Entretien avec Manuel J. Rodriguez, professeur titulaire à l’ÉSAD à l’Université Laval
Novembre 2024
Par Melina Marcoux, professionnelle de recherche CRAD / VRM
Vous avez mené des travaux de recherche sur la gestion de l’eau potable en Colombie, pourriez-vous me décrire le contexte ainsi que les objectifs de ces travaux?
Au début des activités de la Chaire en eau potable dont je suis titulaire, la plupart des recherches menées se déroulaient au Québec, à Terre-Neuve et en Colombie-Britannique. Ensuite, avec la création de Sentinelle Nord1, nous avons été amenés à travailler sur des projets impliquant de petites communautés du nord du Canada, notamment celles du Nunavik, très éloignées géographiquement et vivant toutes sortes de vulnérabilités socioéconomiques, environnementales et climatiques. Ces projets nous ont obligés à nous adapter à des méthodes de recherche qui étaient très différentes de celles que nous avions l’habitude d’utiliser dans des contextes où la vulnérabilité des populations n’était pas aussi importante et où l’accès à l’eau potable n’était pas un problème majeur. Au fil du temps (et des partenariats), l’équipe de la Chaire a développé un intérêt profond pour les recherches menées en collaboration avec les communautés vulnérables. Dans cette lignée, il y a trois ans de cela, des partenariats ont été tissés avec des universités colombiennes, dont le principal avec la Universidad Cooperativa de Colombia (UCC), pour travailler sur les enjeux d’accès à l’eau potable avec des communautés vulnérables en Colombie. Dans cette mouvance, j’ai développé un nouvel axe au sein de la Chaire, un axe un peu plus centré sur la recherche menée au sein des pays en développement et impliquant les communautés vulnérables qui s’y trouvent. D’ailleurs, les premiers coups de pouce financiers pour démarrer ces projets ont été donnés par VRM, la FAAAD (Faculté d’aménagement, d’architecture, d’art et de design de l’Université Laval), le MRIF (ministère des Relations internationales et de la Francophonie), CentrEAU (Centre québécois de recherche sur la gestion de l’eau) et le programme CRSNG-Foncer.
En 2022 et lorsque la pandémie nous l’a permis, un premier voyage en Colombie a été organisé avec 16 membres de la Chaire, comprenant des étudiant·e·s, des postdoctorant·e·s et des chercheurs et chercheuses. Plus précisément, nous sommes partis à la rencontre des communautés situées dans la cordillère des Andes. Un vrai périple de deux semaines et demie. J’ai entrepris ce projet par intérêt personnel, étant moi-même d’origine colombienne, mais aussi parce que je disposais déjà de contacts en Colombie qui pouvaient agir à titre de partenaires en nous accueillant et nous aidant dans nos démarches. Bref, des contacts qui rendaient le tout possible! Impliquer les étudiant·e·s dans nos travaux, les amener sur le terrain avec nous, c’était une expérience très formatrice pour eux. Ils y gagnent un savoir d’une saveur expérientielle, qui dépasse ce qu’on peut leur apprendre dans un cours à l’université, le tout dans un contexte sécuritaire et encadré. Souhaitant pérenniser cette expérience, j’ai finalement mis sur pied, avec un collègue de l’Université de Victoria, une école d’été de trois semaines qui se déroule en Colombie. Les étudiant·e·s qui y participent sont notamment invités à visiter plusieurs terrains où nous menons nos travaux dans des régions variant de 200 à 4 200 mètres d’altitude. Ces régions renferment bien souvent des écosystèmes très différents de ceux qu’ils connaissent. Il faut dire que nos sites d’études subissent, de façon exacerbée, les effets des phénomènes climatiques El Niño et La Niña. Ces phénomènes provoquent des changements climatiques extrêmes et subis causant de multiples dégâts et affectant négativement l’accessibilité à l’eau. Dans ce contexte, nos travaux portent non seulement sur les problématiques d’accès à l’eau potable, mais aussi sur les problématiques d’accès aux sources d’eau et à leur protection.
De manière connexe et au fil des ans, nous avons conclu de nouveaux partenariats avec des universités colombiennes qui ont permis de développer plusieurs projets de recherche qui mobilisent nos étudiant·e·s. D’ailleurs, c’est grâce à l’implication de ces derniers que ces projets sont possibles. Il y a, dans ce contexte, un véritable tandem entre la recherche et la formation!
Quelles approches méthodologiques utilisez-vous dans le cadre de vos travaux?
Avant tout, dans le cadre des projets menés, il est primordial que les communautés locales soient impliquées dès le début. Pour ce faire, nous mettons en place toutes sortes d’activités d’information et d’échange avec des leaders communautaires, des chercheurs et chercheuses locaux, des partenaires afin de leur présenter nos idées et notre protocole de recherche (ce que nous souhaitons faire, comment nous souhaitons nous y prendre, nos besoins d’accompagnement dans le processus, etc.). Les communautés seront aussi les premières informées des résultats de nos recherches. Pour nous, c’est une évidence : nous ne divulguerons pas les résultats de nos recherches avant que les communautés étudiées en aient été informées.
Pour mener à bien nos projets de recherche, une des premières étapes consiste à dresser un bilan sur l’accès et la qualité de l’eau disponible dans une communauté. Pour ce faire, nous analysons la qualité de l’eau disponible de la source jusqu’au robinet en prélevant des échantillons. Puis, nous documentons les habitudes d’utilisation (quels usages en font les ménages, que pensent-ils de la qualité de cette eau, etc.), par exemple en sondant directement les ménages à l’aide d’un questionnaire sur une tablette électronique. Les interactions d’une trentaine de minutes par ménage se déroulent en espagnol. Dans la plupart des cas, les communautés vulnérables ou éloignées utilisent des dialectes locaux, rendant l’embauche d’interprètes inévitable. Les données récoltées nous permettent d’évaluer et de documenter le degré d’exposition des populations aux contaminants présents dans l’eau disponible, mais aussi d’évaluer si les ménages de ces communautés ont accès à une eau de qualité en quantité suffisante pour vivre correctement. Ainsi, nous analysons les risques.
Il faut tenir compte, dans nos analyses, d’une foule de facteurs propres aux communautés vulnérables qui influencent le degré d’exposition aux risques. Par exemple, l’accès aux ressources teinte forcément les habitudes : les individus qui ont accès à du bois font bouillir l’eau avant de la consommer, tandis que ceux qui n’ont pas les moyens de faire bouillir l’eau doivent se résigner à être exposés aux contaminants qui y sont présents. Chaque communauté a sa propre problématique : parfois la source est très bonne, mais le système de traitement des eaux en place n’est pas opéré correctement, parfois ce sont directement les habitant·e·s qui ne manipulent pas correctement l’eau à laquelle ils ont accès…
Dans le cadre de ces expériences de terrain, est-ce qu’il y a des éléments auxquels vous ne vous attendiez pas? Quels ont été les obstacles ou opportunités ?
Puisqu’on travaille avec des communautés vulnérables, souvent très pauvres comme celle des Palafitos de la région de la Ciénaga de Santa Marta en Colombie, les recherches sur le terrain sont loin d’être faciles. Lorsqu’ils sont disponibles, l’accès à Internet et l’accès à l’électricité peuvent être très instables, tout comme la connexion cellulaire. Concernant la qualité de l’eau, il existe toutes sortes de protocoles à respecter pour en faire l’analyse. Les protocoles sont soumis à des limitations temporelles importantes. Par exemple, lorsqu’on prélève un échantillon d’eau, on doit le conserver dans un espace réfrigéré jusqu’à ce qu’on procède à l’analyse, sinon l’échantillon sera corrompu. Vous vous imaginez que tout cela est complexe à gérer lorsqu’on travaille dans des milieux chauds, humides et où l’accès à l’électricité n’est pas universel. Nous devons inévitablement adapter nos protocoles et bien choisir nos paramètres d’analyse afin d’être en mesure d’évaluer la qualité de l’eau dans ces conditions. De plus, travailler à l’international au sein de communautés éloignées et vulnérables implique tout un protocole de sécurité pour nos étudiant·e·s. Reste que la pauvreté vécue au sein des communautés avec lesquelles nous travaillons est inévitablement bouleversante. Sur le terrain, nous sommes directement exposés aux enjeux sociaux, économiques et humains des communautés. Si ces réalités sont très confrontantes, les voir de nos propres yeux nous amène à réaliser pleinement l’importance des privilèges dont nous jouissons quotidiennement, et cela est très formateur pour nos étudiant·e·s.
Pour accomplir nos recherches de manière efficace, il est nécessaire de développer un lien de confiance solide avec les populations locales. Comme nous travaillons avec de petites communautés éloignées et peu accessibles, les habitant·e·s ont souvent d’emblée une certaine méfiance à la vue de personnes étrangères. Les habitant·e·s peuvent être réticents à nous parler pensant, par exemple, que nous voulons leur vendre des systèmes de traitement de l’eau ou que nous sommes de simples touristes qui viennent profiter de la beauté des lieux. À notre arrivée, il faut toujours clarifier nos intentions. Il est aussi essentiel d’établir des relations avec des gens du milieu, puisqu’ils connaissent souvent mieux les sites d’étude que l’équipe de recherche. Par exemple, pour accéder à une source d’eau, un partenaire nous a déjà conseillé de nous y rendre accompagnés de personnes qui pourraient nous ouvrir un chemin à l’aide de machettes. Il savait d’emblée qu’il n’y avait aucun chemin qui menait au lieu d’échantillonnage où nous voulions nous rendre. Il aurait été impossible pour nous d’avoir l’information autrement.
La collaboration avec des partenaires locaux est aussi très importante pour la réalisation de nos projets. Dernièrement, des partenaires nous ont invités à visiter les communautés palafittiques qui vivent dans les eaux intérieures et salées du nord de la Colombie. Cette visite a donné lieu à un projet de recherche présentement en démarrage avec des communautés qui vivent sur la côte et qui n’ont pas accès directement à une source d’eau douce. On y a découvert tout un système local qui permet aux habitant·e·s de se procurer de l’eau. Certains ménages se rendent très loin à bord de petits bateaux jusqu’à des sources d’eau douce et convertissent leurs embarcations en réservoirs. L’eau recueillie est ensuite ramenée dans les communautés pour être vendue aux habitant·e·s, qui la stockent dans des réservoirs domestiques. Comme vous vous en doutez, ces eaux sont souvent contaminées.
En définitive, faire de la recherche à l’étranger, encore plus si on s’intéresse à des populations en marge des villes, nécessite beaucoup de motivation et d’énergie. Il faut notamment être prêt à faire plusieurs allers-retours sur le terrain, ce qui nécessite une certaine disponibilité et beaucoup de temps. Les démarches pour obtenir des subventions destinées à financer ce genre de projets sont longues et complexes, nécessitant des procédures administratives étendues avec des institutions étrangères. Il faut savoir que la plupart des organismes subventionnaires canadiens financent surtout des recherches qui permettent des découvertes sur les eaux canadiennes. Lorsque je rédige des demandes de financement, je m’efforce de démontrer que nos recherches sont en fait du transfert de connaissances, c’est-à-dire que nous testons et appliquons des méthodologies, développées ici, ailleurs dans le monde. Il y a, selon moi, des avantages pour le Canada et pour le Québec. D’autant plus que ces projets effectués ailleurs participent d’une façon toute particulière à la formation de la relève québécoise et canadienne en recherche, comme je l’ai mentionné plus tôt.
Pouvez-vous tirer quelques observations générales de ces expériences ?
D’emblée, nous constatons sur le terrain que les besoins des communautés sont immenses. Les résultats des projets entamés jusqu’à présent en Colombie prouvent la pertinence de mener des recherches dans ces communautés. Le travail que nous réussissons à faire montre aussi qu’il y a toujours un moyen d’adapter des protocoles de recherche développés au Québec à d’autres lieux, aussi lointains soient-ils. Bien sûr, il y a toujours des limitations de toutes sortes (géographiques, économiques, etc.), mais ultimement, il est toujours possible d’ajuster nos plans de départ, nos protocoles de recherche, pour mener à bien nos projets.
Lors de mes allées et venues récentes en Amérique du Sud, j’ai visité plusieurs pays voisins de la Colombie, comme la Bolivie, l’Argentine, l’Équateur, le Salvador, le Pérou et le Costa Rica, où les effets des changements climatiques sont vivement ressentis. En créant petit à petit des ententes avec d’autres universités, nous avons la possibilité d’accéder à un nombre croissant de terrains de recherche et de ressources, ce qui permet d’élargir la portée de nos recherches. Au fil de ces rencontres à l’international, la force du réseau s’est affirmée pour moi : c’est en collaborant que nous pouvons aider plus de communautés!
Dans les projets de recherche menés à l’international et dans des communautés vulnérables, ce qui est le plus motivant, à mon sens, c’est de pouvoir réaliser une recherche originale qui va avoir des retombées réelles sur les collectivités. Au-delà de la recherche fondamentale, nous faisons des découvertes qui aideront concrètement des communautés vivant des situations très précaires et difficiles. De plus, nos résultats de recherche auront des impacts réels sur le quotidien des communautés et sur leurs conditions de vie. Enfin, nos étudiants-chercheurs et étudiantes-chercheuses sont fortement impliqués dans le cadre de ces projets! Tout cela est très gratifiant!
- Programme de recherche transdisciplinaire pour l’environnement, la santé et l’innovation dans le Nord. Sentinelle Nord regroupe un vaste réseau de recherche de plus de 40 départements de l’Université Laval qui travaillent étroitement avec des organisations nordiques, des organismes des secteurs public et privé ainsi que d’autres universités et instituts de recherche dans plus de 20 pays. ↩︎