Par Hélène Madénian, étudiante au doctorat en études urbaines à l’INRS
Introduction
La gestion du carbone, c’est-à-dire quantifier et réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), est une question centrale au cœur de la lutte contre les changements climatiques. En tant que grandes consommatrices d’énergie et productrices de GES, en particulier de dioxyde de carbone (CO2), le plus commun des GES, les villes sont des acteurs majeurs à considérer.
En effet, leurs industries, leurs moyens de transport, ou encore leurs bâtiments résidentiels et commerciaux représentent des leviers sur lesquels agir dans la lutte contre les changements climatiques (Bulkeley 2010). Afin de participer à l’objectif de l’Accord de Paris de 2015 de contenir le réchauffement climatique mondial à 1,5°C (IPCC 2018), de plus en plus de villes, telles que Melbourne, Montréal ou encore Berlin, annoncent des ambitions de carboneutralité à horizon 2050. Cela implique d’une part de réduire les émissions de CO2, et, d’autre part, d’accroître les émissions négatives par la capture du carbone. Cette capture est possible lorsque les écosystèmes naturels, tels que les forêts et les océans, absorbent le carbone ou lorsque des technologies sont mises en œuvre pour extraire le carbone de l’air. Si le développement de nouvelles technologies ainsi que des changements de pratiques semblent nécessaires, la notion même de « ville carboneutre » soulève de nombreuses questions tant en termes de définition que de mise en œuvre. Nous allons tout d’abord tenter de mieux comprendre ce que signifie être une « ville carboneutre », puis nous étudierons quelques moyens pour tenter d’y arriver et enfin les opportunités et limites de cette notion.
Un concept populaire qui soulève des enjeux
La notion de carboneutralité s’inscrit dans le cadre plus global du développement durable et doit contribuer à stabiliser la concentration mondiale de CO2 (et autres GES), sans nuire à l’environnement, grâce à une réduction importante des émissions mondiales (Skea et Nishioka 2008). Pour ce faire, la population doit diminuer son empreinte carbone en réduisant, voire en éliminant, l’utilisation de ressources énergétiques non renouvelables. Les actions privilégiées pour y parvenir sont la recherche d’un haut niveau d’efficacité énergétique, d’une source d’énergie et d’une production à faible émission de carbone, ainsi que d’une consommation et des pratiques faibles en carbone.
Atteindre des émissions de GES nettes zéro revient pour la ville à atteindre la « carboneultralité », ou devenir une « ville carboneutre », une « ville sobre en carbone », voire une « ville post-carbone » ou bien encore une « low carbon city » (de Jong et al. 2015). Malgré la multiplication des termes et la popularité du concept de « low carbon city » depuis une dizaine d’années, aucun consensus n’a encore été atteint en terme de définition (Tan et al. 2017).
Si le concept de ville carboneutre constitue une réponse au débat international sur le climat et à la discussion connexe sur l’implication des villes dans l’atténuation et l’adaptation aux changements climatiques, il soulève trois enjeux majeurs (Theys et Vidalenc 2014) :
- Tout d’abord un enjeu technico-économique quant aux solutions à mettre en œuvre et la façon de les financer.
- Ensuite, un enjeu sociétal en lien avec l’évolution des modes de vie et des organisations urbaines, et qui soulève également des questions sur la gestion des inégalités qui seront potentiellement engendrées
- Enfin, un enjeu environnemental et climatique, car suivant la vitesse à laquelle la carboneutralité sera atteinte, la hausse des températures et ses conséquences ne seront pas les mêmes.
En l’absence de définition et de processus clairs de la ville carboneutre, plusieurs discours émergent. Parmi les principaux, on trouve la ville carboneutre comme nouvelle opportunité économique ou bien comme laboratoire d’expérimentation face aux incertitudes liées aux changements climatiques, ou encore la ville carboneutre synonyme de modernité grâce aux technologies d’efficacité énergétique, de technologie intelligente et de production d’énergie renouvelable (Tozer et Klenk 2018).
La carboneutralité : de la théorie à la pratique
Les discours autour de la ville carboneutre peuvent prendre différentes formes pour les villes : recherche prospective, développement de bonnes pratiques dans les réseaux internationaux de ville, et stratégie ou plan spécifique de carboneutralité par ville.
En effet, la carboneutralité implique surtout de se projeter dans le temps et de réfléchir à ce que seront les villes en 2030, 2040, ou encore en 2050. Plusieurs recherches de prospective proposent des scénarios de transition vers des villes carboneutres. Pour ce faire, les chercheurs dressent un état des lieux des villes et de leurs relations avec l’énergie et le climat, puis explorent les incertitudes sur les connaissances actuelles et à venir des villes.
Différentes méthodes pour imaginer la ville de demain sont ainsi utilisées : la recherche interdisciplinaire, l’expérimentation, les ateliers de co-création avec les citoyens, les techniques de backcasting qui consistent à imaginer des futurs qui vont guider les décisions devant être prises aujourd’hui. Ces recherches de prospective s’intitulent par exemple Repenser les villes dans la société post carbone , Tours 2030 : une vie pareille autrement… Étude sociologique sur les conditions d’acceptation d’un scénario « Ville post-carbone » , ou encore Visions 2040 Results from the first year of Visions and Pathways 2040: Glimpses of the future and critical uncertainties
Une autre voie pour réfléchir aux moyens concrets de réalisation de la ville carboneutre réside dans les réseaux internationaux de villes. Ces derniers, tels que C40, ICLEI ou Carbon Neutral Cities Alliance, s’engagent dans la lutte contre les changements climatiques en faisant collaborer les villes dans la recherche de solutions et de diffusion des bonnes pratiques. Ainsi, le programme C40 Climate Action Planning Pilot Program a pour objectif de concrétiser l’Accord de Paris en positionnant les villes sur une trajectoire ambitieuse de réduction de leurs émissions de GES pour atteindre la carboneutralité et la résilience aux changements climatiques d’ici 2050. Le programme est un processus de développement itératif et collaboratif qui s’est déroulé en 2017 et 2018 au moment où les villes participant au programme pilote (Boston, Durban, Londres, Los Angeles, Melbourne, Mexico, New York et Paris) mettaient à jour leurs plans d’action respectifs pour le climat. Le cadre repose sur trois piliers permettant le développement de plan d’action compatible avec les objectifs de l’Accord de Paris.
- Premièrement, une gouvernance et une coordination du plan impliquant la communauté et les entreprises, ainsi qu’une bonne communication tout au long du développement et de la mise en œuvre du plan.
- Deuxièmement, un bilan des émissions de référence, de la trajectoire des émissions à horizon 2050, du risque climatique envisagé et des priorités socio-économiques.
- Troisièmement, un plan d’action et de mise en œuvre comprenant une hiérarchisation des actions ainsi que des processus de suivi, d’évaluation, de rapport et de révision.
La notion de carboneutralité peut finalement s’exprimer dans des plans spécifiques publiés par les villes, par exemple : Climate-Neutrality Berlin 2050: Results of a Feasibility Study, Roadmap for a Fossil Fuel-Free Stockholm 2050 ou New York City’s Pathways to Deep Carbon Reductions. Plus récemment, en décembre 2018, Melbourne a lancé sa stratégie de carboneutralité : Climate change mitigation strategy to 2050. Melbourne together for 1.5 °C. Cette stratégie, développée dans le cadre du C40 Climate Action Planning Pilot Program (précédemment cité), invite à l’action urgente pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. L’objectif affiché de cette stratégie est d’inspirer et d’initier des actions contre les changements climatiques chez les citoyens, les organismes communautaires, les entreprises, les investisseurs et tous les niveaux de gouvernement en Australie et dans le monde. Les quatre priorités stratégiques de Melbourne pour atteindre la carboneutralité en 2050 sont 1) de passer à 100 % d’énergie renouvelable, 2) de promouvoir les bâtiments et zones zéro émission, 3) d’atteindre le transport zéro émission, et 4) de réduire l’impact des déchets. Par exemple, les actions en lien avec le transport zéro émission comprennent l’aménagement du territoire pour le transport actif, l’alimentation des transports en commun avec des énergies renouvelables, ou encore les incitatifs à l’achat de véhicules électriques. Ces priorités ont été définies suite à un bilan des émissions de GES de la ville et une étude des meilleures pratiques. Elles impliquent la ville, mais aussi de nombreux autres acteurs tels que les paliers de gouvernements supérieurs, les entreprises, les universités et les citoyens.
De nombreux défis à surmonter
Malgré les ambitions de carboneutralité affichées par de nombreuses villes, il reste de nombreux défis à surmonter pour atteindre les objectifs. Le concept présente aussi quelques limites.
La carboneutralité pose tout d’abord des questions clés quant à la production et la consommation d’énergie. En effet, les économies industrielles sont actuellement enfermées dans des systèmes énergétiques reposant sur les combustibles fossiles créant une situation de verrouillage intitulé « carbon lock-in » (Unruh 2000; Unruh 2002). Ceci s’est fait à travers un processus de coévolution technologique et institutionnelle, créant des barrières de marché d’une part et des barrières politiques systémiques à la création d’alternatives d’autre part. Pour sortir de cet état persistant, des changements structurels importants sont nécessaires dans les secteurs des transports, de l’énergie, et de l’agroalimentaire notamment (Geels 2011). En effet, les changements climatiques ne peuvent pas être uniquement analysés comme un problème de comportements humains (Shove 2010) mais nécessitent plutôt une approche systémique (Silva et Stocker 2018; Audet 2014), car les politiques, les marchés, les habitudes et pratiques de consommation, les infrastructures, les mentalités et les connaissances scientifiques sont inter-reliées.
Tel que modélisé par Geels dans le « Multi-Level Perspective » (MLP), ou perspective multiniveaux, les transitions sont le résultat d’un processus multiniveaux et non-linéaire d’interactions entre des innovations de niche, un régime sociotechnique et un paysage sociotechnique. De plus, une grande quantité d’acteurs de divers horizons est concerné par ce processus.
Ensuite, la ville carboneutre s’inscrit dans une gouvernance climatique en mutation. Depuis quelques années, il y a une prise de conscience du fait que les ressources, les capacités, l’expertise, les réseaux et le pouvoir d’acteurs aussi divers que les États, les entreprises, les villes, les communautés, les organisations de la société civile et les individus sont nécessaires pour traiter efficacement tous les aspects du problème climatique (Bulkeley 2015). La transition vers une économie sobre en carbone n’est pas simplement la tâche d’un gouvernement formel, mais plutôt d’une constellation changeante d’acteurs privés et publics, à travers des mécanismes formels et informels, des investissements et l’accélération des innovations par les gouvernements locaux à travers les pays (Dale et al. 2018). La ville ne peut donc pas agir seule. Elle doit à la fois s’aider des autres paliers de gouvernements mais aussi mobiliser, collaborer et développer des partenariats avec les acteurs privés, le monde de la recherche et la société civile notamment.
Les questions de changements de comportement et de consommation sont souvent peu présentes dans les plans proposés par les villes, à quelques exceptions près (Tozer et Klenk 2018). Ainsi, la municipalité de Portland (Oregon), propose le calcul du budget carbone idéal par citoyen, San Francisco souhaite conscientiser les citoyens et entreprises à diminuer leurs émissions de GES associées à leur consommation électrique et Chicago évoque la question des choix individuels dans son plan climatique. Ces changements nécessaires au niveau individuel et collectif se concrétisent dans les villes du mouvement des « Villes en transition », qui fait la promotion de l’autosuffisance comme moyen de parvenir à la résilience des communautés et à répondre au double défi du pic pétrolier et de l’augmentation des émissions de GES. Créé en 2005, le mouvement des villes en transition, de type « grassroot », invite les communautés cherchant à relever les grands défis auxquels elles font face à démarrer des initiatives locales (Transition Network 2018). Parmi les huit principes de ce mouvement, on trouve notamment celui de respecter les limites des ressources, en réduisant les émissions de CO2. Concrètement, ces principes se manifestent à travers des projets d’agriculture urbaine, de création de monnaie locale, de développement d’ateliers de réparation, de bibliothèque d’outils, ou encore de création de coopératives locales. Cette approche s’est aujourd’hui étendue à plus de cinquante pays, et a donné naissance à des milliers de groupes dans des villes, villages, universités et écoles. Cependant, ce mouvement reste encore embryonnaire et cantonné principalement aux villes occidentales (Silva et Stocker 2018). Au-delà du label de « ville en transition », d’autres initiatives du même type se développent autour des questions d’alimentation durable ou d’énergies renouvelables (Schlosberg et Coles 2016).
À l’inverse du discours sur la « transition socio-écologique », le concept de ville carboneutre, bien qu’inscrit dans le cadre plus large du développement durable, ne comprend pas de questions environnementales et écologiques autres que l’énergie, telles que l’eau, la biodiversité et les ressources naturelles (de Jong et al. 2015). La ville carboneutre ne permet pas de rendre les gains et pertes écologiques explicites et mesurables. La dimension sociale est également absente de la ville carboneutre. Or, les différentes actions mises en place pour atteindre la carboneutralité posent des questions de justice sociale. Dans le cadre de la promotion du transport durable, il faut par exemple penser à l’accessibilité des tarifs du transport en commun pour les personnes moins favorisées ou les familles. Il apparaît donc nécessaire de prendre en considération d’autres objectifs écologiques et sociaux lorsqu’on réfléchit à la carboneutralité. Une façon de le faire est d’utiliser un cadre d’indicateurs traitant à la fois l’objectif de réduction des émissions de carbone mais également d’autres objectifs de développement durable (Tan et al. 2017).
Finalement, la ville carboneutre renvoie directement à la notion de transition qui peut être décrite comme la nécessité de passer de l’état actuel à une société ré-imaginée et renouvelée en harmonie avec elle-même et son environnement (Silva et Stocker 2018). La carboneutralité peut donc être vue comme un outil pour obliger les communautés à être imaginatives, radicales et ambitieuses, dans la recherche de la durabilité. La trajectoire choisie aura des effets sur les façons de vivre mais aussi sur l’attractivité des villes ainsi que leur sécurité et la qualité de vie qui y régnera (Theys 2011).
La ville carboneutre : un outil de projection pour les villes
Si la ville carboneutre est devenue une notion populaire dans la lutte contre les changements climatiques, il faut néanmoins garder à l’esprit que les moyens pour y parvenir restent flous. Son narratif offre surtout une opportunité pour chaque ville de s’approprier la lutte contre les changements climatiques, de se projeter dans l’avenir et de tenter d’inventer la ville du futur.
Bibliographie
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*Ce sujet est également traité par l’auteure dans un article de la revue l’Esprit Libre.