Marina de Dubaï 2013. Plan par la firme HOK Canada. Image libre de droits.

Marina de Dubaï 2013. Plan par la firme HOK Canada. Image libre de droits.

Capsule thématique

La circulation nord-sud de modèles, idées et pratiques urbanistiques

Auteur : Marco Chitti* (juin 2016)

Présentation

La circulation d’idées et de pratiques urbanistiques entre pays et régions n’est pas un phénomène nouveau ou récent. La diffusion internationale des modèles urbains et les échanges transnationaux entre experts ont accompagné la constitution de la discipline et de la pratique de l’urbanisme du milieu du XIXe siècle à aujourd’hui. Ce phénomène n’a pourtant intéressé la recherche qu’à partir des années 1980. Les études urbaines commencent alors à s’intéresser aux particularités de la ville coloniale et à l’exportation — voire l’imposition — de modèles urbains occidentaux dans le cadre du projet impérialiste d’abord et dans le contexte postcolonial ensuite. Plus récemment, de nouvelles recherches empiriques ont mis en évidence comment la mondialisation des échanges a contribué à la multiplication et à la complexification des flux, des filières de circulation et des pays émetteurs de modèles, bien au-delà des trajectoires traditionnelles nord-sud. Finalement, à partir des années 2000, un débat théorique sur la circulation des modèles, des pratiques et des idées en urbanisme a ouvert de nouveaux questionnements quant au rôle des acteurs (notamment celui des experts locaux et internationaux) dans les processus de circulation et quant aux mécanismes et aux objets mêmes de cette circulation.

La période coloniale

Plan de la nouvelle Dehli Impériale par Edwin Lutyens 1910-1912. Source : Encyclopedia Britannica 11e Édition

Plan de la nouvelle Dehli Impériale par Edwin Lutyens 1910-1912. Source : Encyclopedia Britannica 11e Édition

Dans leurs ouvrages, King (1976), Wright (1991), Home (1997) et Fuller (2007) illustrent les différentes logiques qui façonnent l’urbanisme colonial des puissances européennes, dont : l’exploitation et l’acheminement des ressources vers les marchés métropolitains, la colonisation systématique de territoires « vierges » ou peu peuplés, la ségrégation spatiale rigide entre la ville européenne « moderne » et la ville autochtone « traditionnelle », les préoccupations hygiénistes, ou un paternalisme se voulant modernisateur et civilisateur. Ces logiques, que l’on retrouve autant dans l’aménagement de la Nouvelle Delhi impériale par Edwin Lutyens que dans les plans des Français au Maroc ou en Indochine, ne sont pas seulement le résultat de l’importation de pratiques urbanistiques de la métropole, mais sont plutôt le produit d’une culture urbanistique coloniale particulière. En effet, les nouvelles techniques de planification urbaine et les pratiques d’aménagement du territoire qui émergent en Europe vers la fin du XIXe siècle (institutions municipales, lois urbanistiques, zonage, registres fonciers, etc.), mais qui, face aux résistances des intérêts constitués, peinent à être mise en œuvre dans la métropole, trouvent dans les colonies des lieux d’expérimentation plus malléables. L’émergence d’un urbanisme proprement colonial tient non seulement à l’administration autoritaire qu’exercent les Européens sur les territoires conquis, mais aussi à la collaboration active, quoique parfois conflictuelle, entre des experts d’origine métropolitaine et une élite locale en quête de modernisation. De plus, certains pays comme le Japon, l’Égypte, la Turquie, les pays d’Amérique Latine et, dans une moindre mesure, la Chine parviennent, grâce à leur relative indépendance, à jouer un rôle plus actif en empruntant sélectivement idées et expertises aux différents pays occidentaux tout en gardant une certaine autonomie dans leur mise en œuvre.

Malgré ces nuances, l’époque coloniale témoigne d’une circulation des modèles urbanistiques exclusive et unidirectionnelle de la métropole à ses colonies par les biais de professionnels de l’aménagement qui sont directement intégrés aux administrations coloniales et formés dans les institutions académiques européennes.

Plan de Chandigarh, nouvelle capitale du Punjab indien, Le Corbusier – 1951. Image libre de droits.

Plan de Chandigarh, nouvelle capitale du Punjab indien, Le Corbusier – 1951. Image libre de droits.

De la période postcoloniale à la mondialisation

Le rapide processus de décolonisation qui s’amorce à la fin de la Deuxième Guerre mondiale atténue le rapport exclusif de dépendance entre les nations nouvellement indépendantes et les pays colonisateurs, sans pourtant y mettre fin. Les États désormais indépendants ont en effet encore largement recours à l’expertise étrangère en urbanisme. Les canaux de circulation se multiplient toutefois et d’autres pays et institutions s’imposent à côté des anciennes puissances coloniales : les États-Unis, l’URSS dans le bloc communiste et dans les pays non alignés, les institutions onusiennes et celles qui ont vu le jour suite à la conférence de Bretton Woods dont la Banque Mondiale. Le plan de Le Corbusier pour la ville nouvelle de Chandigarh en Inde, les missions de la Ford Foundation en Inde, en Amérique latine et au Moyen-Orient, les projets de parcelles assainies et de réhabilitation de quartiers informels de la Banque Mondiale, représentent quelques exemples de ces nouvelles sources de mobilités d’expertises et élaboration de modèles urbanistiques. En même temps, l’après-guerre marque le début d’une période de convergence globale majeure dans les pratiques urbanistiques, grâce à l’action d’experts étrangers et locaux formés quasi exclusivement en Occident et qui partagent les approches rationnelles et fonctionnalistes promues par les Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM) ainsi que par le modèle du « rational-comprehensive planning ».

À partir des années 1970, les acteurs de l’aide au développement comme la Banque Mondiale et ses homologues régionaux, les institutions multilatérales comme UNDP et ONU Habitat, les agences de coopération bilatérale des pays développés (USAID, JICA, AFD, etc.), les ONG et, plus tard, la coopération décentralisée ville à ville, s’imposent comme d’importantes filières de diffusion des modèles urbanistiques élaborés dans le pays du Nord et de plus en plus structurés par des agendas globaux. En même temps, la libéralisation des marchés internationaux des capitaux et le retrait progressif de l’État dans plusieurs pays en développement dans la foulée des politiques d’ajustement structurel des 1980, renforcent le rôle des grands investisseurs transnationaux dans les projets d’aménagement urbain des pays émergents. Ces projets de grande envergure s’appuient sur l’expertise de firmes-conseils multinationales basées principalement dans les pays développés comme Arup, Nippon KOEI et Skidmore Owings and Merrill, qui délivrent des projets clé en main vaguement inspirés par des modèles et des concepts de l’urbanisme international (new urbanism, écoquartier, ville intelligente, etc.). En parallèle, on assiste également à l’émergence et à l’émancipation progressive des milieux professionnels de l’aménagement dans les pays du Sud, particulièrement en l’Amérique Latine et au Moyen-Orient.

À l’image du monde multipolaire de l’après-guerre froide, le contexte contemporain montre un paysage complexe et en évolution. On assiste à une multiplication des pays émetteurs de modèles urbains en dehors du contexte occidental : la cité-État de Singapour dans l’Asie méridionale, Dubaï et Doha dans le monde arabe, les villes de Curitiba, Porto Alegre, Bogota et Medellín en Amérique Latine pour les politiques sur les quartiers informels et les transports urbains innovants en sont quelques exemples. Les flux d’idées se multiplient avec l’émergence progressive de trajectoires sud-sud qui n’impliquent plus directement les pays occidentaux et qui s’appuient sur des filières de circulation de plus en plus articulées. Les réseaux universitaires, les institutions multilatérales à l’échelle régionale, la coopération bilatérale sud-sud et ville à ville, les firmes-conseils régionales, les ONG et les think tanks représentent aujourd’hui autant de nœuds dans un réseau de circulation internationale d’idées et d’expertises entre acteurs de l’aménagement urbain, réseau qui est aujourd’hui à la fois plus capillaire et horizontal.

Les thèmes émergents dans le débat

Métrocable - Système de transport urbain par téléférique, Medellin, Colombie. Image libre de droits.

Métrocable – Système de transport urbain par téléférique, Medellin, Colombie. Image libre de droits.

Dans ce portrait des évolutions et des tendances dans la circulation internationale des modèles et des pratiques urbanistiques, il faut mentionner un débat théorique qui, à partir des années 2000, interroge les mécanismes, les modalités, les acteurs et l’objet même de cette circulation.

Un premier axe de réflexion porte sur les mécanismes de la diffusion des pratiques d’urbanisme, qui sont analysés d’un point de vue plus structuraliste. Stephen Ward (2000), en particulier, élabore une grille de lecture assez compréhensive du phénomène : il propose une taxonomie des mécanismes de diffusion articulée sur la base des rapports de pouvoir et de dépendance, à la fois économique et technique, entre pays « exportateurs » et pays « récepteurs » des modèles. L’auteur identifie ainsi deux grandes typologies de transposition : « emprunt » et « imposition », nuancés selon la capacité des acteurs locaux à jouer un rôle actif dans le processus d’appropriation. Ward qualifie d’emprunt « synthétique » les échanges réciproques, paritaires et volontaires entre les principaux pays de l’Europe occidentale et les États-Unis, d’emprunt « sélectif » pour les pays occidentaux moins importants dont l’expertise urbanistique est moins bien développée, et d’emprunt « non dilué » dans le cas des pays à peuplement européens (comme le Canada), où l’on emprunte sans, ou presque, médiation des modèles et des expertises de la métropole, tout en gardant une certaine autonomie politique dans la mise en œuvre. On parle, au contraire, « d’imposition » dans les contextes colonial, postcolonial ou autoritaire où les rapports de pouvoir sont fortement déséquilibrés. Ainsi, dans le contexte post ou néocolonial, on parle d’imposition négociée, là où les acteurs locaux, tout en n’étant pas en mesure de développer des pratiques autonomes par manque de ressources, tradition et expertises locales, ont quand même des marges d’intervention et de choix dans le processus d’importation. De manière similaire, la littérature sur la circulation transnationale des politiques propose une classification des modes de circulation sur la base de l’autonomie du récipiendaire face au transfert (volontaire, imposé directement ou indirectement) et du niveau de fidélité au modèle original (copie, émulation, hybridation, synthèse, inspiration) (Dolowitz & Marsh, 1996; Masser et al., 2005).

Yoeido, Séoul. Maude Cournoyer-Gendron 2013.

Yoeido, Séoul. Maude Cournoyer-Gendron 2013.

En complément de cette approche « macro » et structuraliste, une analyse plus « micro » s’est développée, axée sur les acteurs impliqués dans le processus de diffusion et notamment sur les experts. Patsy Healey (2010) identifie deux grandes catégories d’agents à l’œuvre dans le transfert des modèles et des pratiques d’urbanisme. D’un côté, les « transporteurs internationaux » (international carriers) — auteurs académiques, rédacteurs des manuels, experts voyageurs – diffusent les modèles urbains en dehors de leur contexte d’origine. De l’autre côté, les « récipiendaires » locaux opèrent une sélection plus ou moins profonde dépendamment de leurs exigences, de leur culture et de leur finalité, agissant ainsi comme adaptateurs (local adapters). L’image du transporteur international « nomade » est reprise par Éric Verdeil (2005), avec une attention particulière sur l’émergence en dehors du contexte occidental d’une expertise locale vivace, capable d’animer des échanges sud-sud et d’établir des réseaux régionaux.

Un troisième point de discussion dans la littérature est l’objet même de la circulation. Les termes de pratiques, politiques, techniques, idées, concepts, modèles, connaissances et cultures d’urbanisme y sont utilisés pour définir l’objet du transfert. Cependant, la définition de ces divers concepts demeure vague et des auteurs se questionnent sur la nature complexe de l’expertise en urbanisme dont les experts sont les porteurs. Pour Patsy Healey (2010), les experts transportent avec eux un « assemblage hétérogène et personnel d’expériences, outils, techniques et connaissances ». Pour Tirbid Banerjee (2009), ils apportent non seulement une expertise technique, mais aussi un amalgame de préférences idéologiques et de paradigmes de référence. Pour Lieto (2015), les modèles et les idées d’urbanisme agissent plutôt comme « mythes narratifs » auxquels experts locaux et étrangers ont recours dans l’élaboration d’un projet urbain.

Finalement, un questionnement plus général est sous-jacent au débat sur la circulation nord-sud, à savoir la possibilité d’enracinement, la capacité d’appropriation locale des modèles et des pratiques importés et, finalement, l’opportunité du transfert volontaire. Le décalage entre le contexte d’origine d’un modèle et celui où il atterrit de même que les biais culturels, institutionnels et économiques freinent fortement l’applicabilité des modèles occidentaux dans les pays du sud global poussant John Friedmann (2010) à affirmer que si les idées en urbanisme circulent, elles ne s’enracinent pas toujours.

* Marco Chitti est candidat au doctorat en aménagement à l’Université de Montréal

 

Bibliographie

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WARD, S. V. (2010). Transnational Planners in a Postcolonial World. Dans P. Healey & R. Upton (dir.), Crossing Borders. International Exchange and Planning Practices (p. 47-72). New York : Routledge.

WRIGHT, G. (1991). The Politics of Design in French Colonial Urbanism. University of Chicago Press.