Compte rendu – Conférence de Denise Helly, commentée par Raphaël Canet et Léo Palardy
La réaction anti-woke : la nouvelle guerre contre les minorités
Conférence de Denise Helly, professeure titulaire, Institut national de la recherche scientifique (INRS)
Commentée par Raphaël Canet, professeur au département de sociologie au Cégep du Vieux-Montréal et Léo Palardy, étudiant au baccalauréat en sciences politiques à l’UQAM
Par Viviane Isabelle, stagiaire de 1er cycle, Institut national de la recherche scientifique (INRS)
Évènement organisé dans le cadre des Conférences midi tenu à l’INRS le 8 mai 2024
Résumé de la conférence
Les recherches de Denise Helly s’inscrivent dans le contexte d’une nouvelle offensive publique contre les droits des minorités : l’anti-wokisme. L’expression « woke » fait initialement référence à l’éveil d’une personne en esclavage, i.e. à sa prise de conscience de sa condition d’oppression. Cette expression est réinvestie par le mouvement Black Lives Matter en 2014, puis rapidement accaparée par des forces réactionnaires.
Selon D. Helly, les détracteurs du wokisme le qualifient de guerre culturelle et le définissent par un éventail d’éléments. Le wokisme serait une idéologie qui vise à détruire des fondements des sociétés occidentales, dont les processus discriminatoires de populations marquées par un phénotype non blanc, un genre, une origine ethnique, une confession religieuse, une pratique sexuelle. La théorie de la race, la théorie du genre et le décolonialisme seraient les mécanismes par lesquels s’opèrerait ce démantèlement, la discrimination positive en étant le fer de lance. Les adversaires du wokisme le représentent ainsi comme une menace à l’ordre établi, à la famille, à l’unité nationale, à la liberté d’expression et à la méritocratie. Ultimement, l’œuvre achevée du wokisme serait, par la montée d’un racisme inversé anti-Blanc, l’extinction de la race blanche et l’effondrement des sociétés soi-disant démocratiques. Le wokisme engendrerait un monde recomposé.
D. Helly se penche sur la construction discursive du wokisme : comment ce discours est-il articulé ? Qui le crée ? Qui le prononce ? La chercheure distingue la situation de trois pays. En France, la réaction anti-woke est surtout le fait de milieux intellectuels et universitaires conservateurs, l’opinion publique française n’étant pas pour l’heure partie prenante des polémiques anti-woke. Aux États-Unis au contraire, l’anti-wokisme s’insère dans un vaste mouvement populiste de droite et, au Québec, il relève essentiellement d’écrits de quelques chroniqueur·euse·s, comme la présentation de Raphael Canet et Léo Palardy le montra.
D. Helly distingue les divers acteurs du discours anti-woke 1) les ultradroites; 2) les extrêmes droites populistes; 3) les droites conservatrices; 4) les gauches mélioristes.
1. Les ultradroites diffusent un discours ouvertement suprémaciste et conspirationniste, évoquant la disparition de la race blanche. Elles rejettent les institutions de la modernité, prônant leur destruction, et n’excluent pas l’usage de la violence pour y parvenir. Au Québec, le groupe Atalante et en France Groupe Union Défense représentent cette catégorie.
2. Les extrêmes droites populistes se distinguent par leur volonté d’investir les institutions et d’accéder au pouvoir. Leur opposition au wokisme tient à leur opposition aux élites libérales et socio-démocrates, dont les minorités, à leurs yeux, sont des alliés et des clients. Des exemples de cette ligne argumentaire incluent les trumpistes aux États-Unis et le Rassemblement national en France.
3. Les droites conservatrices appréhendent le wokisme principalement comme une source de divisions sociales, menaçant l’unité nationale. Elles le dénoncent pour son atteinte aux principes républicains français, l’universalisme (abstrait, de surplomb) et la laïcité interprétée comme intolérance athée. En Amérique du Nord, les républicains non trumpistes, les Partis conservateurs du Québec et du Canada et la CAQ représentent ce courant, tandis qu’en France, les Partis Les Républicains et En Marche l’incarnent.
4. Étonnamment au prime abord, les gauches mélioristes, française et états-unienne, adoptent une position proche. Elles défendent l’universalisme abstrait contre tout programme de discrimination positive, car telle intervention essentialiserait la notion de race et des autres marqueurs discriminatoires, et porterait atteinte à l’autonomie et à la liberté de choix des membres des minorités. Elles reconnaissent les facteurs et mécanismes discriminatoires qui reproduisent les inégalités sociales mais affirment que les solutions doivent relever d’engagements étatiques universalistes et non particularistes, comme les programmes d’Affirmative Action.
D. Helly aborde ensuite la place des institutions d’enseignement dans la réaction anti-woke. En effet, l’université occupe une place fondamentale dans les discours des opposants au wokisme : elle est à la fois un lieu d’écriture et de remise en question de l’histoire nationale et coloniale, et un lieu de débats libres exigeant le respect de la liberté académique.
En somme, la réaction anti-woke se déploie de manière différenciée selon le contexte national et mobilise divers acteurs qui, tous à leur manière, contribuent à la création d’une fiction woke : il existerait une conspiration qui menace le monde blanc et des principes politiques dits fondateurs de la démocratie. Cette fiction n’existe que par l’ignorance ou le déni des conflits sociaux ayant pointé les failles de l’universalisme abstrait (Droits civils aux États-Unis par exemple), comme l’ignorance des analyses sociologiques des discriminations, de leurs bases structurelles et de leurs effets sur les individus et sur les sociétés.
La présentation de Denise Helly fut suivie de celle de Raphaël Canet et Léo Palardy, dont les recherches portent sur le traitement médiatique de la montée du discours anti-woke au Québec. Leurs analyses, à la fois quantitatives et qualitatives, se déploient sur l’étude de deux corpus (2016-2021; 2021-2023) d’articles issus de neuf quotidiens francophones québécois.
Premier corpus (2016-2021)
Le premier corpus regroupe 489 articles parus entre 2016 et 2021 et adopte la question de recherche suivante : quel est le traitement médiatique des concepts « woke » et « wokisme » dans la presse québécoise et quels usages politiques peuvent en découler?
En ce qui concerne les résultats quantitatifs de ce premier corpus, on remarque d’abord que 70 % des articles qui contiennent le mot « woke » sont publiés dans le Journal de Montréal et le Journal de Québec, tous deux appartenant à l’entreprise multinationale Québecor. Parmi ces articles, 45 % ont été écrits par les cinq mêmes auteur·trice·s, surnommés les Big Five : Richard Martineau, Sophie Durocher, Denise Bombardier, Mathieu Bock-Côté et Joseph Facal, qui représentent pourtant 4 % de l’ensemble des auteur·trice·s du corpus. Ainsi, 96 % des textes des Big Five dépeignent le wokisme négativement, alors que cette proportion est de 65 % pour l’ensemble des textes, tous auteur·trice·s confondus. De plus, une corrélation est observable entre les événements d’actualité et l’occurrence du mot « woke » dans les neuf quotidiens à l’étude. L’affaire Lieutenant-Duval en 2020 ou encore les déclarations de François Legault qualifiant Gabriel Nadeau-Dubois de woke ont entraîné une augmentation notable de la mention du terme au sein du corpus à ces moments.
Du côté des résultats qualitatifs, les chercheurs relèvent que les thématiques identitaires, notamment sur la race et le genre, sont centrales dans le discours anti-woke. Elles s’articulent sur un mode binaire et antagoniste, insistant sur les dichotomies suivantes : majorité versus minorités; droite versus gauche; nationalisme versus multiculturalisme; Québec versus Canada; Legault versus Trudeau; Blancs versus personnes racisées; personnes hétérosexuelles versus communauté LGBTQ+.
Deuxième corpus (2021-2023)
Le deuxième corpus regroupe 971 articles parus entre 2021 et 2023, encore au sein des neuf mêmes quotidiens francophones, et se penche sur la question de recherche suivante : le traitement médiatique des concepts « woke » et « wokisme » dans la presse québécoise favorise-t-il un enracinement de l’anti-wokisme? Les résultats quantitatifs de ce deuxième corpus montrent que 60 % des articles mentionnant l’expression « woke » sont publiés au sein du Journal de Montréal et du Journal de Québec, dont 33 % sont écrits par les cinq mêmes chroniqueur·euse·s de Québecor. Cette fois-ci, 55 % des articles du corpus dépeignent le wokisme négativement et 13 % en ont une vision positive. On note que 84 % des textes à vision négative proviennent des deux quotidiens susmentionnés. L’analyse qualitative du deuxième corpus est en cours.
Remarques conclusives
Le Journal de Montréal et le Journal de Québec, tous deux propriétés de Québecor, dominent largement le traitement médiatique du wokisme au Québec. Ces quotidiens propagent un discours négatif à son sujet, influençant ainsi l’opinion publique et reflétant une tendance conservatrice de médias de masse. Ces publications construisent une vision de la réalité sociale axée sur la polarisation et le clivage identitaire, avec des implications politiques importantes. Cependant, grâce à l’augmentation des analyses journalistiques qui compensent les textes éditoriaux, le traitement médiatique du phénomène woke tend à se rééquilibrer progressivement.
En définitive, les recherches de Helly, Canet et Palardy offrent une vision à la fois globale et locale du phénomène anti-woke, en articulant les différentes dimensions de ce discours à travers des contextes historiques, géographiques et médiatiques. Helly brosse le portrait des lignes argumentaires et des acteur·trice·s impliqués dans la construction discursive de l’anti-wokisme, tandis que Canet et Palardy mettent en lumière le rôle déterminant des chroniqueur·euse·s de Québecor dans la polarisation du phénomène. Ces analyses soulignent l’importance de contextualiser et de nuancer la compréhension des enjeux contemporains relatifs aux droits des minorités. Elles mettent en garde contre la fabrication discursive du wokisme, qui, tel un épouvantail, détourne l’attention des véritables enjeux.