Photo en gare de Mumbai, Victoria Terminal Crédits photo : Carole Lanoix, 2013

Raconte-moi un terrain – Cartographier l’incartographiable. Penser (par) la carte : l’espace public et la marche à Mumbai et à Tokyo

Entretien avec Carole Lanoix, professeure adjointe à l’École d’architecture, Université Laval

Par Melina Marcoux, professionnelle de recherche CRAD / VRM

Vous avez mené des recherches doctorales en Inde et au Japon, pourriez-vous me décrire les objectifs et le contexte de ce projet?

De 2011 à 2017, j’ai participé à un projet de recherche collectif et interdisciplinaire, à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, financé par le Fonds national suisse, qui s’intitulait Cosmographies. Sources et ressources pour la cartographie contemporaine. Ce projet de recherche s’inscrit dans mes recherches doctorales ayant été effectuées sous la direction de Jacques Lévy (géographe), en collaboration avec Elsa Chavinier (géographe) et Véronique Mauron (historienne de l’art). Il cherchait à examiner l’histoire de la cartographie et à trouver de nouvelles manières de cartographier à partir des cartes qui ont été faites « avant », « ailleurs » et dans l’art contemporain. Plus particulièrement, dans le cadre de ma thèse, j’ai cherché à cartographier autrement, c’est-à-dire à cartographier des choses que nous n’avons pas l’habitude de cartographier. J’ai voulu apprendre comment cartographier « l’incartographiable »!

Ma thèse, qui s’intitule Penser (par) la carte : l’espace public et la marche à Mumbai et à Tokyo, avait pour objectif de cartographier l’espace public par la marche. Mon souhait étant de cartographier l’urbanité, c’est-à-dire les actions spatiales dans l’espace urbain. Mes travaux de recherche ont été nourris par l’idée que l’espace n’est pas que physique bien qu’on ait tendance, en cartographie, à considérer simplement ce qui est physique, matériel, fixe. Le monde est aussi fait de perceptions, de vécus, de mouvements, ce que la cartographie peine à montrer. Par exemple, un carrefour vide se présente différemment qu’un carrefour traversé par des gens. On peut imaginer que le déplacement des piétons y produit quelque chose…

Mon projet de recherche s’est beaucoup construit par mes intuitions. J’ai enseigné pendant une dizaine d’années en Inde, j’y ai donc passé beaucoup de temps. J’ai vite appris qu’il y avait des stratégies pour circuler dans un espace précis ou, du moins, des attitudes à adopter. Par exemple, je ne traversais pas la rue de la même manière en Inde que dans mon pays natal : je devais m’y prendre autrement. Il y avait un endroit particulier en Inde que j’aimais fréquenter : une longue promenade en bordure d’une baie, connue sous le nom de Marine Drive. J’ai rapidement réalisé que cette promenade renvoyait à quelque chose de plus grand qu’une simple bouffée d’air frais dans une ville surpeuplée. C’est en me promenant directement à cet endroit que j’ai constaté que la marche produisait quelque chose en nous : lorsque j’étais sur cette promenade, je ne marchais pas de la même manière que lorsque j’étais dans les rues d’une ville ou lorsque je sortais du train. C’est de cette intuition que m’est venu mon projet de recherche, où mon postulat de départ était que la marche sculpte l’espace public. L’espace public représente, pour moi, la rencontre fortuite entre au moins deux piétons qui se croisent et qui ne se connaissent pas, dans un espace à dimension sociétale et en présence potentielle d’un tiers observateur. Vous l’aurez compris, cette définition de l’espace public sous-entend qu’une série de comportements particuliers se déploient lorsqu’on est en présence d’inconnus, ce que j’ai voulu observer.

Quelles approches méthodologiques avez-vous utilisées ?

Lors de mes recherches pour mon mémoire en Inde, j’avais effectué beaucoup d’entrevues et ça m’avait vraiment déplu. C’est le recours à un traducteur qui me dérangeait. À mon sens, la traduction pose d’énormes biais : il y a d’abord ce que le traducteur comprend, ce qu’il choisit de traduire, les mots qu’il choisit d’employer, ce que l’interviewé en a saisi, ce que j’en ai saisi, etc. À la suite de cette expérience, j’ai fait le constat qu’il y avait beaucoup de choses que nous pouvions voir de nos propres yeux; les mots ne sont pas toujours nécessaires. J’ai donc décidé de privilégier l’observation (sans interactions verbales) dans le cadre de mon terrain doctoral en considérant que les gestes et les mouvements expriment déjà beaucoup de choses. Plus précisément, j’ai eu recours à l’observation participante en pratiquant moi-même la marche, regardant simultanément ce qui se passait autour de moi en portant une attention particulière à différents éléments : quand est-ce qu’on s’arrête, quand se met-on en mouvement, quelle cadence pratique-t-on?

Globalement, tout au long de mon enquête de terrain, j’y suis allée par tâtonnement, par intuition. J’ai commencé par observer ce qu’il se passait à Marine Drive, une grande promenade de trois kilomètres à côté d’une baie naturelle (Back Bay), endroit que je connaissais bien.

Ensuite, j’ai cherché d’autres situations observables. En fait, il faut comprendre que je n’ai pas cherché des territoires, des espaces, des lieux, mais plutôt des « situations de marche » : des endroits ou moments où l’on marche différemment qu’ailleurs. J’ai notamment observé comment la marche se pratiquait dans un carrefour, dans un marché et autour d’une gare. Certains espaces étant très bondés, il était parfois difficile d’y faire des observations. Somme toute, j’ai observé des lieux qui me plaisaient et où ce n’était pas trop dangereux de s’aventurer.

Pour mettre en lumière ce qu’il y avait de particulier dans l’espace public de Mumbai, je trouvais intéressant de faire un deuxième terrain dans une autre ville et d’opérer une comparaison. J’étais aussi animée par une curiosité de découvrir un territoire que je ne connaissais pas. De là m’est venue l’idée d’observer Tokyo. Tokyo étant aussi comparable à Mumbai : une ville vraiment surpeuplée avec des problématiques semblables autour de la densité. J’ai voulu savoir comment le corps se déplacerait et interagirait dans un espace différent. Est-ce qu’au Japon, il y aurait quelque chose de typiquement japonais et quelque chose de typiquement indien en Inde dans la manière d’être dans un espace public particulier? Je me suis donc octroyé un mois de terrain intensif à Mumbai (printemps 2013) et à Tokyo (printemps 2014) pour tenter de répondre à cette interrogation.

Concrètement, j’avais trois points d’observation : un qui était de surplomb, un où j’étais au sol dans la foule et un qui consistait à prendre quelqu’un en filature. À chaque situation d’observation, il y avait un protocole différent d’enregistrement des observations : de surplomb, je filmais pendant cinq minutes toutes les heures; dans la foule, j’observais un point fixe, je voyais les gens défiler devant moi; en situation de filature, j’avais une caméra installée sur moi qui suivait mes déplacements. Dans les différents lieux, j’ai tenté de caractériser des profils de marcheurs selon différents paramètres (le moment de la journée, leur cadence, leur façon de marcher, la vitesse de marche, les points d’arrêt, l’orientation du regard, etc.), qui m’ont ultimement servi à les cartographier.

Pour mon terrain au Japon, j’ai observé Shibuya, le grand carrefour très bondé où défilent des milliers de personnes chaque jour. J’ai utilisé les mêmes prises de vue et méthodes d’observation que celles utilisées à Mumbai. Ce que j’ai relevé à Tokyo, à la différence de Mumbai, ce ne sont pas des profils de marcheurs, mais plutôt des stratégies de marche.

Finalement, j’ai voulu comparer la manière dont on prend le train à Mumbai et la manière dont on le prend à Tokyo en observant la situation de marche autour de la gare centrale Victoria Terminal de Mumbai et la Yamanote Line de Tokyo (ligne de métro qui fait le tour de Tokyo). Toujours dans le but de décortiquer le lien entre espace et spatialité, j’ai observé les relations qu’il peut y avoir avec l’espace physique construit et les actions spatiales entreprises dans ces espaces.

Dans le cadre de votre terrain, est-ce qu’il y a des éléments auxquels vous ne vous attendiez pas? Quels ont été les obstacles ou opportunités? En quoi ces éléments nouveaux ont-ils modifié votre plan de départ?

Je n’avais pas réellement de plan préétabli, je me suis donc adaptée une fois sur place, ce qui m’a évité beaucoup d’embûches. J’ai choisi des situations où l’observation était faisable. L’inconfort, c’était surtout de ne pas savoir quelles situations spécifiques j’allais observer avant d’arriver sur le terrain ou tout simplement de ne pas savoir quelles situations j’allais être en mesure d’observer, n’ayant que deux yeux! Je connaissais mon objectif, mais il y avait toute la question du « comment » y arriver qui restait vague. J’ai dû accepter que je pourrais seulement déterminer la réponse à cette question directement sur le terrain. Je devais accepter de me laisser porter par le terrain…

Il y avait aussi tout un contexte culturel auquel je devais m’adapter. Pour mon terrain au Japon, j’ai vécu un choc culturel à l’arrivée. Je devais apprivoiser cette culture que je ne connaissais pas du tout en trouvant rapidement des lieux et des situations à observer qui étaient comparables à ceux que j’avais observés à Mumbai. En Inde, mes observations ont suscité des interrogations révélant des disparités sociales ancrées : quand j’observais des populations plus vulnérables, je comprenais rapidement que ça dérangeait… Plusieurs citadins se demandaient pourquoi une Occidentale s’intéressait à des individus qu’eux-mêmes ne considèrent pas.

Une limite importante à mon travail réside dans le fait que je n’ai évidemment pas pu tout voir ni tout capter. Les images et vidéos captées étaient souvent très lourdes et je devais constamment changer mes cartes mémoires. Après le terrain, j’ai aussi dû entamer un énorme travail de restitution graphique à partir de toutes ces captations, un exercice qui n’était pas simple!

Enfin, il faut dire que je me suis épargné plusieurs embûches par le fait que je n’avais pas à dialoguer avec les piétons, je n’avais qu’à les observer. Cette stratégie a simplifié la collecte de données.

Quels sont les principaux résultats que vous tirez de cette expérience terrain?

Globalement, mon expérience terrain met en lumière le social derrière l’espace. Nos attitudes dans un espace public sont teintées de notre culture, de nos expériences, d’apprentissages, mais en même temps, cet espace devient « cette culture », soit un espace propre à une culture et aux interactions qui s’y déroulent. L’espace public, ce n’est pas qu’un espace physique, c’est aussi une manière d’être qui se manifeste notamment dans la façon de se déplacer dans cet espace. En Inde, il y avait cette idée qu’une place est donnée à chacun, alors qu’au Japon, c’est plutôt chacun à sa place. J’ai donc pu identifier quelque chose de très distinctif à chaque culture, comme je le souhaitais.

Ma grande découverte, c’est que l’on peut cartographier autrement, dans la mesure où l’on modifie notre accès aux données. On a une tendance, parce qu’on a tout pour le faire (géodonnées, logiciels à la fine pointe de la technologie, etc.), à cartographier systématiquement des choses tangibles. Or, il est aussi possible de cartographier des choses intangibles en produisant soi-même des données, en observant des expériences humaines directement sur le terrain. Cela demande du temps, mais ce n’est pas sans avantages! Par exemple, lors du terrain, le travail d’interprétation se fait pratiquement par automatisme. Cela étant, il faut évidemment classer quelques informations, tester graphiquement ce qui fonctionne, mais tout est déjà en place. Il reste que les résultats sont appréhendés et se dévoilent tout au long du terrain.

Les principales conclusions de ma thèse montrent d’abord que dans certaines situations, la marche est plus qu’une action, elle devient « environnement ». En d’autres mots, le piéton en mouvement crée l’environnement. Ensuite, on constate que l’espace public est tout en mouvement et en temporalité et se décline en rythme. Puis, d’un point de vue méthodologique, la thèse expose que la carte, comme système créatif et expérimental, ne fait pas que « représenter », elle permet également d’« interpréter ». Enfin, la cartographie est un outil puissant qui offre une comparaison visuelle des réalités complexes, saisies autrement.

Finalement, la grande conclusion de ma thèse est une question ouverte : est-ce que cartographier autrement les réalités permettrait de concevoir autrement les espaces?