Entretien avec Geneviève Cloutier, professeure à l’École supérieure d’aménagement et de développement de l’Université Laval (ESAD) et directrice du Centre de recherche en aménagement et développement du territoire (CRAD)
Par Claudia Larochelle, professionnelle de recherche CRAD / VRM
Quels étaient les objectifs de la recherche terrain que vous avez menée ?
C’est un projet qui a été financé par le CRSH, à partir de 2015, dans le cadre du concours « développement de partenariat » sous le titre « Les pratiques informelles de la participation: une voie alternative vers la participation politique ». La chercheure principale du projet est Laurence Bherer de l’Université de Montréal. Il y a aussi Pascale Dufour et Françoise Montembault, deux de ses collègues en sciences politiques ainsi que Stéphanie Gaudet du département de sociologie à l’Université d’Ottawa qui sont chercheures dans l’équipe. Le projet compte trois partenaires, soit le Centre d’écologie urbaine de Montréal, l’institut du Nouveau Monde et Communagir.
Le projet de recherche est né de questionnements partagés concernant ce qu’on appelle « les initiatives citoyennes » – que nous n’avions pas désignées comme telles à l’époque. Les chercheures et les partenaires faisaient le constat qu’il y a de nouvelles formes d’engagement et de participation qui se manifestent dans l’espace urbain et qui sont difficiles à classer dans les catégories habituelles de participation. Pour aborder ces nouvelles formes, nous avons choisi d’étudier les interventions de verdissement et jardinage urbains et celles du dumpster diving, qui est parfois traduit par « glanage » ou « déchétarisme ». Étudier les pratiques de jardinage sur trottoir, dans les jardins collectifs ou dans les espaces abandonnés de Montréal et Québec a été plutôt aisé, puisque c’est un phénomène circonscrit dans l’espace et assez bien accepté, même quand il est pratiqué sur des terrains non publics. Le dumpster diving, par contre, est une pratique plus discrète. C’est comme la partie « invisible » ou sous-terraine de l’accès alimentaire. Concrètement, le dumpster diving consiste à aller cueillir des matières, le plus souvent des aliments, qui ont été jetés dans les poubelles pour des questions sanitaires, parce que les supermarchés ne gardent pas les invendus après une certaine date. En fait, ils peuvent le faire, surtout que certains aliments n’ont pas de date de péremption – les légumes notamment –, mais la plupart ne le font pas par respect des normes imposées par leur bannière. Pour garder la clientèle et une certaine réputation, tout ce qui est « moche » est jeté assez rapidement dans la benne à ordures et un roulement sur les étalages est fait régulièrement.
À l’heure actuelle, c’est de moins en moins une pratique marginale, mais à l’époque où nous avons soumis la demande, soit en 2015, c’était en émergence. Notre proposition a été acceptée et financée par le CRSH en 2016 et à l’automne nous avons mis en place l’équipe de recherche, à documenter ces grands volets que sont le jardinage, d’un côté, et le dumpster diving, de l’autre (deux cas en parallèle). En ce qui concerne le dumpster diving, on s’interrogeait sur les motivations à la pratique, sur la manière de la pratiquer avec d’autres, de la partager aussi. On se demandait, de manière centrale, s’il s’agissait d’une pratique ayant une nature politique et de quelle sorte d’organisation elle bénéficiait. Est-ce une forme de participation politique? Est-ce que ça mène à une participation politique? Dans quels contextes fait-on du dumpster diving, comment et pourquoi?
Pour trouver des réponses à nos questions, nous avons mené une enquête à Montréal et une autre à Québec. D’entrée de jeu, nous avons constaté qu’entrer dans l’univers du dumpster diving, ce n’était vraiment pas évident. Comme dit, le caractère marginal de cette pratique lui confère une sorte d’«invisibilité». Si les poubelles sont considérées comme appartenant à tous, il y a la question de la représentation sociale et des normes. Se nourrir dans les poubelles, c’est vu comme un comportement peu acceptable par beaucoup de monde. Il y aussi une perception que les glaneurs sont des personnes qui profitent de la situation en ne payant pas leurs denrées. Pour la recherche, ça rend plus difficile le recrutement de répondants clés.
Cela dit, depuis la crise économique de 2008-2009, la pratique de la récupération à même les bennes des supermarchés s’est organisée et elle est de plus en plus pratiquée dans les grandes villes d’Amérique du Nord et d’Europe. D’une part, les personnes ayant besoin d’accéder à des ressources sans payer se sont faits plus nombreuses. D’autre part, les dumpster divers ont eux-mêmes contribué à multiplier leur nombre, au fur et à mesure qu’ils ont constaté la quantité de matières jetées et accessibles dans les bennes des marchés d’alimentation. Les façons débrouillardes de se nourrir et d’échanger de la nourriture se sont diffusées pour éviter leur gaspillage, qui est d’ailleurs une motivation importante à faire du dumpster diving. Par exemple, il arrive que des glaneurs découvrent des conteneurs qui contiennent 30 pains en voie d’être périmés. Comme ils ne peuvent à eux seuls les manger rapidement ni tous les conserver dans leur congélateur, le partage des denrées s’avère d’une grande importance. Cette multiplication des glaneurs a pu jouer en notre faveur, offrant des possibilités d’accéder à des groupes en ligne ou de rencontrer des connaissances de connaissances.
Quelle approche méthodologique avez-vous empruntée ? Quels sont les enjeux rencontrés ?
Nous avions déjà des contacts au sein de l’équipe, c’est-à-dire qu’il y avait des étudiantes et des étudiants qui s’intéressaient déjà au gaspillage alimentaire, qui suivaient la situation et qui avaient des amies et amis qui pratiquaient le dumpster diving par valeurs, par choix ou pour l’expérience. Nous voulions investiguer à partir de notre réseau, mais en même temps, nous voulions éviter le biais d’interviewer des personnes qui nous ressemblaient, ou d’avoir des profils de gens éduqués, qui font ça par conviction socio-politique. Donc, il y avait ce souci de garder un œil sur ce qui était hors de nos réseaux. Dans ce contexte, le terrain que représente les réseaux sociaux s’est imposé assez rapidement.
Nous avions la volonté de mieux comprendre les réseaux et saisir la signification de l’activité dumpster diving pour celles et ceux qui la pratiquent. Qu’est-ce qu’ils se partagent ? Qu’est-ce qu’ils se disent ? De quoi parlent-ils ? En plus de ces questions sur le contenu échangé, cette entrée sur le terrain par les réseaux sociaux nous a amenés à nous questionner aux plans méthodologique et éthique sur l’utilisation de ces outils électroniques. Est-ce qu’on est capable, à partir des noms, des avatars, à partir du discours, de cerner les profils de cette communauté-là (âge, scolarité, le contexte sociologique dans lequel évolue ces gens-là) ? Est-ce qu’on utilise seulement des groupes Facebook publics? Est-ce qu’on demande accès à des groupes fermés? Comment on se présente, le cas échéant? Est-ce que le fait de dire qu’on observe en tant que chercheures ne viendra pas brouiller ou biaiser les échanges?
On a fait une revue de la littérature sur les façons d’utiliser les réseaux sociaux en sciences sociales. Myriam Morrissette, la professionnelle de recherche et coordonnatrice du projet, a pris le temps de réaliser une recension des écrits sur les défis des projets de recherche qui utilisent des données issues de Facebook et cela nous a offert un éclairage des avenues à considérer pour réaliser notre enquête. C’est venu nous donner des balises communes. Cela nous a aussi confirmé que ces aspects plus méthodologiques de la recherche contemporaine gagnaient à être développés et à faire l’objet d’un plus grand nombre de publications. Parmi les balises adoptées, on peut citer le fait de s’autoriser à s’intéresser aux groupes privés et le fait de se présenter et de présenter le projet de recherche à l’administratrice ou à l’administrateur du groupe. On s’est aussi donné comme ligne directrice de ne pas intervenir dans les discussions, et de ne pas se saisir directement du matériel discuté en ligne, par souci de préserver la confidentialité des échanges, même lorsque tous les participants utilisent un pseudo.
Avec ces lignes directrices, nous avons fait des demandes auprès de réseaux privés sur Facebook. Les doctorants actifs dans l’équipe ont été importants dans cette étape du projet. Myriam, Elena Wahldispuehl et Hélène Madenian ont travaillé sur les réseaux du côté de Montréal et Guillaume Béliveau-Côté a mené le terrain à Québec. Les groupes ont été assez simples à repérer, mais le fait que Facebook fonctionne suivant des algorithmes a parfois compliqué un peu la tâche. Nous avions cette préoccupation de ne pas négliger des groupes qui auraient pu passer « sous le radar ». L’utilisateur de Facebook étant dirigé de fil en aiguille, les publications peuvent changer d’une journée à l’autre. Les pages référencées n’étaient pas nécessairement toujours pertinentes et ne permettaient pas de faire un portrait complet du phénomène.
Par ailleurs, notre œil nouveau et externe d’observateurs et observatrices de ces discussions sur les réseaux sociaux n’était pas toujours en mesure de saisir les dynamiques en cours et encore moins leur historique. Les individus formant la communauté « dumpster » que nous observions via la page du groupe avaient une relation souvent bien entamée à notre arrivée. Lorsque des conflits émergeaient ou se réactivaient, nous n’en comprenions pas toujours les causes. Parfois c’était assez clair : il y avait des divergences d’opinions par rapport à la manière de partager la nourriture, à la manière de partager les informations. D’autre fois, c’était beaucoup plus implicite. Une personne cessait de participer aux échanges et nous ne le comprenions que bien plus tard. Comme on se donnait comme balise de ne pas intervenir, on ne pouvait pas poser la question et il nous fallait déduire certains non-dits pour bien comprendre l’enjeu. Ça m’amène à souligner que l’observation des réseaux sociaux, comme nous l’avons menée, soulève plusieurs questions supplémentaires : comment fait-on pour suivre les informations si le groupe initial éclate? Comment peut-on suivre les migrations d’un réseau dans le temps?
Ensuite, il y avait la question de la popularité évolutive des plateformes d’échange. Au début, il y avait Facebook, mais ça a perdu en popularité pendant notre étude. Après il y a eu un engouement pour les publications éphémères sur les réseaux tels Instagram (stories) et Snap Chat. Facebook était intéressant pour nous qui ne restions pas en observation et branché(e)s sur une longue période. Mais était-ce vraiment une plateforme utilisée par les glaneurs ? L’aspect intéressant de Facebook, c’est l’archivage : ça reste dans le temps, nous avions la possibilité d’y retourner, de repérer les échanges, de retrouver la date, l’auteur.e, les images, c’est formidable. Mais au fil du temps, nous faisions le constat qu’il y avait des éléments qui restaient dans notre angle mort. Nous avions la volonté de situer les actions de façon plus concrète.
Nous avons donc décidé de faire du terrain pour nous initier nous-mêmes à la pratique. En quoi cette pratique consiste-t-elle ? Est-ce qu’il y a des contingences ? Est-ce qu’il y a des barrières ? Comment fait-on pour s’initier à la pratique ? Est-ce qu’on se place à côté d’une benne et on attend qu’il se passe quelque chose ? Est-ce qu’il y a des personnes clés dans l’organisation de la pratique ? Est-ce que ces personnes clés sont liées entre elles ? Alors, un vendredi soir, nous nous sommes déplacés près de la benne et nous avons fait de l’observation en essayant d’interagir avec les gens qui s’y rendaient… Sauf qu’il n’y avait personne ! Peut-être qu’il aurait fallu y passer la nuit. En saison estivale, la nuit arrive plus tard, ce qui demande aux « plongeurs » de faire leurs tournées plus tard. Mais l’été, il y a aussi la chaleur, qui entraîne la putréfaction des aliments et donc, des odeurs. On a pu confirmer, après, grâce aux entretiens, que la pratique des glaneurs diminue en été. Ce constat sur place que nous n’accèderions pas aux glaneurs en faisant nous-mêmes du dumpster diving a été très important, un peu décevant. Ça peut sembler naïf quand on y pense a posteriori, mais on pensait pouvoir observer la pratique in situ relativement facilement, en nous rendant près des bennes connues pour leur accessibilité. C’est un élément fort dans le récit de notre terrain; en fait, la méthode de recherche pour approcher cet objet peu visible ne peut pas être la même que lorsqu’on approche le jardinage, par exemple.
Nous avons donc articulé nos efforts autour du « fil » que constituaient les contacts, pour rejoindre les glaneurs. Avec l’évolution de la recherche en ligne, nous avons réussi à solliciter des entretiens semi-dirigés auprès de glaneurs qui participaient aux groupes Facebook. Ça nous a permis de mener l’enquête sur les deux terrains : sur les réseaux sociaux et en personne. Et ça permettait de mettre en rapport ces deux espaces. On voyait comment X interagissait avec les autres en ligne et après on le rencontrait en entretien. À Québec, c’est Guillaume Béliveau-Côté qui a mené cette recherche. Après avoir pris connaissance des discussions en ligne autour des points de chute (les drops), des sorties, il a pu aller plus loin en faisant des entretiens semi-dirigés et interroger les motivations individuelles, notamment. Cette portion sur le terrain nous a éclairés sur le profil des glaneurs, qui est assez varié finalement. On pensait trouver surtout des étudiant.e.s, mais ce ne fut pas le cas.
À un certain moment durant les entretiens avec les glaneurs, nous nous sommes dit qu’il serait pertinent d’avoir l’autre point de vue, celui des propriétaires des commerces, sur ces matières jetées. Et aussi leur point de vue sur la récupération qu’en font les dumpster divers. Que pensent-ils de cette pratique ? Comment composent-ils avec les glaneurs ? Ça s’est avéré plus difficile que prévu. On a fait quelques demandes d’entretien, mais on s’est vu contraints par l’obligation qu’ont les franchises des grandes bannières de relayer la demande à la maison-mère de la bannière. On a décidé de voir ce pan du terrain comme une étape ultérieure de la recherche, à mener une autre fois.
Pour l’analyse des données issues des observations en ligne, les défis étaient nombreux. Notre petit nombre d’observations ne nous permettait pas de faire sortir des patterns généraux. Il y a des outils pour analyser le contenu Facebook, mais ceux-ci ne fonctionnaient pas forcément pour traiter le contenu dans les groupes fermés et difficilement sur un petit échantillon. On a choisi de faire des recherches par occurrences. Par exemple, à partir du mot clé « sécurité », nous pouvions repérer des passages d’échanges et de publications et les classer pour les mettre en lien.
Aussi, il y avait le défi de garder le fil des discussions et des propos dans le temps. Si une intervenante évoque un thème ou un élément pendant deux semaines et qu’elle n’en parle plus ensuite, quelle importance doit-on attribuer à ce thème ? Si, un autre parle d’une situation particulière sur le groupe privé et qu’après, nous ne voyons plus cette personne dans le groupe, quel poids donner à son intervention ? Il y a une sorte de pondération à faire et certainement une limite à cette entrée sur le terrain.
Malgré ces défis et limites, le travail réalisé nous a aidés à construire notre réflexion sur les motivations et les pratiques des dumpster divers. Nous sommes parvenus à une meilleure compréhension de l’évolution de la pratique, qui se faisait assez rapidement en même temps que se déployait notre recherche. En effet, depuis 2017, la pratique a vraiment pris de l’ampleur.
Quels sont les principaux résultats que vous tirez de cette expérience terrain ?
Au niveau méthodologique, il y a les réseaux sociaux et la pratique. À notre entrée dans l’univers du dumpster diving par le biais des réseaux sociaux, nous avions énormément de questions. Ensuite, nous nous demandions comment traiter les réponses ? Comment analyser et interpréter ces données?
Au départ, nous pensions pouvoir suivre un même circuit à toutes les semaines, un parcours de A à Z, d’un supermarché à un autre, d’une benne à une autre… Mais il n’y avait personne sur place. On a dû s’adapter, adapter le terrain d’enquête.
Nous avons pu observer que si cette pratique connait une forme de popularité qui permet de la rendre plus accessible et plus acceptée, il y a encore des craintes chez ceux qui font du dumpster diving quant à la perception qu’auront les autres. Ça peut être gênant de dire qu’on couvre une certaine partie de ses besoins alimentaires de cette manière. Aussi, nous avons vu qu’il y avait souvent une réflexion critique associée à la pratique, qui, elle, n’était pas nécessairement décrite comme un geste politique. Il y a toutes sortes de motivations derrière de dumpster diving, y compris la rétribution et le fait de cueillir quelque chose gratuitement.
En ce qui concerne le terrain en ligne, les réseaux sociaux ont été utiles pour faire de l’observation, mais aussi pour faire de la sollicitation. Ils nous ont permis de voir qu’il y a différents profils de « glaneurs » et que c’était peu pertinent de les voir comme une communauté unie. On a tenté de faire une sorte de cartographie socio-spatiale : qui fait quoi, comment et où ? On a eu l’impression qu’il y avait une forme d’effet de cohorte.
On a aussi noté qu’il y avait une sorte de code éthique sous-jacent à la pratique, pas toujours partagé par tous et toutes de la même manière. Si ceux qui pratiquent le dumpster diving ne se voient que peu ou rarement, la plupart se reconnaissent et ça fait partie de l’éthique de reconnaître l’autre. C’est comme dire : « Je sais que tu existes, que tu es en action, à Québec dans ce secteur-là, je suis de connivence avec toi et je fais attention». Un peu dans le même sens, le rapport à la propriété est apparu comme une source de friction entre des membres de la communauté de glaneurs. Dans les discussions en ligne, il y avait des gens qui disaient : « on a le droit de couper le cadenas, le contenu n’appartient à personne », alors que d’autres étaient d’avis que l’effraction nuit à la communauté au complet. Nous avons assistés à des débats assez intenses. Par exemple, certains trouvaient que quelques personnes avaient trop d’ascendants dans les échanges et jugeaient que le groupe devait être plus ouvert. Il y a eu des sous-groupes, des ruptures et ça faisait que c’était parfois plus difficile, pour nous, de suivre les interactions, de comprendre les ajustements du groupe par exemple.
La recherche en questions
Titre du projet : Les pratiques informelles de la participation: une voie alternative vers la participation politique?
Cette recherche a été financée par le CRSH (2015) dans le cadre du concours « Développement de partenariat ».
No du certificat d’éthique : CERAS-2016-17-202-D