons ouvrières, là encore les contrastes sont visibles. À Saint-Henri, le groupe a mis en évidence des frontières géographiques assez fortes qui scindent le quartier : friches industrielles, voies ferroviaires, ponts. Ces infrastructures massives contrastent avec des espaces publics aménagés et verdis par les résident·e·s. De son côté, Pointe-Saint-Charles est un quartier reconnu pour la mobilisation de ses résident·e·s, menant à la mise place de nombreuses initiatives communautaires telles que le Bâtiment 7, des logements sociaux, une clinique communautaire, du patrimoine mis en valeur. Ces initiatives ont permis au quartier de vivre une gentrification relative, dans le sens où les mobilisations citoyennes ont permis de limiter ces dynamiques. En revanche, ce qui a été observé est un développement grandissant dans chaque quartier du modèle du condominium qui prend de plus en plus de place à côté de logements communautaires qui, eux aussi, se multiplient, mais de façon plus éparse et discrète. Parmi les logements communautaires observés, deux modèles existent principalement : d’un côté, des logements sociaux anciens construits avant les années 1990 et de l’autre, des OBNL créés selon le modèle de la coopérative d’habitation.
Retour en images sur la journée
Jour 3
Cette dernière journée a débuté par une table ronde à laquelle étaient invités trois spécialistes : Martin Blanchard, représentant du RCLALQ, un groupe de défense du logement au Québec, Adam Mongrain, représentant de l’organisme d’intérêt public Vivre en Ville qui soutient le développement de collectivités viables, et Laurent Lussier, représentant du Service de l’habitation de la Ville de Montréal. Chacun abordant les initiatives mises en place au Québec et plus spécifiquement à Montréal, ils ont contextualisé la crise locale du logement, les inégalités qui s’accentuent, l’itinérance qui augmente, les prix des logements qui n’ont de cesse de grimper chaque année. Malgré ces enjeux, les panélistes ont présenté un ensemble d’initiatives déjà mises en place à Montréal depuis plusieurs années, par des organismes communautaires tels qu’UTILE, mais également par l’administration municipale. Loin d’être suffisantes, ces initiatives démontrent tout de même une prise de conscience et une volonté grandissante de répondre aux enjeux de logement. Martin Blanchard a expliqué comment les luttes menées depuis plusieurs décennies par les comités de logement partout au Québec ont permis de mettre en lumière ces enjeux et de faire avancer la cause, en particulier à l’échelle du gouvernement municipal, dont le service responsable de l’habitation vise aujourd’hui à soutenir des initiatives en la matière. En effet, Laurent Lussier explique que la Ville de Montréal a fait de l’habitation un domaine privilégié d’intervention depuis quelques années. Néanmoins, il explique également que l’intervention reste fortement liée aux financements obtenus des gouvernements supérieurs et que l’emprise du service reste fortement limitée à cet égard. Malgré ces limites, des solutions existent et soutenir le logement communautaire peut aussi passer par d’autres initiatives que la construction de nouveaux logements, à l’exemple du Registre des loyers lancé en 2023 par l’organisme Vivre en Ville et présenté lors du panel par Adam Mongrain. Ce registre cherche à contrer en profondeur les hausses abusives de loyer et à les prévenir, mais également à viser plus largement l’instauration d’un contrôle des loyers à long terme (registre-des-loyers.ca/fr/pare-chocs). Outil collaboratif et citoyen, il est en libre utilisation et permet de veiller à une plus grande transparence sur les prix tout en permettant de créer un suivi sur la situation locative au Québec (une interface a aussi été créée pour l’Ontario). Cet outil n’en est qu’un parmi d’autres, car pour réfléchir à l’abordabilité du logement et au logement communautaire, c’est tout le marché du logement qui est à déconstruire : coût de la main-d’œuvre et des matériaux, système de financement des municipalités, zonage, taxes foncières, système d’hypothèque… Les panélistes ont insisté sur l’importance des terminologies employées, et en particulier du fait de mettre l’accent sur la notion d’habitation plutôt que celle de logement, car celle-ci permet davantage de recentrer le débat sur la dimension sanitaire et sociale plutôt que sur la dimension économique et matérielle.
Après le lunch, la journée s’est poursuivie avec l’atelier animé par Esther de Vos, directrice générale de l’organisme BC Housing qui développe et administre une large portion de logements sociaux en Colombie-Britannique. La discussion s’est orientée autour de ce qu’elle nomme « the housing continuum » (le continuum du logement).
Contrairement à l’idée reçue que ce continuum est linéaire, Esther de Vos explique que chaque élément du continuum s’interconnecte, à l’image d’un système de relations sociales, et qu’ils doivent s’interconnecter pour répondre aux différents besoins et enjeux sociaux, économiques et politiques du moment. Au sein de ce continuum, elle propose de réfléchir ensemble à un système de logement qui pourrait mieux représenter et répondre à ces besoins. Pour cela, elle invite d’abord à déconstruire le système : le logement communautaire ne se limite pas au logement social. Chaque province a son propre système, ce qui complexifie également la structure et les réponses à apporter, mais depuis la mise en place de la Stratégie nationale sur le logement par le gouvernement fédéral en 2024, une définition plus claire du logement communautaire a été introduite, permettant de mieux comprendre de quoi il est question et d’élargir les formes de logements disponibles et à développer. L’enjeu de cette terminologie est qu’elle a apporté une confusion lorsque le logement abordable était le principal modèle connu et envisagé, et cela a limité la capacité des acteurs à travailler ensemble autour d’un terme et d’objectifs communs. BC Housing cherche aujourd’hui à répondre à ces enjeux en discutant autour des vastes possibilités qu’offre le logement communautaire, en intégrant le plus d’acteurs publics et privés, en travaillant en partenariat avec eux, et en accompagnant la création de projets à destination des itinérant·e·s, des personnes vivant des enjeux de santé mentale, des membres de communautés autochtones, des familles à faibles revenus, des jeunes souhaitant acheter une première maison.
La dernière journée s’est terminée par une conférence de Nick Revington autour du mouvement YIMBY (Yes In My Back Yard, Oui dans ma cour). Il s’agit d’un mouvement politique et présent sur les réseaux sociaux, qui défend le retrait de contraintes réglementaires pour favoriser la production de logements. Il est porté par des organisations et groupes d’individus, majoritairement urbains, et locataires, qui souhaitent favoriser la densification urbaine en réponse aux enjeux d’abordabilité du logement, de ségrégation ou encore d’étalement urbain. À l’opposé des revendications du mouvement NIMBY (Not In My Back Yard, Pas dans ma cour), les deux groupes ont pourtant tendance à se retrouver dans les mêmes espaces de discussion et en particulier lors des concertations publiques en lien avec le développement de projets urbains. Défendant un droit au logement, ils ne portent pas pour autant un discours favorable à l’offre de logements abordables et communautaires. Le mouvement YIMBY s’inscrit dans le « laissez-faire » libéral. Les auteurs Tretter, Mueller et Heyman (2022) définissent le mouvement comme une alliance entre environnementalistes traditionnels, producteurs de logements abordables et gens d’affaires, alors que le NIMBY regroupe des résident·e·s de quartiers blancs et riches avec des associations de minorités racisées qui combattent la gentrification rapide.
Le profil des adeptes du mouvement YIMBY est principalement celui de personnes de la génération Y qui aspirent à la propriété, mais n’arrivent pas à y accéder. Elles souhaitent plus de constructions issues du marché et des modifications à la réglementation du zonage. Leur discours s’oriente vers la construction d’un nombre accru de logements, et en particulier de logements de luxe, dont la multiplication favoriserait l’abordabilité. Cependant, les recherches démontrent que plutôt que de favoriser l’abordabilité, cela a tendance à amplifier les déplacements, accélérer la gentrification, augmenter les coûts des logements. Si ce mouvement a reçu de nombreuses critiques, en particulier dans le milieu de la recherche, c’est que comme le NIMBY, il représente un mouvement marginal, mais tout de même audible, sans proposer de réponses concrètes aux enjeux de logement, sans remettre en question le système en place et en priorisant une solution matérielle à un problème social.
Après ces trois journées de réflexions sur l’historique des politiques de logement au Canada, sur les solutions à la crise du logement, et leur mise en pratique locale, la Classe Esprit critique s’est terminée par un vins et fromages.