Randonnée pédestre et droits de passage sur les terrains privés: l’accessibilité territoriale à l’épreuve de la propriété foncière
Par Caroline Tanguay, étudiante à la maîtrise à la Faculté d’aménagement de l’Université de Montréal
Juin 2020
*Cette nouvelle rubrique a comme objectif de mettre en lumière les projets de mémoire et de thèse d’étudiantes et étudiants qui s’intéressent aux enjeux urbains. Illustrés, ces articles abordent les questions qui les préoccupent, la méthodologie utilisée et dévoilent, le cas échéant, leurs résultats de recherche.
Contexte et question de recherche
Vos pieds foulent le sol depuis trois heures. Immergé sous le couvert forestier, vous prêtez l’oreille au bruissement des feuilles. Tout à coup, la fraîcheur humide vous fait deviner le ruisseau qui approche. Vous adorez marcher en sentiers, mais connaissez-vous l’envers du décor?
Au Québec, de nombreux sentiers pédestres existent grâce à la collaboration entre des gestionnaires de réseaux et des propriétaires fonciers. En signant des ententes de droit de passage, ces derniers autorisent l’aménagement et l’entretien d’une portion de leur terre en faveur des randonneurs. Cette stratégie répond à une préoccupation sociale d’importance : d’un côté le territoire le plus densément habité est majoritairement privé et, de l’autre, la soif d’immersion dans les milieux naturels est grandissante, surtout à proximité des milieux urbanisés.
Bien que certains propriétaires puissent être heureux de partager leur morceau de territoire, ce modèle se révèle précaire. D’une année à l’autre, les propriétaires peuvent retirer leur droit de passage, en faire fi ou vendre leur terrain sans que l’entente suive. Plusieurs kilomètres du réseau ainsi que sa vision d’ensemble sont alors susceptibles d’être compromis.
Au-delà de ces dynamiques, les gestionnaires font face à d’autres défis. D’abord, les réseaux pédestres sont vulnérables face à l’urbanisation et face aux transformations sociales des milieux ruraux. Ensuite, l’importante valorisation du caractère exclusif de la propriété pourrait faire obstacle à la progression d’un sentier. Enfin, tandis que de nombreux pays reconnaissent un droit de libre accès à la nature et permettent la pratique d’activités de plein air sur l’ensemble du territoire en dépit de son statut foncier, ici, aucune balise n’est posée par les États provincial et fédéral pour encadrer l’accès aux terrains privés. Les municipalités pourraient mobiliser certains de leurs pouvoirs, mais les gestionnaires de sentiers sont le plus souvent laissés à eux-mêmes. Ils doivent négocier puis renégocier, avec chacun des propriétaires, les droits de passage sur lesquels leur réseau repose.
Considérant cette grande dépendance des gestionnaires face aux propriétaires, connaître ce qui influence leur décision d’accorder ou de refuser l’accès et la qualité de la cohabitation entre propriétaires et usagers devient crucial. Nous disposons de peu de connaissances sur ces enjeux au Québec. Avec cette recherche, nous souhaitons donc comprendre les rôles qu’exercent les propriétaires fonciers dans l’évolution des réseaux de sentiers pédestres.
Démarche méthodologique
Notre enquête de terrain a été menée en deux phases. D’abord, nous avons mené des entretiens semi-dirigés avec quatre professionnels qui coordonnent des réseaux pédestres situés dans plusieurs régions du Québec. À partir des informations obtenues, les sentiers de Sainte-Brigitte-de-Laval ont été ciblés comme cas d’étude pour la seconde phase. Ce réseau résiste tant bien que mal aux pressions du développement immobilier périurbain. Il persiste grâce au comité citoyen qui le prend en charge à l’aide de la municipalité, mais aussi grâce à la contribution d’environ 25 propriétaires fonciers qui concèdent des droits et servitudes de passage. Des entrevues semi-dirigées ont été réalisées avec deux gestionnaires et six propriétaires. L’objectif était de mieux comprendre l’évolution du réseau dans le temps ainsi que les dynamiques de collaboration entre les acteurs, qu’elles soient plus ou moins favorables au maintien du réseau. Une analyse thématique des données a été entamée.
Résultats préliminaires
Les résultats préliminaires de notre recherche montrent que les gestionnaires font face à une diversité de profils de propriétaires qui choisissent d’occuper une multitude de rôles pour le réseau pédestre. Tandis que leur niveau d’engagement et leurs intentions varient à travers le temps, les actions de ces propriétaires peuvent être volontaires ou involontaires tout en étant souhaitées, subies ou même inconnues des gestionnaires. D’abord, il y a les propriétaires qui refusent de conclure une entente, généralement par méconnaissance et par crainte de voir leurs activités entravées. Ensuite, il y a les propriétaires qui accordent un droit de passage par altruisme, par pragmatisme, par indifférence ou encore dans le but de servir leurs propres intérêts. Certains contribuent directement à la pérennité du réseau tandis que d’autres, bien qu’ils donnent accès à leur terre, posent des actions qui risquent de le fragiliser à court ou long terme. Enfin, certains des propriétaires retirent leur droit de passage, temporairement ou définitivement. Par le rôle qu’ils occupent, chacun des propriétaires influence le devenir des sentiers de marche et, plus généralement, de ce type d’accès à la nature.
L’examen de ces situations contrastées nous permet de tirer certaines conclusions quant aux caractéristiques des propriétaires plus enclins à céder un droit de passage et à occuper un rôle qui soit favorable aux réseaux pédestres. D’abord, ils doivent être capables, en parallèle, d’exercer leurs droits de propriété d’une manière qui leur convienne : lorsque le sentier traverse une zone éloignée de celle qu’ils occupent, qu’aucun tiers ne les contraint dans leurs usages de la propriété et, s’il y a lieu, que leurs affaires vont bien, ils diront « Les sentiers? Ça me dérange pas, moi. » Deuxième élément, les propriétaires seront plus favorables à la présence du sentier s’ils ont une appartenance à la communauté dans laquelle celui-ci s’insère : fréquenter, connaître ou habiter un territoire depuis longtemps permet de relativiser le caractère intrusif lié à la présence des randonneurs. Avec cette vision d’ensemble, jumelée à une capacité d’accéder eux-mêmes à leur propriété, les propriétaires risquent moins de percevoir les sentiers, les randonneurs et les gestionnaires comme interférant à la concrétisation de la vision qu’ils entretiennent envers leur morceau de territoire.
Cette recherche est effectuée sous la direction de Sylvain Paquette et Sébastien Lord (Université de Montréal). Elle bénéficie du soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et des Fonds de recherche du Québec – Société et Culture (FRQSC).
Numéro de certificat éthique : CERAH-2019-045-D.