Anne-Sophie Bendwell, étudiante à la maîtrise en didactique, UQAM
Introduction
Même si l’urgence d’une transition énergétique et écologique est bien connue, les gouvernements centraux ne prennent pas suffisamment d’engagements pour réduire l’empreinte écologique des secteurs économiques (GIEC, 2021, 2022). Depuis la crise économique de 2008, plusieurs groupes citoyens, entre autres en France et en Allemagne, ont mobilisé diverses stratégies afin de revendiquer des changements améliorant les conditions sociales et écologiques en passant par les gouvernements locaux et les municipalités. Au Québec, des initiatives inspirées de ces mouvements, telles que Villeray en transition et le Réseau d’action municipale, ont aussi vu le jour.
Ces espaces politiques présentent des avantages intéressants pour la transition énergétique, considérant leur proximité avec leur électorat et leurs compétences reconnues en matière d’aménagement territorial, de transport collectif et de gestion des matières résiduelles.
Dans cet article, nous nous penchons donc sur les enjeux et les possibilités de l’engagement politique à l’échelle locale sur les questions énergétiques, écologiques et sociales. Nous envisageons que cet engagement peut se renforcer par des expériences de coapprentissage entre les individus et organismes territoriaux. Ainsi, nous avons cerné certains besoins de formation des personnes en nous appuyant sur les théories de justice épistémique et énergétique. Cette démarche s’est inscrite à l’intérieur du projet de recherche-action collaborative FORJE (Formation collaborative pour la justice énergétique).
Un cadre conceptuel de justice énergétique et épistémique
La sphère politique locale actuelle est traversée par plusieurs enjeux de pouvoir. Les mouvements citoyens doivent se mesurer au secteur économique qui y détient un pouvoir considérable : contrôle de plusieurs secteurs, lois laxistes favorisant l’extractivisme, activités de lobbyisme et de communication publique soutenues par des ressources financières démesurées, etc. Heureusement, des espaces démocratiques, comme le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (le BAPE), permettent aux groupes écologistes, aux communautés autochtones et aux autres groupes citoyens de se prononcer sur les grands projets énergétiques et, ainsi, d’exercer un contrepouvoir.
Toutefois, ces espaces présentent aussi des difficultés de représentation étant donné leur manque d’accessibilité et d’ouverture aux variétés des savoirs. Les connaissances scientifiques en environnement et les avis des personnes expertes sont considérés comme valables tandis que les savoirs citoyens sont relégués à l’opinion. Cela a pour impact de réduire les opportunités d’aborder la question de la justice énergétique dans les discussions.
Pourtant, la notion de justice énergétique est essentielle pour envisager les enjeux intersectionnels et la parole des populations marginalisées dans les prises de décision en environnement. Elle fait référence à la nécessité de promouvoir un engagement collectif pour assurer la gestion participative des différents secteurs économiques, en considérant la justice sociale au même titre que les enjeux environnementaux (Jenkins et al., 2018; McCauley et al., 2019; Sovacool et Dworkin, 2015).
Pour que cette justice énergétique puisse prendre forme dans les processus de consultation et de mobilisation citoyennes, les enjeux de justice épistémique, jusqu’à maintenant négligés dans les théories de justice énergétique (Brière et al., 2022), doivent être soulignés. La justice épistémique fait référence à une « reconnaissance active » de la coexistence et de la complémentarité des divers types de savoirs (Godrie et al., 2020; Piron et al., 2016; Visvanathan, 2009) dans une diversité de contextes (entre autres, la délibération publique et la formation écocitoyenne). Ce courant nous permet d’interroger l’hégémonie du discours technoscientifique et universitaire qui empêche un dialogue (au sens de Souza Santos, 2011) des compréhensions du monde développées par l’expérience sensible d’habiter les milieux, par l’agir politique et par le vécu marqué par l’oppression (soit celle de classe, de genre, de « race », de niveau de capacité ou d’orientation sexuelle).
Le projet FORJE était informé par le cadre conceptuel de justice énergétique (voir figure 1) que nous avons développé (Brière et al., 2022) et qui centralise la justice épistémique tout en remettant en cause une vision descendante (top-down) de la prise de décisions en matière d’énergie. Ainsi, ce projet avait comme objectif la création d’espaces de formation intersectorielle et réciproque sur la justice énergétique en considérant les enjeux de justice épistémique.
Cas, méthodes et données de la recherche originale
Cette recherche s’inscrit dans la démarche plus large du projet FORJE (voir tableau 1) qui avait pour objectif de comprendre les différents éléments pouvant soutenir une formation réciproque sur la justice énergétique. Dans le premier volet du projet, nous avons réalisé une enquête diagnostique avec un questionnaire électronique. De notre première analyse, nous avons fait ressortir quatre besoins prioritaires de formation, dont celui d’investir l’espace local. À partir de ce besoin, nous avons envisagé la possibilité de coapprentissage non formel entre les personnes militantes et avec les autres acteurs et actrices du milieu.
Pour cerner les objectifs, les visées et les enjeux de cette formation, nous avons animé un groupe de discussion thématique composé de deux citoyennes engagées et de quatre spécialistes de la lutte environnementale en contexte municipal. Nous avons aussi réalisé un entretien individuel avec une autre spécialiste qui ne pouvait pas être présente avec le groupe.
Nous avons choisi les stratégies suivantes afin d’analyser les données recueillies :
- Un questionnement analytique (Paillé et Muchielli, 2016) à partir de thèmes établis au préalable;
- Une coanalyse des données avec des membres du comité de pilotage du projet FORJE;
- Une analyse des enjeux et des pistes de solutions avec le même comité appuyée par la littérature scientifique;
Dans les prochaines sections, nous présentons les résultats de ces analyses appuyés par des extraits verbatim et la recension des écrits que nous avons réalisée en parallèle. Nous commençons par aborder les enjeux de la politique municipale et les stratégies qui y sont actuellement déployées pour ensuite proposer des pistes pour une formation réciproque.
Résultats
Les enjeux municipaux pour une justice énergétique
Les réalités des 1 131 municipalités au Québec sont assez hétéroclites et dénotent des enjeux politiques divers. La grandeur de la population locale implique des processus électoraux assez différents, allant de l’acclamation sans opposition pour les plus petites municipalités à des campagnes électorales opposant de grands partis pour les plus grandes. Les conditions d’exercice des personnes élues sont aussi influencées par le profil démographique : les élu·e·s des petites municipalités occupent leur poste à temps partiel en plus de leur emploi de départ, tandis que celles et ceux des grandes municipalités occupent leur poste à temps plein avec toutes les autres ressources associées (Lefebvre et al., 2019).
Ces éléments mettent en lumière l’importance de la question de la formation des personnes. Considérant la grande diversité des pouvoirs des municipalités et des municipalités régionales de comté (MRC), nous constatons le manque d’expertise des élu·e·s lors des prises de décisions sur leur territoire. C’est ce qu’illustre une des personnes participantes interrogées :
« Si je me réfère à notre expérience, les élu·e·s sont surchargé·e·s de dossiers à lire, pas formé·e·s pour prendre des décisions, qui vont dans tous les sens. » (Suzanne1, écocitoyenne)
Sans loi qui encadre la préparation à l’exercice des fonctions, il revient souvent aux fonctionnaires d’assurer certains apprentissages politiques. Toutefois, cette situation peut soulever des enjeux éthiques liés aux programmes politiques de ces fonctionnaires.
En plus des enjeux d’expertise, nous observons des problèmes dans les dynamiques entre les élu·e·s et les membres des communautés. Selon notre analyse, le projet de loi 122 (devenu loi en 2018), visant à reconnaître les municipalités comme gouvernement de proximité, et la reconfiguration des instances de gouvernance municipale en 2015 semblent avoir fragilisé le dialogue entre les élu·e·s et la communauté. Contrairement au souhait que la Loi privilégie un « rapprochement avec les lieux de décision » (MAMH et INM, 2018), nous constatons qu’elle ne donne pas plus d’influence aux citoyen·ne·s, qui doivent continuer à se prononcer dans les mêmes espaces de consultation publique qu’avant. Pourtant, comme le souligne une étude menée avant l’implantation de cette Loi, « le modèle d’interaction qui s’est installé au cours des dernières années entre les élus et le gouvernement valorise la concertation tout en refusant une approche de participation citoyenne souvent associée à la revendication » (Richard et al., 2017, p. 35-36). Pour les personnes ayant participé à la recherche, cette situation limite une réelle participation collective.
S’ajoutent à ces enjeux le cadre juridique et la reconfiguration des pouvoirs locaux au Québec qui continuent de favoriser la croissance de projets extractivistes des acteurs internationaux et une vision néolibérale de ce développement (Chiasson et Mévellec, 2019, p. 203; Fortin et Fournis, 2015).
D’ailleurs, les résultats du projet FORJE font aussi ressortir la prévalence de ce paradigme de développement économique chez les personnes élues. Celles-ci continuent de concevoir le développement de leur région à travers des projets d’envergure de compagnies externes sans égard aux enjeux de justice énergétique inhérents à ces projets qui ont des répercussions sur la population locale. Cela entraîne des difficultés pour les citoyen·ne·s qui tentent de proposer de nouvelles façons de fonctionner inspirées d’un développement endogène collaboratif s’appuyant sur les divers savoirs (Sachs, 2007), comme le souligne un participant :
« […] quand on leur parle de justice énergétique, de développement par le bas, de tout ça, ces gens-là ne comprennent même pas en fait. On les sort tellement de paradigmes qu’ils connaissent que c’est très difficile pour une grande partie d’entre eux. » (Jérôme, universitaire)
Les stratégies citoyennes municipales
Plusieurs stratégies peuvent être employées par divers groupes pour investir la sphère politique locale. Certains groupes souhaiteront engager un dialogue avec les élu·e·s sur les possibilités de transformation dans les règlementations locales qui sont sous leur juridiction. Toutefois, au même titre que les élu·e·s manquant parfois de formation, les personnes citoyennes actives en politique présentent aussi un besoin à cet égard selon notre collecte de données. Une des participantes l’exprime ainsi :
« Nous-mêmes aurions besoin d’une formation pour savoir quels sont les vrais pouvoirs des municipalités, pour que lorsqu’on discute avec les élu·e·s, lorsqu’ils nous disent “j’ai les mains liées”, on dise “mais non, il y a tel espace de liberté ou de pouvoir que tu peux exercer”. » (Suzanne, écocitoyenne)
Une coformation entre militant·e·s et autres personnes engagées peut être considérée afin de répondre à ces questionnements et de permettre une action réfléchie. Cela permettrait aux citoyen·ne·s d’avoir une meilleure connaissance des leviers de changement local comme la Loi sur les compétences municipales (2005) et l’accès à des fonds spéciaux en matière d’environnement. Il leur serait alors possible de mobiliser leurs connaissances dans la création de comités de travail avec les élu·e·s sur des enjeux environnementaux municipaux.
D’un autre côté, d’autres groupes préfèreront créer un rapport de force avec le pouvoir municipal. Par exemple, à Trois-Pistoles, les Assemblées citoyennes des Basques (ACDB), mises sur pied par les citoyen·ne·s en 2018, offrent un espace de démocratie directe pour permettre à la population de s’impliquer dans le développement local. Ces assemblées participent à la création d’un réel contrepouvoir politique.
Une autre perspective d’action dans la lutte écologique est de présenter sa candidature aux élections. Justement, la campagne électorale municipale de 2021 au Québec aura fait élire plus de 80 représentant·e·s écologistes, dont une forte proportion de jeunes et de femmes. Cette situation méritera d’être suivie et pourrait être facilitée par des formations sur les politiques locales.
Au regard de ces initiatives, il nous apparaît intéressant d’amorcer des processus sous forme d’ateliers d’analyse du contexte politique et des avantages et limites des diverses stratégies afin de faciliter les choix des démarches et de saisir leur complémentarité.
Vers une coformation des actrices et acteurs
Lorsque la collaboration est possible et envisageable avec les élu·e·s, quelques obstacles peuvent se présenter. De nos groupes de discussion est ressortie la peur de ces personnes élues de faire face à la confrontation, ce qui entrave le bon déroulement des discussions. Les participant·e·s ont évoqué deux causes possibles à ce problème : le manque de confiance pouvant découler du manque de formation et le protocole très encadrant des conseils municipaux. Une solution pourrait être de soutenir la création d’espaces de dialogue à l’extérieur de ces contextes formels. Le groupe de discussion suggérait alors de prioriser les efforts auprès des personnes élues déjà préoccupées par les enjeux de la crise climatique et, plus particulièrement, les fonctionnaires détenant plus d’influence. Cette collaboration, entraînant possiblement des innovations municipales, a le potentiel de créer un effet d’entraînement dans les autres municipalités, comme le souligne Shearmur (2019, p. 104-106).
Dans une perspective de coformation (où la totalité des membres participent à la construction de la formation en fonction de leurs besoins mutuels), le groupe de discussion s’est penché sur des compétences à développer chez les élu·e·s. Les personnes participantes ont nommé l’importance de développer des compétences d’analyse systémique, d’examiner et de clarifier des enjeux éthiques et des compétences relationnelles pouvant favoriser le dialogue. Deux participants se sont prononcés sur l’importance de cette dernière :
« Travailler sur le dialogue, pas le débat, il y a une clé là. Déconstruire chez les élu·e·s les peurs, les craintes. » (Jérôme, universitaire)
« Le principal défi, c’est de créer un dialogue pour comprendre les différents mondes. » (Anna, fonctionnaire municipale)
Favoriser une approche dialogique (où les apprentissages se réalisent par les échanges dans des conversations structurées) permet aux personnes concernées de bien saisir les différents cadrages cognitifs et moraux et les compréhensions divergentes en encourageant la capacité de décentration (Cherqui et Bombenger, 2019). C’est alors que peut s’opérer un apprentissage transformateur où les représentations d’enjeux deviennent plus inclusives, nuancées, réflechies et émotionnellement ouvertes au changement (Mezirow, 2009, p. 22). En participant volontairement au dialogue en portant attention à sa propre position (en référence au « penser représentatif » dans Arendt, 1972, p. 307), la personne peut s’engager dans un réel dialogue et, comme le souligne une participante, développer l’intérêt pour le soutien mutuel.
Pour assurer une cohérence avec ce dialogue recherché, il est nécessaire de se questionner sur les choix pédagogiques sous-tendant la formation et les dynamiques pouvant en découler. Une des participantes fait d’ailleurs part de son expérience de formation :
« J’applique beaucoup l’éducation populaire avec les élu·e·s : on part de votre réalité, on essaie de la comprendre et on fait un bout de chemin avec ça. » (Anna, fonctionnaire municipale)
Ainsi, il s’avère porteur de miser sur des stratégies partant des savoirs et des vécus des apprenant·e·s, comme d’autres travaux sur la formation des élu·e·s l’ont soulevé (Guertin, 2021).
Enfin, deux autres propositions en accord avec nos groupes de discussion seraient d’ancrer les formations dans des expériences concrètes liées à des enjeux locaux et de privilégier la formation en petits groupes composés autant d’élu·e·s, de citoyen·ne·s et d’autres actrices et acteurs locaux.
Conclusion
L’analyse des réalités de la politique municipale à partir des expériences des personnes participantes et de la littérature scientifique nous a permis d’identifier des enjeux et des leviers possibles pour la mobilisation locale visant une justice énergétique. Le manque de savoirs des élu·e·s et des différentes parties prenantes étant un facteur important qui est ressorti de notre recherche, nous avons aussi souligné des éléments à prendre en compte pour une coformation permettant de soutenir des changements à l’échelle locale. Parmi ces éléments, l’importance d’établir une dynamique de formation centrée sur le dialogue des savoirs permet de soutenir notre cadre théorique de justice épistémique.
Nous soutenons l’importance de poursuivre ce type d’analyse collaborative des possibilités d’action dans la politique municipale en privilégiant une approche décoloniale, qui étudie de manière plus fondamentale le rapport au territoire. Le travail de coconstruction et de coformation à réaliser pourrait ainsi s’orienter vers une perspective de transformation du rapport à l’environnement et la recherche de nouvelles façons de vivre ensemble.
- Les prénoms utilisés dans les citations sont tous fictifs. ↩︎
Pour citer cet article
Bendwell, A.-S. (2024). Investir l’espace politique local pour une transition juste : enjeux et possibilités de formation réciproque entre élu·e·s et citoyen·ne·s. Dans Répertoire de recherche Villes, climat et inégalités. VRM – Villes Régions Monde. https://www.vrm.ca/investir-lespace-politique-local-pour-une-transition-juste-enjeux-et-possibilites-de-formation-reciproque-entre-elu%c2%b7e%c2%b7s-et-citoyen%c2%b7ne%c2%b7s/
Texte source
Brière L, Prud’homme M, Moreau G, Orellana I, Marleau M-È et Chatelain M (2022) La formation réciproque sur les questions de justice énergétique dans l’espace politique local : enjeux et possibilités. 22(3). Vertigo : 1–21. DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.38584
Bibliographie
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