La réappropriation des terrains vagues
Auteur : Étienne Racine* (octobre 2017)
Présentation
Le terrain vague est un espace urbain « vide » ou laissé à l’abandon dans une ville. Il porte aussi le nom de friche urbaine, terrain vacant, ou espace interstitiel. Il est généralement la propriété de la ville ou d’intérêt particulier, il correspond à un territoire défini, pouvant recevoir différentes occupations, mais qui reste inoccupé pour une certaine période de temps. Dans l’imaginaire collectif, le terrain vague est souvent associé à la délinquance, à la drogue et aux milieux défavorisés, mais peut comporter un potentiel intéressant pour le quartier dans lequel il est situé (André, 2008; Foo et al., 2013). En effet, lorsqu’il est investi par la communauté, le terrain vacant peut prendre la valeur d’un parc, d’un marché public, d’un jardin communautaire ou d’une œuvre d’art. Ainsi, le terrain vacant apparait inutilisé sur le long terme, mais des activités marginales peuvent y avoir lieu à court ou moyen terme. L’occupation temporaire de ces espaces libres est régie par une réglementation parfois rigide, comme c’est le cas à Montréal. Toutefois, des groupes citoyens persistent et réussissent à donner un sens à ces « vides urbains », en répondant aux besoins de la communauté (Saulnier-Tremblay, 2016; Foo et al., 2013; Németh, 2014).
Cette capsule présentera quatre formes différentes d’occupation de ces territoires sous-utilisés : par l’agriculture urbaine, par le verdissement, par le « place making » ainsi que par l’occupation culturelle et artistique. Elle démontrera comment les différentes formes d’occupation des terrains vagues augmentent la qualité de vie des communautés environnantes et leur permet de créer des liens entre eux et avec le quartier qu’ils habitent. Notamment à travers les exemples de gains positifs qu’ont obtenus les nombreux parcs éphémères construits avec le soutien de la Ville de Boston ainsi que les jardins communautaires qui ont poussé dans des endroits qualifiés de déserts alimentaires à Détroit (Foo et al., 2013).
Qu’est-ce que la réappropriation des terrains vacants?
Lande, une organisation montréalaise qui aide les initiatives locales et communautaires à pratiquer la réappropriation des terrains vacants, définit l’exercice de la manière suivante :
« […] l’usage temporaire comme l’utilisation d’un terrain à des fins autres que celles prescrites par le règlement de zonage dans le but de répondre à un besoin communautaire immédiat exprimé par un groupe de citoyens, avec intention d’exploitation pour une période limitée, sans que ces derniers aient l’intention de s’en porter acquéreur. » (Saulnier-Tremblay, 2016).
L’occupation des espaces libres repose donc sur deux éléments, c’est-à-dire un usage temporaire et un usage alternatif à sa fonction initiale. Il peut toutefois arriver que cet usage temporaire devienne permanent, comme certains jardins communautaires qui ont vu le jour à New York. (Saulnier-Tremblay, 2016; André, 2008). Lorsque c’est le cas, les villes jouent souvent un rôle important en achetant le lot ou en créant un environnement réglementaire favorable à la pérennisation du nouvel usage. Certaines villes américaines, telles que Philadelphie, se sont dotées de politiques visant à faciliter la réappropriation des terrains vagues. De son côté, Boston a mis en place un programme pour subventionner les initiatives de quartiers visant l’occupation temporaire des terrains vacants
appartenant à la ville telle que la création de jardin communautaire ou de parc. La Ville de New York, par exemple, possède différents programmes comme le « New York Community Trust » qui alloue des sommes d’argent aux initiatives de ce genre qui profitent aux New Yorkais. Il y a d’ailleurs, dans cette ville, un écosystème important d’organismes qui s’occupent de certains aspects matériels et logistiques, fournissant une aide considérable à celles et ceux qui désirent remodeler un lot vacant, tel que l’organisme 596 acres (596 acres, 2016).
La réglementation qui entoure l’utilisation temporaire des lots vacants à Montréal pose encore quelques obstacles. Les groupes citoyens qui désirent utiliser un terrain vacant doivent d’abord obtenir un permis auprès de la Ville moyennant des frais qui varient selon le nombre de jours d’occupation. De plus, les demandeurs doivent couvrir les frais des assurances qui sont exigés par des autorités compétentes.
Ceci freine de manière importante les initiatives d’occupation temporaire que pourraient prendre les groupes citoyens qui n’ont souvent que très peu de moyens (Pagano et Bowman, 2000; Lande, 2015; Foo et al., 2013; Nemeth, 2014). L’organisme Lande, s’inspirant du travail de 596 acres à New York, vise à aider les citoyens qui veulent s’attaquer à un espace libre et fait aussi de la représentation auprès de la Ville de Montréal pour demander aux élus et à l’administration de simplifier les démarches.
Quelques exemples de réappropriation des terrains vagues
Les exemples démontrant les bienfaits de la réappropriation des terrains vagues dans les communautés sont multiples. Cette section décrira les formes les plus communes de cette pratique, ainsi que celles qui sont propres à Montréal. Il sera question des initiatives d’agriculture urbaine à Montréal et à Détroit, du verdissement des terrains vacants ayant augmenté la valeur foncière de quartiers délaissés à Philadelphie, de la transformation par le « place-making » d’une parcelle laissée vacante en un parc pour enfants dans un quartier défavorisé de Boston, ainsi que de la réappropriation artistique et culturelle de terrains vacants à Montréal (Heckert et Mennism, 2012; Foo et al., 2013; Lévesque, 1999).
La réappropriation par l’agriculture urbaine
Les jardins communautaires et l’agriculture urbaine sont les meilleurs exemples de ce que peut apporter un lot abandonné lorsqu’il est converti par la communauté. Leur création est généralement le fruit d’une action citoyenne, tandis que la Ville joue le rôle de partenaire, en facilitant la mobilisation et en finançant le projet. Les effets positifs de l’agriculture urbaine sont nombreux puisqu’elle amène une multitude d’acteurs locaux et de citoyens à joindre leur force. L’agriculture urbaine renforce le sentiment d’appartenance à la communauté et au milieu, mais sa retombée la plus positive demeure sans doute sa capacité à créer des oasis de nourriture fraiche au milieu de déserts alimentaires (Foo et al., 2013). La ville de Détroit en est un bon exemple. Incapable de se relever de la dernière crise économique en 2008, elle a dû déclarer faillite en 2013, et possède des taux de chômage et d’itinérance parmi les plus élevés des États-Unis. L’agriculture urbaine a été la réponse des citoyens et citoyennes qui n’avaient plus accès à de la nourriture saine puisqu’un grand nombre d’épiceries avaient fermé dans certains coins de la ville (Kay, 2010). Aujourd’hui, ces fermes urbaines sont en voie de devenir la relance économique de celle que l’on appelait encore la « Motor city » il n’y a pas si longtemps. Ces aménagements temporaires deviennent une source de revenu et de nourriture qui est souvent la bienvenue pour les ménages en difficultés (Vitiello et Wolfpower, 2016). Cette démocratisation de l’agriculture se fait notamment grâce à la présence de nombreux terrains vacants – environ le tiers de la ville est en vacance.
Le premier jardin communautaire montréalais voit le jour en 1974 afin de pallier à un problème de sécurité alimentaire dans les quartiers moins favorisés de la ville, et dès l’année suivante, l’administration municipale met sur pied un programme pour favoriser et encadrer ce genre d’initiative. En 2010, il y avait environ 75 jardins collectifs ou communautaires à Montréal,animés par 9 associations. La mise sur pied de jardins communautaires et collectifs a été, à Montréal, l’une des façons d’utiliser des espaces urbains laissés vacants (pour plus de détails sur les jardins collectifs et communautaires, de même que sur l’historique de leur mise en place, vous référer à la capsule VRM de Philippe Gajevic Sayegh en cliquant ici). Il reste que des effets bénéfiques à l’implantation de ce genre d’initiatives sont identifiés dans la littérature. En effet, les études faites dans quelques jardins communautaires de Montréal et rapportées par Duchemin, Wegmuller et Legault (2010) démontrent que la participation sociale créée par le dynamisme de ces jardins ont un impact social important pour des franges plus marginalisés de la société. Grâce à l’entretient d’une forte dynamique sociale avec l’organisation de moments d’échange comme les repas communautaires, les jardins offrent la possibilité de développer et entretenir des relations humaines, brisant ainsi l’isolement social chez un bon nombre de personnes âgées, défavorisées ou d’origine ethnoculturelle minoritaire Les jardins communautaires sont bien ancrés dans le paysage montréalais, mais il reste encore beaucoup à faire alors que les espaces vacants convoités dans les milieux défavorisés sont souvent contaminés par les activités industrielles et que les friches non contaminés sont réquisitionnés pour la construction de logement social (E. Duchemin, F. Wegmuller, A-M Legault, 2010).
La réappropriation par le verdissement
Un autre bel exemple de stratégie municipale de verdissement des terrains vacants est celle de la ville de Philadelphie. Dans cette ville, le départ de près de 500 000 habitants entre les années 1950 et 2000 a laissé plus de 40 000 terrains vacants. C’est pourquoi en 1996, le « Pennsylvania Horticultural Society » (PHS) et le « New Kensington Community Development Corporation » ont lancé en partenariat un projet pilote intitulé le « Philadelphia Land Care Program », visant à verdir les terrains vagues. Les terrains vacants publics et privés qui ont été pris en charge ont fait augmenter de 30 % la valeur des propriétés avoisinantes. De plus, les effets du programme sont plus présents dans les endroits où les efforts sont concentrés. C’est-à-dire que plusieurs terrains vacants doivent être verdis pour que les impacts soient ressentis. En plus d’augmenter la valeur foncière des propriétés, le verdissement des espaces libres contribuerait à la santé et au bien-être des habitants. (Hecker et Mennis, 2012; Németh, 2014).
À Montréal, le désir de tirer profit des espaces libres s’est concrétisé en 1992 avec la mise en place du Réseau vert. La ville a identifié 50 espaces libres publiques ou privés visant à revaloriser les sites dégradés grâce à des programmes de verdissement et de plantation. Le but de ces interventions était de donner aux terrains vacants une nouvelle image plus naturelle. Contrairement aux autres initiatives de réappropriation des terrains vacants, certaines initiatives de verdissement réalisées dans le cadre du Réseau vert se sont faites sans la consultation ni l’accord des citoyens. Certains mouvements citoyens, bien qu’ils soient partisan du verdissement, auraient préféré que ces terrains vacants, dont certains possédaient une densité végétale très forte, soient convertis en boisé. À cette époque, les démarches étaient plutôt planificatrices et moins participatives; les groupes de citoyens devaient donc défendre leur demande au Conseil de ville ou en faisant pression à travers diverses actions directes (Sénécal & Saint-Laurent, 2004).
La réappropriation par le « place making »
Le « place making » est une forme de réappropriation, qui n’est pas unique aux terrains vacants, où le but est de transformer un terrain sous-utilisé en créant un espace qui répond aux besoins du quartier, dans un processus collaboratif. Ce nouvel espace multifonctionnel viendrait donc modifier le sens du lieu (Foo et al., 2013). Le « place making » est une forme populaire de réappropriation des terrains vacants dans quartiers les moins favorisés, car il demande peu de ressources et redore l’image du milieu, mais aussi de ses habitants. Par exemple, Codman Square est un quartier défavorisé de Boston, majoritairement afro-américain, où les associations locales réclamaient un parc depuis près de 15 ans. Un projet pilote de la Ville a permis aux citoyens de transformer un terrain vacant qui dévalorisait leur attachement au quartier et l’estime de la communauté, en petit parc temporaire. Plusieurs membres de la communauté ont pu contribuer à la construction du parc : les commerces locaux ont donné du matériel et les bénévoles du temps. Dans la recherche intitulée « The Production of Urban Vacant Land: Relational Placemaking in Boston, MA Neighborhoods’ » de Foo et al. (2013), les réponses des focus groups démontrent que la transformation de cet espace à connotation négative très forte vers un espace réaménagé où les enfants peuvent jouer, aurait fait grandir l’attachement des citoyens de la communauté au quartier, et aurait augmenté leur estime personnelle (Foo et al., 2013).
La réappropriation par l’art
Une autre forme de réappropriation des terrains abandonnés peut se faire par l’art expérientiel. Un des exemples de ce genre d’occupation du territoire à Montréal est le Parc éphémère, pensé par l’artiste Gilles Bissonnette en 1995. Ce parc qui se trouvait en plein cœur du Plateau Mont-Royal, l’un des endroits les plus culturellement dynamiques de la ville, était composé de quelques arbres et de mobilier urbain emprunté à la Ville. Cette appropriation urbaine en l’absence de toute présence de formalité a été un espace de débats et d’échanges spontanés (Levesque, 1999). Un exemple plus récent de l’appropriation culturelle des espaces libres est le Village éphémère au Pied du courant qui se campe là où se trouve l’entrepôt à neige Fullum dans le quartier Ville-Marie. Chaque été, l’organisme et les individus qui le composent reconstruisent et animent la vie citoyenne du quartier en mettant de l’avant les artistes locaux (Pépinière & Co. 2014). Un autre exemple de cette forme de réappropriation est le programme Espace libre pour la culture pilotée par l’organisme Conscience urbaine. Dans ce cadre, l’organisme a aménagé certains terrains vacants de divers arrondissements de Montréal en laboratoire créatif pour les artistes qui voudraient s’en servir d’atelier et de lieu de répétitions, ou encore pour créer divers projets afin d’initier la communauté à l’art (Chevalier, 2015).
Conclusion
Le terrain vague se définit de nombreuses manières, mais la plus intéressante est sans doute celle d’opportunité éphémère. Vide, il dévalue le quartier et ceux et celles qui y vivent, mais lorsque la communauté se mobilise pour lui donner une utilité, il en sort une meilleure qualité de vie et des citoyens plus solidaires. Les formes d’occupations des terrains libres sont nombreuses, mais partagent toutes un caractère temporaire, bien que certaines peuvent devenir permanentes. La réappropriation de terrain vague correspond généralement à un usage alternatif à celui auquel le terrain est prédéterminé, et ceci n’est pas sans tracas réglementaires pour les porteurs de projets. En effet, le cadre réglementaire de la Ville de Montréal prévoit une possibilité d’occupation temporaire des terrains vacants, mais selon un usage événementiel. L’utilisation et la réappropriation des terrains vacants sont des enjeux d’actualité à Montréal. Le Conseil jeunesse de Montréal, devant la multiplication des initiatives de ce genre et le flou réglementaire qui les entoure, a d’ailleurs mandaté la firme Entremise pour la rédaction d’un avis sur la question, dans le but de proposer des recommandations auprès de la Ville afin de faciliter les usages temporaires et transitoires des espaces vacants à Montréal.
Bibliographie
André, J-P. (2008). Les terrains vacants et la lisibilité du centre-ville de Montréal (Mémoire de Maitrise, Université de Montréal).
Chevalier, Andréanne (2015). De l’art dans les terrains vagues. Journal Métro. 26 mars 2015.
Conseil jeunesse de Montréal. (2017). Avis sur l’utilisation des espaces vacants à Montréal : une perspective jeunesse. [en ligne]
Foo, K., Martin, D., Wool, C., et Posky, C. (2013). The production of urban vacant land: Relational placemaking in Boston, MA neighborhoods. Cities, 35, 156-163.
Heckert, M, et Mennis, J. (2012). The economic impact of greening urban vacant land: a spatial difference-in-differences analysis. Environment and Planning A, 44, 3010-3027.
Kay, K. (2010). Planting Detroit. BBC World News America.
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* Étienne Racine est étudiant à la maîtrise en sciences politiques à l’Université de Montréal.