Transformations urbaines et révoltes populaires : les émeutes urbaines en France depuis les années 1980
Conférence de Fabien Jobard, chercheur au CNRS (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, France)
Commentée par Leslie Touré Kapo, professeur adjoint à l’INRS-UCS
Par Émile Pronovost, étudiant à la maîtrise à l’Institut national de la recherche scientifique
Évènement organisée dans le cadre des Conférences midi tenu à l’INRS le 25 septembre 2024
Introduction
À la suite de la mort de Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans) en 2005 à Clichy-sous-Bois, puis de Nahel Marzouk (17 ans) en 2023 à Nanterre, la France a connu d’importantes vagues de révoltes urbaines. Ces événements tragiques, impliquant des jeunes des banlieues lors de confrontations avec la police, ont déclenché des soulèvements massifs, qui se sont étendus à l’échelle nationale. Que peut nous apprendre l’histoire sur l’origine de ces soulèvements? Quelles similitudes et différences y a-t-il entre ceux de 2005 et 2023? Comment comprendre leur dimension politique et symbolique? Chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Fabien Jobard analyse ces révoltes à travers des données statistiques, des entretiens et des observations participantes, offrant une perspective historique et comparative des révoltes et des réponses répressives de l’État de 2005 et 2023. Ces recherches répondent à une demande adressée à son centre de recherche par les ministres français de l’Intérieur, de la Justice et de la Recherche.
Historicisation des grands ensembles et de la répression de l’État
Le développement des grands ensembles en France prend racine dans l’après-guerre, avec la création des zones à urbaniser en priorité (ZUP) dans les années 1960 pour répondre à une demande croissante de logements. Initialement populaires auprès de la classe moyenne salariée en raison du confort matériel qu’ils offrent, ces ensembles connaissent un changement sociodémographique à partir des années 1970, durant lesquelles la classe moyenne quitte ces zones pour accéder à la propriété. Cet exode s’explique notamment par la croissance économique de la fin des Trente Glorieuses, caractérisée par une augmentation du pouvoir d’achat des ménages, des taux hypothécaires favorables et le développement de politiques de subvention, d’allocation et d’aide à la construction de logements. En périphérie des villes, les ZUP sont alors habitées par des populations moins nanties, pour la plupart issues de l’immigration. En 1996, elles sont redéfinies comme zones urbaines sensibles (ZUS), associées à une concentration de pauvreté, de chômage et à une marginalisation croissante de sa population. Démographiquement, ces banlieues sont caractérisées par une population très jeune et des familles nombreuses.
Les années 1990 sont considérées comme une décennie d’émeutes incessantes en France, qui aboutissent à un programme de réforme de la police : la police de proximité. Ce programme, qui mise sur la prévention plutôt que l’intervention, est torpillé par Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, durant une apparition médiatique en 2003 et qui continue d’être un symbole de clivage entre la gauche et la droite politique. Le maintien d’un système policier traditionnel, marqué par une déconnexion avec le milieu dans lequel il opère et un fort interventionnisme, perpétue la répression policière en banlieue. Ce modèle contribue à la criminalisation de la population locale, renforçant ainsi les tensions. À ce sujet, Jobard souligne que la modernisation des outils policiers, comme la vidéosurveillance et l’usage des réseaux sociaux, a augmenté la capacité répressive de l’État, notamment entre 2005 et 2023, période marquée par une militarisation des forces de l’ordre et une coordination judiciaire accrue. Toutefois, cette augmentation de la capacité répressive de l’État se fait en parallèle d’une évolution technique du côté des émeutiers et émeutières.
Géographie, diffusion et symbolisme des émeutes
Les drames de 2005 et 2023, ayant déclenché des révoltes, ont tous deux eu lieu dans les banlieues proches de Paris, caractérisées par une importante densité de population. À titre comparatif, les banlieues berlinoises comptent trois millions d’habitant·e·s, contre sept millions pour celles de Paris. L’ampleur accrue des émeutes de 2023 s’explique notamment par l’introduction de nouveaux outils, comme les mortiers d’artifice. Ces derniers peuvent être projetés jusqu’à 100 mètres et permettent, lorsqu’ils sont bien utilisés, d’avoir le dessus sur la police en la tenant à distance. À ce sujet, Jobard mentionne que « [l]a géographie des émeutes, c’est aussi la géographie des espaces qui sont libérés par la mobilisation de police ». Les émeutes de 2023 sont aussi caractérisées par des épisodes de délinquance acquisitive, soit le pillage de commerces et de magasins de grande surface, qui vise soit les produits à haute valeur de revente (smartphones, etc.), soit au contraire les produits de première nécessité (couches, produits ménagers, lait, etc.).
Dans le cadre des révoltes urbaines qui ont suivi la mort de Nahel Marzouk le 27 juin 2023, une diffusion rapide des manifestations s’est effectuée des banlieues aux grandes villes. Pour témoigner de ce phénomène rapide de diffusion, Jobard rappelle que le 27 juin, 87 % des manifestations se déroulaient dans les banlieues alors que trois jours plus tard, le 30 juin, seulement 3 % des manifestations y avaient lieu, témoignant de leur diffusion dans les grands centres. Contrairement aux soulèvements de 2005, l’utilisation généralisée des téléphones portables et la diffusion rapide de preuves vidéo ont permis de contester immédiatement la première version des faits donnée par la police et relayée par les médias. Toutefois, cette généralisation technologique constitue aussi une source d’information riche pour la police qui, à défaut d’interpeller, peut exercer par les réseaux sociaux un contrôle et une répression accrus sur les émeutes. Jobard explore comment la géographie des émeutes s’est transformée au fil des années, sous l’influence de dynamiques locales et symboliques. Par exemple, le ciblage de bâtiments publics précis en fonction de ce qu’ils représentent témoigne de ces dynamiques. Jobard rapporte le cas d’une épicerie promue par la mairie lors de son inauguration, mais qui n’employait pas assez de jeunes du quartier, aux yeux mêmes de ces jeunes. L’épicerie a été brûlée à cause de son caractère symbolique dans le quartier : une façade qui témoigne de l’absence de services publics et un manque de considération de l’État pour la réalité du quartier. En somme, ces révoltes expriment un malaise profond face aux inégalités sociales et une défiance croissante envers l’État, reflétant une politisation croissante des mouvements urbains.
Commentaire du professeur Touré Kapo

Mais comment les dimensions raciste et coloniale de l’institution policière ou celle du profil genré des émeutières et émeutiers peuvent-elles nous aider à mieux comprendre les émeutes et leur répression? Voilà le cœur du commentaire du professeur Leslie Touré Kapo, qui vient nuancer certains propos de Jobard. Il souligne d’abord les similarités entre les contextes français et montréalais avec l’exposition Black Summer 91, qui a eu lieu à la fonderie Darling à l’été 2024. Cette dernière a été l’occasion de rappeler les soulèvements populaires qui sont survenus en 1991 à Montréal, dans le but de dénoncer la violence policière et le racisme institutionnel envers la communauté noire.
Le professeur Touré Kapo revient ensuite sur le contexte français et nous invite à nous pencher sur le profil genré des émeutiers et émeutières, et plus particulièrement sur la place des femmes dans les émeutes, qui semble être omise par les médias et le portrait donné par Jobard. Il rappelle que les ZUS sont des espaces désinvestis par l’État, qui manquent de commerces de proximité et où les habitant·e·s ont un profil sociodémographique jeune, avec un haut taux de chômage et sont pour la plupart des personnes racisées. Victimes d’une répression policière inégalée dans le reste du pays, les ZUS font l’objet de nombreuses injustices et Touré Kapo voit dans leur gestion, à plusieurs égards, un prolongement colonial. En somme, la violence institutionnelle et la répression policière ciblée, dans le contexte français comme dans le contexte montréalais, mettent en exergue la réalité d’une population traitée différemment par l’institution policière.