Ariane Hamel, étudiante à la maîtrise en travail social, (Université du Québec en Outaouais) et Nathalie St-Amour, professeure en travail social, (Université du Québec en Outaouais)
Introduction
Les changements climatiques engendrent de plus en plus d’événements météorologiques extrêmes. En 2023, le Canada a dû affronter des inondations majeures dans plusieurs provinces, des feux de forêt historiques et un nombre plus élevé de tornades qu’à l’habitude. Ces désastres récurrents mobilisent des ressources humaines et financières importantes et provoquent de nombreuses conséquences chez les personnes et les communautés exposées (Fulton et Drolet, 2018; Généreux et al., 2019; Howard et al., 2018; Subedi et al., 2020). Les communautés socioéconomiquement défavorisées sont affectées de façon disproportionnée par ces désastres, notamment parce qu’elles n’ont pas les moyens financiers et les capacités de s’en protéger et qu’elles sont davantage isolées socialement (Boetto et al., 2021; Choi et al., 2022; Deria et al., 2020; Hallegatte et al., 2020). À Gatineau, par exemple, la communauté socioéconomiquement défavorisée de Pointe-Gatineau (l’un des plus anciens quartiers de la ville) a été frappée par une série d’inondations majeures en 2017, en 2019 et tout récemment en 2023. On y observe la démolition massive de maisons et l’exode de ses résident·e·s, dont plusieurs qui y habitaient depuis des générations. Le revenu médian avant impôt des personnes de 15 ans et plus est d’ailleurs passé de 29 800 $ en 2015 à 37 200 $ en 2020 (Observatoire du développement de l’Outaouais, 2023), ce qui peut témoigner du départ des ménages moins nantis de la communauté. Dans ce contexte, il devient intéressant de se pencher sur le processus de rétablissement des personnes vivant dans cette communauté sinistrée à répétition, et notamment sur la place qu’occupe l’attachement au lieu dans ce processus.
État de l’art de la littérature scientifique sur la modalité d’action étudiée
Communautés défavorisées et cumul de catastrophes
Le phénomène des désastres consécutifs, qui attire depuis peu l’attention de la communauté scientifique, désigne l’arrivée inopinée de plus d’un événement catastrophique dans un même espace géographique, alors que la phase de rétablissement suivant la première catastrophe n’est pas encore terminée (De Ruiter et al., 2020). Des études démontrent que le fait d’avoir vécu un cumul de catastrophes peut hausser le niveau de détresse chez les personnes sinistrées et que le fait de vivre un cumul de désastres peut avoir une incidence sur la résilience des personnes constamment confrontées à l’adversité (Dean et Stain, 2010; Lowe et al., 2019). À l’inverse, d’autres recherches constatent des capacités adaptatives plus développées chez les personnes ayant vécu des désastres à répétition (Guessoum et al., 2020). Le rétablissement des personnes sinistrées est ainsi influencé par le fait de vivre des catastrophes de façon répétée, mais d’autres facteurs peuvent également avoir un impact sur ce processus, dont le statut socioéconomique et les mesures mises en place par les paliers municipaux et provinciaux pour appuyer les personnes sinistrées durant cette période (Maltais et al., 2022). D’ailleurs, les inondations sont parmi les types de désastres qui présentent le plus de disparités dans la manière dont elles affectent les personnes sinistrées (Collins et al., 2018). Le peu de littérature existant sur le sujet peut toutefois expliquer cette variation entre les études (French et al., 2019; Jacobs and Harville, 2015). Quelques études s’intéressent aux particularités des personnes et communautés socioéconomiquement défavorisées ayant vécu un cumul de désastres. Fortin et ses collègues (2020) notent que ces personnes présentent une combinaison de vulnérabilités économiques et sociales qui altère leur capacité à anticiper les catastrophes et à s’en relever. De plus, les dommages causés aux bâtiments communautaires dans les milieux défavorisés sont associés à une hausse des symptômes de dépression et de stress post-traumatique des personnes sinistrées. Ces bâtiments ont une fonctionnalité prédésastre qui aide à maintenir un sens de la communauté en plus d’influencer la capacité de cette dernière à recevoir des services durant et après un sinistre (Hirth et al., 2013; Lalani et Drolet, 2019).
Attachement au lieu modifié par un désastre
Le fait d’avoir un sentiment d’appartenance à son quartier peut favoriser la participation des personnes sinistrées aux activités visant le rétablissement de leur communauté (Bouchard-Bastien et Brisson, 2018; Haney, 2018) et exercerait une influence sur leur processus de rétablissement suivant une ou des catastrophes (Chamlee-Wright et Storr, 2009; Cox et Perry, 2011). Ainsi, dans une étude (Silver et Grek-Martin, 2015) qui s’intéresse au processus de rétablissement d’individus à la suite d’une tornade ayant détruit le cœur du village de Goderich en Ontario, on soutient l’importance de mobiliser le lien d’attachement au lieu par les personnes sinistrées dans la réflexion entourant le rétablissement de la communauté. Cette étude souligne même que la perte d’un paysage familier peut être un meilleur indicateur des conséquences psychologiques vécues à la suite d’un désastre que la perte d’un bien individuel. Dans une étude plus récente, Monteil et ses collègues (2020) affirment qu’une mauvaise gestion du processus de reconstruction peut créer de nouvelles formes de vulnérabilités et nuire à plus long terme au processus de rétablissement.
Devant l’ensemble de ces constats, et compte tenu de la fréquence croissante des catastrophes liées aux changements climatiques, il devient nécessaire de mieux documenter et comprendre 1) le processus de rétablissement de personnes résidant dans un quartier socioéconomiquement défavorisé et ayant vécu un cumul de catastrophes (inondations de 2017 et de 2019) et 2) l’influence de leur attachement au milieu sur ce processus. La prochaine section détaille la méthodologie et les cadres conceptuels utilisés pour atteindre ces objectifs.
Cas, méthode et données de la recherche originale
L’attachement au lieu est un concept fréquemment étudié dans la littérature (Raymond et al., 2010; Sébastien, 2016), mais la relation à un lieu significatif détruit par un désastre est un nouveau champ d’études (Silver et Grek-Martin, 2015), à plus forte raison au Québec. Pour la présente étude, l’attachement au lieu sera ainsi conceptualisé selon deux modèles : 1) le modèle à quatre dimensions de Raymond et ses collègues (2010) et 2) le modèle à cinq dimensions de Cox et Perry (2011) sur le « chez-soi ». L’ensemble des dimensions de ces deux modèles se retrouve dans le tableau ci-dessous (tableau 1).
Le rétablissement peut quant à lui être compris comme un processus non linéaire qui, à la lumière du modèle de Cox et Perry (2011), est composé des phases de désorientation et de réorientation. La désorientation désigne la perte de repères géographiques et psychologiques, créant une rupture avec l’expérience d’avoir un chez-soi et l’identité qui l’accompagne. La réorientation est quant à elle définie comme étant la reconstruction identitaire dans un lieu familier qui a été modifié de façon irrévocable. Ces deux phases reviennent de façon cyclique et s’entrecroisent à long terme, les personnes sinistrées s’ajustant continuellement à cette « nouvelle normalité ». La carte conceptuelle (figure 1) permet de regrouper l’ensemble des éléments du cadre conceptuel sous trois principales catégories d’attachement au lieu: le domicile, la communauté et l’environnement.
Pour cette étude, des personnes résidentes de Pointe-Gatineau ayant vécu les inondations de 2017 et de 2019 ont été interrogées lors d’entrevues semi-dirigées. Après avoir été momentanément interrompues en raison des inondations du printemps dernier, de nouvelles entrevues ont eu lieu à l’été et à l’automne 2023, mais les résultats préliminaires présentés dans cette synthèse rendent compte de l’analyse de quatre entrevues ayant eu lieu avant les inondations de 2023 (deux personnes ayant décidé de rester dans le quartier après les inondations et deux personnes l’ayant quitté après les inondations de 2019).
Résultats préliminaires
Communautés présentant une vulnérabilité socioéconomique
En accord avec la littérature, les propos recueillis auprès des personnes participantes montrent qu’en comparaison avec les populations socioéconomiquement favorisées, les populations économiquement et socialement vulnérables sont plus à risque de subir des conséquences négatives à la suite des inondations.
Il y a bien du monde qui n’ont pas la capacité, l’intellect, la débrouillardise et la curiosité d’aller s’informer puis d’avoir de l’aide. […] OK, tu peux bien dire : « Oui, entrez dans notre website, puis on va vous… » Non. On estime que tout le monde a un maudit téléphone cellulaire ou bien un ordinateur ou un laptop. Ce n’est pas le cas de bien du monde, surtout dans des quartiers défavorisés, c’est encore pire! (Participant 1)
J’ai un voisin : « Moi, ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas élever ma maison. » Pauvre monsieur. Il a 90 ans, tu sais. Je lui ai dit : « Moi aussi, ils m’ont dit que je ne pouvais pas, mais je suis allé voir la Ville, puis c’est la Ville qui ont débloqué ça. » […] Là, si ça revient, il va l’avoir encore. (Participant 4)
Ces extraits nous renseignent sur la capacité réduite des personnes plus vulnérables à naviguer dans la bureaucratie lourde suivant un désastre. Cet aspect est d’ailleurs dénoncé par la totalité des personnes participantes rencontrés à ce jour.
Cumul d’inondations : entre détresse et caractéristiques personnelles
La détresse et l’anxiété ressenties à l’idée de revivre d’autres épisodes d’inondations sont les principaux motifs évoqués par les deux personnes participantes de l’échantillon qui ont quitté le quartier après les inondations de 2019.
Et puis je vous dirais que 2019, pfff… J’ai failli craquer, moi, là. J’en parle, puis je suis limite encore. C’était… C’était trop. […] Ça, ce sont les séquelles, les séquelles de tout ça qui faisaient qu’on avait encore des alertes sur les cellulaires. Quand l’eau montait, on surveillait ça. On a dit : « Non, là, c’est fini, on efface ça. » […] Et là tu te dis : « Vais-je revivre ça encore? » Fait que tout le reste… Tu manques toujours un petit peu d’air. (Participant 2)
Il semble que des caractéristiques personnelles, comme certains traits de personnalité ou des moyens financiers, puissent expliquer la décision des deux personnes participantes de rester dans leur demeure après les inondations de 2019.
Oui, je suis une personne qui n’abandonne pas vraiment. Je suis une personne qui a assez de caractère et je suis assez débrouillarde, moi. C’est certain que ce côté-là… Sinon, qu’est-ce tu fais? C’est ça, pas le choix. Je veux dire, on a tous un choix. J’ai décidé de rester. Bon, bien, j’assume. (Participant 3)
Qu’est-ce qui a aidé? C’est qu’on avait les moyens financiers. Et puis qu’on avait de la drive. Mais tu sais, la première maison qui a été levée après l’inondation à Gatineau, c’est la nôtre. […] Tu sais, je voyais ça comme un combat, là. Faut que ça marche. Nous autres, on est du bon côté et on va gagner. (Participant 4)
Période de rétablissement entachée par la désolation du quartier
La démolition de maisons, et par le fait même l’apparition de lots vacants à la suite des inondations, crée un sentiment de désolation chez les personnes qui restent dans le quartier sinistré :
La désolation. […] Il y a environ 90 maisons qui sont parties. […] Tantôt, je disais, là, qu’on avait des relations avec derrière chez nous, avec des voisins qui étaient là. On a vu la pelle passer dans ces maisons-là. Les gens partir, puis dire : « Bon, bien, bonjour, on s’est trouvé une nouvelle place. On s’en va là. » Les maisons tombent, là, tu sais. […] C’était plein de monde. On allait jouer là avec les petits. […] C’est vide. (Participant 4)
Devant cette désolation, les personnes qui habitent toujours le quartier témoignent de leurs efforts pour revitaliser leur milieu de vie. Elles se sentent cependant abandonnées par la Ville dans leurs démarches.
On essaie d’embellir, de redonner vie, parce que là tu sais, il ne se passe rien. […] C’est comme… essayez de nous aider, un peu. Faut toujours être en démarche pour essayer que ce soit le plus invitant possible. C’est notre quartier, on vit là. On a le droit aux mêmes services que toutes les autres personnes ailleurs. […] Ils coupent le gazon trois fois dans l’été. Penses-tu que les trois fois, c’est suffisant? Les bernaches, où est-ce qu’ils s’en viennent? Les siffleux? Regarde, là, ce n’est pas drôle, là, j’ai des trappes. (Participant 3)
Attachement au lieu
Les personnes qui sont demeurées dans le quartier témoignent qu’elles ont développé une relation positive croissante envers leur demeure à la suite des inondations. Ces données apparaissent comme un élément important pour éclairer l’expérience des personnes sinistrées, car elles apparaissent peu jusqu’à maintenant dans la littérature.
J’ai mis de l’argent. Depuis les inondations, j’ai encore mis plus d’argent. C’est super beau, l’été. J’ai une belle terrasse, tout ça. C’est ma fierté, ma maison, tu sais, là, parce que ça dit qui tu es. (Participant 3)
Int. : Est-ce que vous diriez que vous avez un sentiment plus positif d’appartenance envers votre maison?
Participant : Oh, bien oui, disons que ça a toujours été positif, mais c’est en croissance. […] J’ai dit : « C’est ici que je vais élever mon enfant, puis c’est ici que je vais vieillir. » […] Il n’y a rien qui va me faire sortir d’ici. (Participant 4)
En ce qui concerne l’attachement social et communautaire, nos résultats préliminaires indiquent des trajectoires qui peuvent varier d’une personne à l’autre. Une participante affirme qu’elle était très attachée à sa communauté, ayant beaucoup de membres de sa famille et d’ami·e·s dans son ancien voisinage.
Mais quand on vivait l’une en face de l’autre, on jouait au gin, on avait du fun, on faisait des soirées dans la cour, puis on prenait une couple de verres de vin, on jasait… […] Puis ici, il n’y a personne, vraiment, dans l’édifice […]. C’est pas du tout la même atmosphère. (Participant 1)
Pour une autre personne participante ayant quitté le quartier, l’attachement social ou communautaire ne semble pas avoir été influencé par les inondations, car elle avait peu de relations de voisinage significatives avant et après celles-ci. Cependant, pour les personnes résidentes qui sont restées, on découvre dans leurs discours que les inondations ont permis de développer des réseaux d’entraide et un sens de la communauté.
On en a eu plus après les inondations. Parce que là, tout le monde se serre un peu les coudes. […] Tu sais, comme tu t’es battu pour ta maison. […] On avait comme développé plus une sensibilité pour le quartier, mais c’est a posteriori. (Participant 4)
La majorité des personnes participantes présentent un attachement à l’environnement naturel et bâti : la beauté de la rivière, la proximité des pistes cyclables et des magasins sont les principaux éléments qui ressortent des discours. Cependant, Pour une autre personne participante ayant quitté le quartier, l’attachement social ou communautaire ne semble pas avoir influencé le processus de rétablissement, car elle avait peu de relations de voisinage significatives :
Participante : À quelque part, il y a quelqu’un qui savait que ce quartier-là […] il était maudit d’avance.
Int. : Comme un regret d’avoir acheté là?
Participant : Oui.
Int. : Est-ce qu’il y a des choses qui vous manquent de la Pointe?
Participant : To be honest? Non. C’est sûr que la vue de la rivière, c’est beau. […] Même à ça aujourd’hui, on regarde une rivière, là, ce n’est pas sûr que dans 20 ans d’ici, ça n’aura pas mangé la moitié du quartier. (Participant 1)
Réflexions et conclusion
Les résultats préliminaires confirment les observations tirées de la littérature selon lesquelles il est plus difficile pour les populations ayant une vulnérabilité socioéconomique de se protéger et de se rétablir d’un désastre. Devant le constat que les citoyennes et citoyens sinistré·e·s se sentent délaissé·e·s par leur municipalité au niveai de la revitalisation/reconstruction des lots vacants, il serait intéressant d’explorer davantage comment leur attachement à leur communauté et à leur environnement peut influencer leur rétablissement. Il est trop tôt pour tirer des conclusions sur la place de l’attachement au lieu dans le processus de rétablissement des résidentes et résidents inondés à répétition, bien que ces premiers résultats semblent nous informer que l’attachement au domicile serait la composante d’attachement la plus sollicitée dans la décision de rester ou de quitter le quartier. Cependant, la capacité financière des personnes participantes ainsi que leur perception de leur santé psychologique demeurent pour l’instant les principaux motivateurs dans cette prise de décision.
Finalement, une réflexion d’un participant sur le fait de revivre d’autres inondations nous semble particulièrement intéressante sur le développement d’un « mode de vie résilient » face aux inondations répétées :
Il y en a qui sont nés sur la rue. Tu sais, ils ont grandi ici. Eux autres, c’était comme… Ils en avaient vu d’autres. […] OK, c’est une autre inondation et il y en a qui ont vécu celle des années 70 […] et il y en a, des personnes âgées, qui ont ce souvenir-là, tu sais, c’est comme : c’est notre quartier. C’est de même. (Participant 4)
Cette réflexion rejoint celle d’une autre participante ayant décidé de rester dans le quartier après les inondations, qui nous décrivait ses multiples idées pour mieux résister aux prochaines inondations et continuer d’améliorer sa résidence dans cette optique. Ainsi, alors que bon nombre de personnes sinistrées ont quitté le quartier suivant les inondations de 2017 et 2019, d’autres ont choisi de rester et d’investir dans leur demeure afin qu’elle soit adaptée aux inondations à venir. Il sera intéressant que de futures études se penchent sur cette capacité qu’ont certaines personnes sinistrées à s’adapter à ce mode de vie rythmé par les aléas saisonniers et sur la façon dont cette capacité pourrait se transposer au niveau collectif.
Pour citer cet article
Hamel, A. et St-Amour, N. (2024). Innodations répétées dans Pointe-Gatineau : d’un territoire vivant à un territoire déserté. Dans Répertoire de recherche Villes, climat et inégalités. VRM – Villes Régions Monde. https://www.vrm.ca/inondations-repetees-dans-pointe-gatineau-dun-territoire-vivant-a-un-territoire-deserte/
* Ce texte est tiré des résultats préliminaires du mémoire de Ariane Hamel, qui ont été présentés à l’ACFAS à Montréal en mai 2023 et à l’AIFRIS à Paris en juillet 2023.
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