Villes, climat et inégalités
Des jalons pour une transition juste : Défi territoire de la démarche prospective Chemins de transition
Février 2024
Franck Scherrer, professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage (Université de Montréal) et Jeanne Paré, candidate à la maitrise en urbanisme (Université de Montréal)
Introduction
Les changements climatiques menacent de plus en plus la qualité de vie et la viabilité à long terme du territoire québécois. Les épisodes de chaleur se prolongent et gagnent en intensité, les inondations se font plus fréquentes et dévastatrices, les feux de forêt se multiplient… Ce ne sont là que quelques-uns des effets les plus frappants de ce dérèglement. En parallèle, les conséquences de ces changements climatiques sont inégalement distribuées (INSPQ, 2021) et les populations vulnérables participent encore peu aux processus de concertation territoriale (Proux et Prémont, 2020). Le défi de la transition en aménagement du territoire est donc double : transformer nos manières d’habiter le territoire pour tendre vers plus de sobriété et de résilience, mais également nous assurer que ce processus est juste, équitable et inclusif. L’un des enjeux majeurs de la transition est là : ne pas perdre de vue les enjeux sociaux qui sont intrinsèquement liés aux décisions que nous devons prendre collectivement sur le plan environnemental.
Mais comment y parvenir exactement? Répondre à cette question, c’est notamment le mandat que s’est donné l’équipe de Chemins de transition avec son Défi territoire, qui a rassemblé la communauté universitaire et les forces vives de la société québécoise durant trois ans autour d’une démarche prospective et participative visant à se projeter dans l’avenir du Québec. L’objectif : imaginer des manières souhaitables d’habiter autrement le territoire d’ici 2042, sachant que la transition est inévitable et qu’on la préfère au moins partiellement choisie qu’entièrement subie.
Le présent texte propose une synthèse de cette démarche et permet d’explorer des pistes de solution pour assurer une transition en aménagement du territoire qui soit socialement acceptable et souhaitable, en cohérence avec les réalités diverses du Québec et tournée vers une plus grande justice sociale et climatique.
Cadrage théorique
Chemins de transition est une initiative de mobilisation et de transfert de connaissances sur la transition socioécologique au Québec, soutenue par l’Université de Montréal et Espace pour la vie, une institution phare de recherche et de diffusion en sciences de la nature située à Montréal. L’objectif de Chemins de transition est d’outiller une masse critique et diversifiée de personnes et d’organismes pour leur inspirer confiance en un futur souhaitable et les inciter à agir à partir de visions communes. C’est aussi de développer leur capacité à faire des choix difficiles sur les nœuds du futur dans un souci d’équité et à faire preuve de résilience face aux multiples chocs induits par les bouleversements écologiques. La démarche s’inscrit dans le champ théorique des transitions vers la durabilité (sustainability transitions), plus spécifiquement dans les méthodes appliquées de gestion de la transition, qui font le pari de mettre en œuvre une gouvernance réflexive des changements systémiques à venir (Audet, 2015). Plus précisément, la démarche vise à développer et outiller la phase dans laquelle les acteurs et actrices réunis dans une « arène de transition » construisent des visions d’avenir à long terme et pour lesquelles des « chemins de transition » sont ensuite tracés (Loorbach, 2007). La méthode adoptée et expérimentée de 2020 à 2022 combine de manière inédite des outils de prospective stratégique (diagnostic prospectif, construction de scénarios des futurs possibles, analyse rétrospective [backcasting]) et de construction d’imaginaires collectifs (design fiction, codesign prospectif), pour permettre une mobilisation de « savoirs sur les futurs » tant scientifiques que professionnels, activistes, expérientiels et citoyens. Les prochaines lignes détaillent la façon dont Chemins de transition a mobilisé cette approche pour son Défi territoire.
Démarche prospective suivie par Chemins de transition pour le Défi territoire
L’ampleur de la crise écologique actuelle nous pousse comme jamais auparavant à réfléchir collectivement au futur. La démarche prospective adoptée par Chemins de transition consiste à se saisir de la capacité actuelle que nous avons d’imaginer des futurs possibles et désirables pour le Québec et de tracer des chemins pour nous y rendre, sachant que des transformations systémiques seront inévitables pour faire face au dérèglement climatique et aux enjeux sociaux qui en découlent. Ce procédé permet d’orienter l’action à court et à long terme et de mettre en marche une transition qui soit participative et démocratique.
Ainsi, entre juillet 2020 et décembre 2022, l’équipe du Défi territoire de Chemins de transition a rassemblé une grande diversité de savoirs afin de tracer un chemin pour transformer nos modes d’habiter sur un horizon de 20 ans, soit d’ici 2042. L’originalité de la démarche est d’avoir arrimé sur le même plan des savoirs scientifiques pointus mais dispersés, des savoirs professionnels issus du terrain comme de réseaux québécois et internationaux, et des savoirs expérientiels d’activistes ou de citoyennes et de citoyens, dans un processus de mobilisation de connaissances efficace. Au final, plus de 500 personnes ont participé à cette démarche, incluant des membres de la population générale, des organismes et des sommités d’horizons et de profils diversifiés. La démarche peut se résumer en quatre étapes : 1) a projection de futurs possibles à partir des connaissances actuelles; 2) l’élaboration de scénarios d’un futur souhaitable issus d’ateliers de conception participative; 3) le traçage de chemins possibles vers ce futur; 4) le partage des connaissances acquises durant le projet.
Au terme de cette démarche participative, une vision souhaitable pour le territoire québécois de 2042 a émergé :
En 2042 au Québec, une diversité de modes d’habiter contribuent à la transition socioécologique. Ils respectent les limites planétaires tout en satisfaisant les besoins essentiels des personnes. Des arbitrages ont été réalisés afin que coexistent des modèles adaptés à chaque milieu de vie avec une prise en charge globale favorisant cohérence, équité et coopération.
Synthèse de la vision pour le territoire québécois en 2042, élaborée à partir de la démarche prospective et participative de Chemins de transition. Source : Chemins de transition, 2023. Rapport Comment habiter le territoire québécois de façon sobre et résiliente d’ici 2042?
Les jalons d’une transition juste dans une trajectoire d’adaptation transformationnelle du territoire québécois
Il ne serait pas possible d’entreprendre une transition juste sans inclure d’emblée l’ensemble de notre communauté, et en particulier les publics qui, aujourd’hui, sont encore en marge des débats et des décisions liées aux transformations des territoires. C’est ainsi que l’équipe de Chemins de transition présente sa démarche, posant l’un des premiers jalons vers une transition juste : il est impératif de mettre en place des mécanismes d’accompagnement qui permettent aux personnes marginalisées de participer activement à la prise de décisions et d’exercer un droit de regard sur leur mise en œuvre. Il est donc question d’introduire, dès les premières étapes de la transition, une participation active des groupes plus vulnérables à la prise de décisions liées à la transition, ceux-ci étant par ailleurs aux premières loges des changements climatiques et des crises sociales et économiques qui y sont associées. Pour y arriver, un autre jalon est essentiel : il faut que les savoirs issus de plusieurs générations et de différentes cultures, notamment autochtones, soient largement diffusés et inspirent des solutions de transition écologique. En effet, une transition juste ne peut se réaliser sans la prise en compte de la pluralité des savoirs (écologiques, traditionnels, autochtones, expérientiels ou locaux), qui sont encore peu évoqués dans les sphères décisionnelles et scientifiques. La reconnaissance de la multiplicité des savoirs et leur prise en compte soutiendront non seulement une participation inclusive, mais réduiront aussi la gestion des territoires en silo. Ces deux jalons sociaux essentiels – l’inclusivité de la participation publique et le partage de savoirs diversifiés – sont des points de passage obligé avant même de considérer de réaliser des jalons de nature proprement environnementale, car sans une prise de décisions réellement démocratique et une reconnaissance de tous les types de savoirs, des actions environnementales justes et équitables ne sont pas possibles. Une société plus juste et équitable est également plus résiliente aux défis environnementaux à venir. Par exemple, la cohésion sociale découlant d’une société juste et équitable pourrait faciliter la prise de décisions et le passage à l’action dans un contexte de choix difficiles.
À travers sa démarche prospective et participative, Chemins de transition a défini certains jalons incontournables à réaliser pour l’atteinte d’une mobilité transformée, c’est-à-dire une mobilité décarbonée, moins énergivore et plus sobre pour 2042. Par exemple, il est recommandé d’implémenter des incitatifs coercitifs contre l’auto-solo, pour éventuellement atteindre un monde où la culture n’encourage plus la possession d’une voiture individuelle et où l’offre de mobilité collective est efficace et abordable. Ces incitatifs ne se limiteraient pas à une taxe carbone ou kilométrique, mais seraient également de nature diverse (fiscale, règlementaire, etc.), faisant en sorte que le voiturage en solo (que l’on appelle communément les déplacements en auto-solo) coûterait cher et serait de plus en plus contraignant.
Ces jalons vers une mobilité écoresponsable sont bien sûr essentiels dans la transition, mais il est primordial de ne pas laisser dans l’angle mort les enjeux d’égalité et de justice sociale face à la mobilité. Nous savons par exemple que l’accès à des infrastructures sécuritaires de transport actif est inégalement distribué dans l’espace, au sein même des villes mais plus largement à l’échelle du territoire québécois. De même, un système de transport collectif efficace et abordable est encore trop souvent un « luxe » citadin dont beaucoup de régions sont privées, faisant de la voiture individuelle la seule option pour les populations qui y vivent. On sait également que l’augmentation du coût de possession d’une voiture individuelle affecterait davantage les populations à faible revenu que celles mieux nanties, qui pourraient plus aisément en absorber l’effet. L’adoption de mesures coercitives vis-à-vis de la voiture individuelle, qui semble à première vue évidente dans le contexte climatique actuel, est un des exemples du risque, certes paradoxal, de reproduire et renforcer des iniquités déjà présentes dans notre société. C’est pourquoi certains jalons essentiels doivent précéder la mise en œuvre de telles mesures pour assurer que la réduction de notre empreinte environnementale ne se fasse pas à un coût social démesuré.
En matière de mobilité, Chemins de transition propose par exemple d’implémenter des filets de sécurité climatiques justes pour compenser les effets socialement inégaux de ce type de mesure, ainsi que de créer un dialogue collectif sur les besoins essentiels des communautés en termes de déplacements. Un système de péréquation a également été proposé pour assurer un équilibre entre les régions du Québec, qui ne sont pas équitablement pourvues en infrastructures de transport actif et collectif et qui, dans cet exemple, seraient inégalement touchées par des mesures de réduction des déplacements en voiture.
L’exemple du bloc de jalons sur la mobilité transformée extrait du chemin de transition du Défi territoire. Source : Chemins de transition. 2023. Rapport Comment habiter le territoire québécois de façon sobre et résiliente d’ici 2042?
Par exemple, une des étapes essentielles pour atteindre une adaptation juste pour 2042 est de préconiser des modes d’habiter allochtones qui permettent et valorisent la réconciliation avec les Premiers Peuples. Cette coexistence et reconnaissance mutuelle seraient favorisées par des mécanismes d’équité et d’équilibre entre les territoires, mais surtout les types de gouvernance adoptés seraient pensés de façon à ce que les communautés autochtones qui le souhaitent se positionnent au cœur de la recherche de solution et de l’adaptation des territoires. Par ailleurs, le Québec pourrait adopter une posture de solidarité dans la lutte et l’adaptation aux changements climatiques à l’échelle internationale. En reconnaissant sa responsabilité dans la crise environnementale actuelle et ses effets sur les autres régions du globe, la province pourrait accroître sa contribution financière internationale pour soutenir les efforts d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques des pays plus vulnérables. À plus long terme, le Québec pourrait aussi renforcer sa capacité d’accueil des personnes migrantes climatiques pour se solidariser avec les régions du monde les plus affectées par le dérèglement climatique et leur assurer des conditions d’accueil et de vie dignes et épanouissantes.
Conclusion
En définitive, le cheminement vers un territoire québécois plus sobre et résilient pour 2042 est fait de multiples étapes à franchir. La démarche prospective et participative de Chemins de transition a défini, le long de ce chemin, certaines étapes préalables à d’autres pour que la transition vers un futur souhaitable se fasse en cohérence avec l’impératif de réduction des inégalités, dans une perspective d’une plus grande justice climatique. En effet, certains jalons constituent des passages obligés pour une transition écologique juste; sans d’abord les mettre en œuvre, nous courons le risque de reproduire, envers nos semblables, la dynamique d’oppression et d’assujettissement qui caractérise depuis déjà trop longtemps nos relations avec la nature et qui constitue le fondement du dérèglement climatique.
L’inclusion des groupes marginalisés dans la prise de décisions, la valorisation de la diversité des savoirs, l’adoption de mesures redistributives pour compenser certains effets socioéconomiques inégaux de la transition, la mise en place d’un dialogue collectif sur les changements à venir, l’inclusion des Premiers Peuples dans la gouvernance de la transition et la solidarisation du Québec avec les autres régions du monde constituent certains de ces jalons clés élaborés à travers le Défi territoire. Ces jalons nous invitent à tendre vers une plus grande justice procédurale et distributive dans la transition et à nous assurer que les changements systémiques qui y sont nécessaires bénéficient à toutes et à tous.
Pour citer cet article
Scherrer, F., Paré, J. (2024). Des jalons pour une transition juste : Défi territoire de la démarche prospective Chemins de transition. Dans Répertoire de recherche Villes, climat et inégalités. VRM – Villes Régions Monde. https://www.vrm.ca/des-jalons-pour-une-transition-juste
Texte source
Bibliographie
Loorbach, D. (2007). Transition management. New mode of governance for sustainable development. Utrecht: International Books.
Proulx, M. U., & Prémont, M. C. (2020). La politique territoriale au Québec: 50 ans d’audace, d’hésitations et d’impuissance. PUQ.
Scherrer, F. (2023) Dir.pub. DÉFI TERRITOIRE – Comment habiter le territoire québécois de façon sobre et résiliente d’ici 2042 ? https://cheminsdetransition.org/download/24/defi-territoire/2875/rapport-final-defi-territoire.pdf