Sous la neige, le trottoir! La gestion de l’enneigement à Montréal : premiers retours d’étonnement et perspectives de recherche en aménagement
Conférence d’Isabelle Baraud-Serfaty, Enseignante à l’École urbaine de Sciences Po à Paris.
Par Philippe Brodeur-Ouimet, étudiant à la maîtrise en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifique
Évènement organisé dans le cadre des Conférences midi tenu à l’INRS le 06 mars 2024
Introduction
Le trottoir marque notre imaginaire par les multiples représentations qu’on lui accorde, par exemple dans la littérature ou encore dans la conception qu’a l’enfant de son espace. D’un point de vue historique, les trottoirs existaient à Pompéi. Par la suite, ils ont cessé d’être construits en Europe jusqu’à la suite de l’incendie de Londres en 1666, où l’aménagement de la nouvelle trame viaire prévoit alors des trottoirs. En France, la loi sur le financement des trottoirs de 1845 marque le début de leur généralisation à travers les différentes régions urbaines du pays. Cependant, la seconde moitié du 20e siècle a été marquée par une certaine disparition des trottoirs en raison de la priorité accordée à la voiture dans la conception de nos villes. Depuis, plusieurs courants en urbanisme visent à redonner la place aux espaces piétonniers, notamment en considérant la marchabilité (l’accessibilité piétonne) comme indicateur de qualité de vie en milieu urbain.
La présentation d’Isabelle Baraud-Serfaty a permis de mettre en lumière deux enjeux contemporains sur la place des trottoirs dans nos villes, soit la valeur du trottoir ainsi que la distinction entre le domaine public et le domaine privé dans sa gouvernance.
Valeur du trottoir
Les trottoirs ont une valeur évidente pour les piéton·ne·s qui l’utilisent comme espace pour se déplacer. Outre cette fonction, les trottoirs peuvent accueillir une multitude d’activités. Tout d’abord, le trottoir possède une fonction esthétique qui se matérialise par des aménagements visant à embellir l’espace et l’expérience des personnes qui y circulent. Ensuite, les trottoirs peuvent améliorer la salubrité en ville, notamment par la mise en place de poubelles publiques sur ces derniers. De plus, leur fonction commerciale est valorisée, car les restaurants peuvent y déployer leur terrasse. D’ailleurs, durant la pandémie, le trottoir a été un outil important dans l’application de la distanciation physique, notamment en permettant d’étendre des files d’attente devant les commerces. Les trottoirs occupent également une fonction circulatoire qui prend un nouveau sens avec l’émergence technologique de certains modes de transport. En effet, la venue des véhicules électriques entraîne l’installation de bornes de recharge sur les trottoirs. La présence de différents engins de micromobilité électriques stationnés sur les trottoirs a causé des polémiques dans la cohabitation des différentes fonctions circulatoires. Finalement, les trottoirs ont une fonction écologique, par exemple par l’aménagement d’espaces verts qui permettent entre autres de lutter contre les îlots de chaleur et d’offrir une meilleure perméabilité du sol.
Les nombreuses fonctions du trottoir en font une ressource convoitée, notamment en raison de sa rareté. En effet, la gouvernance du trottoir rejoint aussi bien l’urbanisme – soit par ses enjeux d’occupation de l’espace – que l’économie – par la distribution d’une ressource limitée. L’imbrication de ces deux disciplines amène Baraud-Serfaty à qualifier cet espace de marchand autant que de marchant. L’utilisation marchande du trottoir s’exerce à travers diverses fonctions précédemment énumérées, par exemple avec l’essor du commerce en ligne menant à de nouvelles logistiques urbaines, comme l’expédition libre-service de colis, que les entreprises de livraison déposent sur le trottoir. Alors que la fabrication et l’entretien des trottoirs sont souvent considérés comme un coût, leur utilisation à des fins économiques doit mener à la reconnaissance de ce lieu comme une ressource pour les municipalités, qui doivent se questionner sur la tarification de ses externalités. Cette logique marchande est en tension avec la vision du trottoir comme un espace marchant. En effet, le trottoir possède des fonctions échappant aux logiques du marché, lorsqu’il sert comme espace public. Donc, la privatisation de certains de ses usages s’oppose à la vision d’un espace gratuitement accessible.
La rareté du trottoir donne lieu à des luttes pour son occupation entre les différentes fonctions, mais aussi entre les externalités de certaines occupations. Par exemple, l’occupation du trottoir par des terrasses occasionne du bruit qui peut gêner les résidents et résidentes. De plus, la chronologie de l’occupation du trottoir dans l’histoire met en évidence l’émergence constante de nouvelles occupations multipliant ces enjeux d’espaces sur les trottoirs. La révolution numérique implique des acteurs à l’échelle mondiale qui, d’une part, complexifie la gouvernance de ces espaces et, d’autre part, établit un prix pour l’accès à l’information. En effet, l’accès à l’espace public dépend en partie de l’accès à l’information sur l’espace public. Par exemple, la visibilité d’un commerce est davantage générée par le numérique, notamment grâce au téléphone intelligent, ce qui vient affecter la relation des bâtiments et des façades commerciales avec la rue et, par le fait même, a un effet sur la physionomie du trottoir.
La division public/privé dans l’entretien du trottoir : la neige comme marqueur
Bien que les trottoirs soient du domaine public, outre quelques exceptions de trottoirs en voies privées, la répartition des domaines public et privé diffère dans l’entretien de ces espaces. Par exemple, les ménages riverains de certaines municipalités sont responsables du nettoyage du trottoir devant leur propriété. Dans ce cas, la neige se révèle comme un marqueur puissant de ces enjeux du trottoir. En effet, des cas pratiques où l’entretien du trottoir relève du privé démontrent une hétérogénéité dans le déneigement. C’est pour cette raison que Baraud-Serfaty s’est intéressée aux cas des banlieues québécoises où l’absence de trottoir rend ambiguë la délimitation entre le domaine public et le domaine privé lors du déneigement – ambiguïté qui se constate également lorsque des trottoirs sont présents. Les propriétaires assument le déneigement de leur stationnement sur terrain privé, parfois en octroyant des contrats à des entreprises de déneigement. Le flou réside dans les quelques mètres du terrain privé aux abords de la chaussée. De manière générale, ces espaces sont entretenus par les citoyen·ne·s, malgré la présence de quelques mobiliers du domaine public, comme des lampadaires et des arrêts d’autobus. La neige met en lumière cette ambiguïté alors que, sur un même espace, il est possible d’apercevoir des balises indiquant l’octroi d’un contrat de déneigement à une entreprise privée ainsi que la neige de la chaussée repoussée par la Municipalité.
Baraud-Serfaty perçoit dans le trottoir plusieurs pistes de recherche, telles que la prospection des fonctions émergentes des bordures de rue, ainsi que la tension entre les domaines privé et public à travers différents cas québécois et français. Cela étant dit, l’observation de ces espaces sous l’angle de la gestion de la neige ou de l’encombrement des différentes utilisations permet de relever des dynamiques sous-jacentes complexes.
Pour lire le billet de blog de Madame Baraud-Serfaty à propos de la neige à Montréal