Capsule thématique
La ville intelligente
Auteur : Jean-Baptiste Goin* (juin 2017)
Contexte
Depuis quelques années, les populations se concentrent de plus en plus dans les zones urbaines. D’après les données du département de recensement des Nations Unies, en 2008, plus de la moitié de la population mondiale vivait en ville. À la vue des tendances d’évolution démographique, les estimations repoussent ce nombre à 70 % en 2050, soit plus de 7,5 milliards de citadins (U.N., 2008). La croissance urbaine peut s’expliquer en partie par le développement et l’industrialisation, contribuant à redistribuer les différentes puissances à l’échelle du globe. Si aujourd’hui, parmi les 600 plus grandes villes mondiales, 380 se trouvent dans les pays développés et contribuent à 50 % du P.I.B. mondial, en 2025, 136 nouvelles villes feront partie de ce groupe des 600, toutes provenant de pays émergents (Rochet, C., 2014). Parallèlement, les villes jouent un rôle crucial dans les domaines de l’économie, du social et de l’environnement. Toujours d’après les données des Nations Unies, les villes consomment en moyenne 70 % de l’énergie mondiale et participent largement à la dégradation de l’environnement (U.N., 2008). Ces territoires vont donc probablement continuer à être de plus en plus sollicités pour répondre aux défis des prochaines années. Face à ces enjeux, il est nécessaire d’adopter des politiques de croissance urbaine à la fois efficaces et durables. C’est dans ce contexte que se positionne la ville intelligente.
Histoire
L’expression « ville intelligente » trouve son inspiration dans les courants urbanistiques, résultats de réflexions autour de la ville du futur. Le terme en lui-même provient de la traduction française du concept « smart-city ». Cette idée apparaît partiellement dès les années 1980, dans les mégapoles asiatiques, pionnières des technologies avancées et des services de pointe (OpenDataSoft, 2016). Au début du XXIe siècle, le gouvernement de la Corée du Sud commence déjà à élaborer une stratégie conçue autour de l’omniprésence de l’informatique dans la ville : « ubiquitous city ». Ce plan se traduit par des ambitions de u-network et de u-society avec le « u » représentant l’ubiquité des technologies de l’information et de la communication (T.I.C.), c’est-à-dire, la capacité pour ces technologies d’être accessibles à tout moment et en tout lieu. Du côté occidental, le terme de « smart city » émerge avec le lancement d’un projet de recherche de la firme Cisco qui, pour un budget de 25 millions de dollars, souhaite évaluer les possibilités d’utilisation des outils technologiques, pour rendre les villes plus durables (Information Age, 2012). Dès 2008, I.B.M. se joint à cette quête et initie son programme Smarter Cities. Il s’agit d’un investissement permettant à la firme de proposer des solutions aux développements des villes, par sa vision de « smart city » comme système de système. Dès lors, le terme de smart city devient une image de marketing ainsi qu’un marché potentiel pour les firmes privées. Ce changement de statut contribue aussi à une diffusion plus large de ce concept. Ainsi, en 2013, on dénombre près de 150 villes dites « intelligentes », à travers le monde (Albino, et al., 2015), ou du moins qui se revendiquent comme telles.
Définition
La littérature autour de la ville intelligente regroupe tout un panel d’idées, plus ou moins précises, et plus ou moins orientées, en fonction du contexte et du rôle de la publication. Tout d’abord, si le terme « smart-city » est bien souvent traduit par « ville intelligente », ce point constitue déjà un litige. En effet, les auteurs différencient bien souvent le « smart » de l’« intelligent », le premier étant plus lié au côté adaptable, bien pensé, et le second, dépourvu d’un contexte, traduit plutôt l’efficacité et la réactivité pure. De même, plusieurs autres expressions sont bien souvent utilisées, à tort, comme synonymes de la « ville intelligente ». Par exemple, on croise fréquemment le concept de « digital city » qui prône les interconnexions entre tous les éléments de la ville et tous ses acteurs dans une volonté de partage et de communication sans distinction de lieu. De ce fait, la question de la définition de la ville intelligente est un exercice délicat. Dans un souci de clarté, il est tout de même nécessaire de s’arrêter sur un énoncé. La ville intelligente est une ville qui s’appuie sur les T.I.C. et les mécanismes de collecte et gestion de données pour garantir un contexte favorable à son développement (économique, social, …) et à son environnement (qualité de vie, santé, sécurité, tourisme, …). Cette procédure innovatrice, qui vise l’efficience et l’optimisation des infrastructures urbaines, nécessite des engagements et une participation des trois pôles d’acteurs de la ville : public, privé et citoyens. La ville intelligente peut aussi être assimilable à une dualité entre la dimension technique et le caractère humain. D’une part, le terme smart-city est connecté aux avancées numériques qui s’enrichissent continuellement depuis le développement des réseaux jusqu’à l’internet des objets, se dispensant de l’intervention de l’homme pour fonctionner. D’autre part, au-delà du côté matériel, les villes peuvent se comprendre comme des systèmes sociaux complexes. Il s’agit de regroupements de populations, bien souvent hétéroclites, dans un espace défini et limité, générant une multitude d’interactions sociales par leurs activités. La ville intelligente peut aussi se construire autour de ces écosystèmes vivants et faire émerger des scénarios et des stratégies de développement. C’est pourquoi la ville intelligente aspire à une certaine alchimie entre sa vision techno-centrée et citoyeno-centrée.
Dimensions
Avant de poursuivre, il est nécessaire de comprendre que la ville intelligente n’existe pas réellement. On recense plusieurs prototypes de villes du futur, parfois associés à tort à la ville intelligente, comme les cités de Songdo (Corée du Sud) et Masdar (Emirats arabes unis) qui sont avant tout des démonstrateurs de technologies (Greenfield, A., 2013). En parallèle, il existe des classements comme le célèbre Smart21 de l’Intelligence Community Forum (I.C.F.). Cette agence américaine à but non lucratif produit chaque année un palmarès des villes candidates les plus intelligentes du globe. Ces évaluations se basent sur des critères particuliers, choisis en fonction des affinités des organisateurs : des critères majoritairement économiques dans le cas de la hiérarchisation de l’I.C.F. Même si, via ce classement, de nombreuses villes à travers le monde se targuent d’être intelligentes, il s’agit aujourd’hui uniquement des premiers niveaux d’accession à cette vision théorique. La réflexion autour des smart-cities étant relativement récente, il est logique que la ville intelligente demeure encore un objectif plus qu’une réalité. Néanmoins, les idées se concrétisent peu à peu par des projets, mettant en jeu plusieurs thématiques récurrentes.
Par définition, la ville est un espace qui intègre des enjeux : transport, éducation, énergie, santé, … A partir de ce constat, on peut dégager des domaines et des sous-domaines, véritables leviers dans le processus d’intelligence d’une ville. C’est dans ces domaines, aussi appelés dimensions, que les acteurs urbains vont venir choisir et réaliser des projets pour établir leur propre stratégie. La littérature est une fois de plus très riche sur les potentielles dimensions qui composent le rayon d’action des villes intelligentes. Chaque auteur propose son propre modèle allant de trois à plus de huit dimensions (Albino, et al., 2015). Il est pertinent d’évoquer ici les composantes majeures qui reviennent le plus souvent dans les publications (Griffinger, R. et al., 2007). Premièrement, le domaine économique fait partie intégrante du projet de ville intelligente. Cela concerne l’entreprenariat, les pôles d’éducation (université, formation spécifique, recherche…), les investissements et les secteurs clefs de la ville. De la même manière, le capital social occupe une place importante avec pour enjeux le quotidien des citoyens, leur participation, leurs habitudes et leur sentiment d’appartenance à la ville. L’environnement, composante centrale du modèle durable, reste un secteur incontournable de la ville intelligente. Cette dimension s’assure principalement de la gestion de l’énergie, des réseaux, du traitement des déchets et de l’entretien des paysages. On peut ajouter à ce trio un pôle plus fonctionnel : infrastructures et technologies qui rassemblent toutes les initiatives liées aux solutions pour améliorer la communication, les réseaux d’information ou encore l’accès aux données. Autour de ces quatre thématiques récurrentes, viennent se greffer d’autres dimensions en fonction des définitions proposées. Ainsi, il n’est pas rare de rencontrer dans les écrits la gouvernance intelligente qui traduit des ambitions de transparence, d’engagement citoyen, de partenariats et de numérisation des services liés aux institutions de pouvoir. Par ailleurs, la mobilité intelligente s’impose de plus en plus comme une dimension clef avec notamment les réflexions autour de multimodalité, de l’optimisation des parcours ou encore de la logistique. Plus récemment, avec les progrès des transports, la destination touristique peut avoir sa place dans le schéma de pensée d’une ville intelligente. Dans ce cas, les efforts se concentrent sur la visibilité de la ville, les expériences touristiques et l’intérêt de l’intégration du numérique dans ces pratiques.
Exemples
Pour comprendre comment peut se traduire concrètement une stratégie de smart-city, survolons deux exemples : Barcelone (Espagne) et Singapour (République de Singapour).
Barcelone a initié son projet de smart-city en novembre 2012 avec comme ligne directrice le partage d’informations entre tous les acteurs de la ville. Cette politique s’est manifestée par la création d’une plateforme de gestion de données, Sentilo, qui a pour fonction de recueillir et de mettre à disposition des informations provenant des objets urbains connectés. Plusieurs innovations sont venues soutenir ce maillon central comme le déploiement de réseau Wi-Fi (plus de 600 bornes) et de fibre optique (plus de 500 km). Pour le recueil des données, la cité catalane a placé de nombreux capteurs sur le mobilier urbain comme des poubelles municipales, capables d’envoyer leur niveau de remplissage ou encore des capteurs météorologiques conçus pour surveiller les précipitations dans le but d’optimiser l’irrigation des espaces verts municipaux. Barcelone s’est concentré aussi sur une meilleure gestion de l’énergie avec le passage à l’éclairage LED capable d’adapter sa luminosité au nombre de piétons présents ou encore le lancement d’une stratégie multimodale de mobilité, encourageant l’utilisation de voitures électriques et de vélos. Cependant, ces initiatives n’ont pas forcément répondu au mieux aux besoins des citoyens. On a reproché à cette stratégie, jugée trop mercantile, d’accorder la priorité aux investissement privés plutôt que de prendre en compte la volonté des citoyens. C’est donc avec une nouvelle équipe municipale que Barcelone a lancé un second plan d’action en 2016 : « Barcelone Digital 2017 – 2020 ». Ce nouveau plan, articulé autour de trois axes, souhaite renforcer le processus de gouvernance des initiatives intelligentes, consolider les infrastructures d’innovation en place en leur ajoutant une dimension collaborative et sociale, et pour finir, former le citoyen au numérique pour le placer au cœur de la stratégie (Breux, S. et Diaz, J., 2017).
La vision de Singapour comme ville intelligente débute dès 1965 où le premier ministre souhaite en faire une « smart nation » via un plan stratégique s’étalant sur 50 ans. On rappelle que Singapour est une cité-état de moins de 800 km² composé d’îles sur l’extrême sud de la péninsule de Malaisie. Ne pouvant pas compter sur un territoire riche en ressources, Singapour a dû orienter son développement sur des projets de taille limitée. L’axe principal du plan singapourien se fonde sur une gestion rigoureuse des ressources de la ville. De ce fait, de nombreuses initiatives ont été mises en place pour maîtriser le secteur de l’énergie avec le financement de recherche sur les « smartgrid » (outil d’optimisation de gestion de réseau électrique via les T.I.C.) ou encore l’éducation des populations sur leur consommation via des compteurs intelligents et des factures détaillées. Parallèlement, la ville s’est dotée en 2014 d’un large panel de capteurs et de caméras qui permettent au gouvernement de surveiller de nombreux paramètres comme la propreté des espaces publics, la densité des foules, les mouvements des véhicules. Toutes ces données sont stockées sur une plateforme en ligne, Virtual Singapore, qui permet d’avoir un regard sur presque toute la ville à un instant t. Une partie des informations alimente aussi une carte interactive que les citoyens peuvent consulter, d’autres données sont largement partagées avec le secteur privé.
Critiques
Comme toute idée, la ville intelligente est sujette à plusieurs critiques. Du point de vue théorique, certains opposants à la ville intelligente soutiennent l’hypothèse que la ville ne doit pas reposer entièrement sur les technologies. Le concept de smart-city serait le laboratoire expérimental d’une société disciplinée, optimisée, alors que l’espace urbain doit être un melting-pot de cultures et d’idées. Cette prise de position s’appuie sur les potentiels risques imaginables qu’encourrait une cité entièrement pilotée par un « système d’exploitation ». Dans ce cas, la ville serait uniquement une cité- bêta perpétuelle, assaillie de tous les problèmes liés au numérique, transposés à l’environnement urbain : accidents, pannes, bugs, …
Par ailleurs, si l’on reprend la définition théorique de la ville intelligente comme une alchimie entre le champ techno-centré et citoyeno-centré, la transcription du concept à la réalité est problématique. Aujourd’hui ces deux dynamiques ont encore du mal à évoluer ensemble. Les acteurs de la ville ne sont pas forcément aptes à développer des solutions qui reposent sur les T.I.C. et certains intervenants déplorent un manque de créativité entraînant des applications peu utiles.
In fine, la ville intelligente présente des limites dans les conséquences de ses solutions. En effet, le succès de cette initiative repose sur une culture numérique des acteurs. Or ce présupposé est source de discriminations sociales. D’une part, les citoyens n’ayant pas cette maitrise des technologies ne peuvent pas profiter des actions mises en place, d’autre part, la numérisation pousse à des usages consuméristes rendant la ville encore moins accessible. Ce constat pose la question des bénéfices pour le citadin : ce qui est proposé comme un gain de temps et de liberté contribue à rendre son utilisateur dépendant et moins résilient. En effet, on peut imaginer que le citoyen, habitué aux soutiens de ces outils numériques, peut perdre progressivement une partie de ses capacités à réfléchir et à réagir face à des situations nouvelles.
Conclusion
La mise en place d’une stratégie de ville intelligente nécessite avant toute chose une étude détaillée du contexte, c’est-à-dire de ce qui existe déjà et de ce qui est améliorable. Ce conseil semble trivial, cependant l’expérience témoigne qu’il est facile de se lancer dans des visions grandioses de cité futuriste en passant à côté des réels enjeux locaux. Le lancement du processus d’intelligence d’une ville devrait débuter après la sélection de plusieurs domaines à privilégier et en accord avec l’histoire et la culture du territoire.
In fine, le défi principal de ces villes est d’allier à la fois les réalisations techniques au capital social pour atteindre le « smart ». Actuellement, il émerge une tendance à aborder le développement des villes intelligentes via des projets à petite échelle (Angelidou, M., 2014). Ces initiatives à taille humaine agissent comme des projets pilotes plus conviviaux qui encouragent la participation citoyenne et aident les populations à accepter cette nouvelle transition. Néanmoins, ces projets doivent être reliés à un plan d’ensemble capable de gérer les synergies de chacune de ces entreprises de manière à valider les objectifs directeurs fixés.
Bibliographie
Publications :
Albino, V., Berardi, U., et Dangelico, R. M. (2015, octobre). Smart cities: Definitions, dimensions, performance, and initiatives. Journal of Urban Technology, 21 pages.
Angelidou, M. (2014, juillet). Smart city policies: A spatial approach. Elsevier, Cities, 9 pages.
Breux, S. et Diaz, J. (2017, janvier). La ville intelligente : Origine, définitions, forces et limites d’une expression polysémique, Institut National de la Recherche Scientifique, Centre Urbanisation Culture et Société, 31 pages
Breux, S. et Diaz, J. (2017, février). La ville intelligente : Expériences inspirantes, Institut National de la Recherche Scientifique, Centre Urbanisation Culture et Société, 60 pages
Greenfield, A. (2013, septembre) Against the Smart City. New York: Do Projects, 152 pages.
Griffinger, R. et al. (2007). Smart cities, ranking of European medium-sized cities. Centre of Regional Science (SRF), University of Technology, Vienne, 28 pages.
Rochet, C. (2014, septembre). Les villes intelligentes, enjeux et stratégies pour de nouveaux marchés, ESCP Europe, Business School, 80 pages.
Schaers, H., Komninos, N., Pallot, M., Aguas, M., Almirall, E. et al. (2012, avril) Smart Cities as Innovation Ecosystems sustained by the Future Internet, Fireball White Paper, 65 pages.
Pages Web :
Atlantico (2016). Singapour veut devenir la ville la plus intelligente du monde … mais à quel prix ? [Billet de Blogue]. (Consulté le 14/04/2017)
Banque Mondiale (2015). World Population Prospects [Données]. (Consulté le 12/04/2017)
Centre of Advanced Spatial Analysis (1997). Virtual Cities on the World-Wide Web [Rapport]. (Consulté le 13/04/2017)
Information Age (2012). IBM, Cisco and the business of smart cities [Billet de blogue]. (Consulté le 13/04/2017)
Intelligent Community Forum (2015). What is an Intelligent Community? [Billet de blogue]. (Consulté le 10/03/2017)
La Tribune (2015). Mais d’où vient cette idée bizarre de ville intelligente [Billet de blogue]. (Consulté le 12/04/2017)
Le Monde (2017). La ville intelligente n’aime pas les pauvres ! [Billet de Blogue]. (Consulté le 15/04/2017)
Les Echos (2017). La « ville intelligente », une avancée d’abord économique [Billet de Blogue]. (Consulté le 15/04/2017)
Les smart grids (2013). Singapour, ville intelligente à l’avant-garde [Billet de Blogue]. ]. (Consulté le 14/04/2017)
Mobile World Capital Barcelona (2016). The Digital Divide in Barcelona [Rapport]. (Consulté le 14/04/2017)
OpenDataSoft (2016). C’est quoi la smart city ? Une introduction à la ville intelligente [Billet de blogue]. (Consulté le 12/04/2017)
Ristretto (2016). Singapour, une ville(-état) intelligente et surtout durable [Billet de Blogue]. (Consulté le 14/04/2017)
The Guardian (2014). The truth about smart cities : ‘In the end, they will destroy democraty’ [Billet de Blogue]. (Consulté le 15/04/2017)
* Jean-Baptiste Goin est stagiaire au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS.