Entretien avec Morgan Mouton, professeur adjoint à l’INRS-UCS
Entretien effectué par Salomé Vallette
Transcription faite par Nathan Mascaro, étudiant au doctorat en études urbaines à l’INRS
Vous avez mené une recherche aux Philippines, pourriez-vous me décrire le contexte de ce projet ainsi que votre question et vos objectifs de recherche?
Le contexte de cette recherche est d’abord celui d’un retour sur mon terrain de thèse pour y développer un nouveau programme de recherche. Je peux peut-être commencer par dire deux mots sur ce qui m’avait conduit aux Philippines. À l’époque où je faisais ma thèse, je travaillais sur la question du service électrique. Les Philippines étaient dans une situation particulière puisque le coût de l’électricité était alors très élevé. Il y avait des caractéristiques intéressantes, des réformes ayant été conduites au début des années 2000, qui permettaient d’observer la visée néolibérale d’institutions comme la Banque mondiale. De telles réformes ont été lancées dans de nombreux pays, mais souvent il y a une hybridation avec des pratiques locales et un cadre légal existant. Les Philippines donnaient un exemple emblématique de ce que pouvaient être ces réformes dans leur expression la plus « pure ».
Et puis, autre élément, à cette époque déjà, j’avais envie de travailler sur les villes des Suds. Il y avait aussi une vraie faisabilité du terrain, puisque l’anglais est la langue officielle, ce qui rendait l’accès au terrain possible. La communication peut être plus compliquée lorsqu’on s’intéresse aux populations les plus pauvres et les plus marginalisées, mais même à l’époque où je travaillais sur les infrastructures électriques dans les quartiers pauvres, j’ai toujours pu trouver des interlocuteurs et interlocutrices qui pouvaient me parler directement ou m’aider à traduire.
Autre particularisme, c’est un terrain qui est très peu étudié. D’ailleurs quand j’y pense, entre ce terrain et celui de mon mémoire, 10 ans se sont écoulés, mais c’est toujours relativement vrai, même si on voit de nouveaux travaux paraître ces dernières années, notamment par des chercheuses et chercheurs qui viennent des Philippines. Rétrospectivement, ce choix aura été judicieux et plaisant. Évidemment, en 10 ans, l’aménagement de la ville a évolué. Ce qu’on appelle Manille métro, la région capitale, fait partie des villes les plus denses au monde, et disons que le foncier disponible se raréfie. Quand j’ai donné un cours sur place et que je voulais trouver des exemples de gros projets en développement portés par des conglomérats familiaux, j’ai dû aller chercher un peu plus loin, dans les franges urbaines, parce que le cœur de la région-capitale commence à se retrouver en mal de place.
Donc si je reviens à la question des objectifs de ce terrain, il y en avait deux : d’abord réinvestir un terrain étudié pendant ma thèse et que j’avais laissé entre parenthèses pendant mes années de postdoctorat (notamment en reprenant contact avec des collègues sur place), puis étudier la faisabilité de ma nouvelle recherche, affiner mes hypothèses et identifier des cas d’étude qui pourraient être approfondis. Cela s’est concrétisé à la faveur d’une subvention institutionnelle du CRSH, qui a permis d’y aller pendant trois semaines et de me livrer à ce premier travail avec des entretiens exploratoires et des prises de contact avec des collègues sur place. Deux institutions ont été particulièrement importantes à cet égard : l’Université d’Ateneo de Manila et l’Université polytechnique des Philippines.
Sur le plan scientifique, l’objectif a été de défricher la question de l’intégration de technologies numériques dans les services urbains d’eau, d’énergie et de gestion des déchets. L’idée étant de mettre en relief les enjeux politiques, sociaux et environnementaux de cette intégration avec une double approche : à l’approche par l’infrastructure elle-même et sa matérialité, en s’intéressant aux dispositifs mis en œuvre (type de capteur, interface usager, etc.) et en observant comment ces infrastructures nouvelles sont financées, déployées et utilisées, s’ajoute une approche par le métabolisme urbain, où il s’agit de s’intéresser à ce que l’infrastructure permet de faire circuler avec un angle de recherche particulier. Les technologies adoptées le sont en général avec l’idée qu’on va produire des données sur les flux (à travers la gestion du système, les consommations, les pratiques). Comment cette circulation des données va-t-elle transformer les circulations de matières et d’énergies qui sont le fait des services urbains traditionnellement? Donc, je veux regarder cette coévolution des flux de données et de matières et d’énergies.
Enfin, il y a un autre aspect de ce travail exploratoire qui était de réfléchir aux aspects matériels de la recherche et à sa faisabilité depuis le Québec. J’avais notamment ces questions en tête au moment de sélectionner des cas d’étude. A priori ce ne sera pas uniquement à Manille. Il y a un certain nombre de villes qui présentent des caractéristiques intéressantes ou dans lesquelles il y a eu des expérimentations en matière de déploiement de technologies numériques dans les réseaux urbains plus traditionnels. Mais je suis maintenant confronté à d’autres contraintes par rapport à celles que j’avais lorsque j’ai étudié ce terrain lors de ma thèse. Au risque d’énoncer une évidence, les Philippines, c’est loin. À la question de l’empreinte carbone d’un voyage comme celui-là s’ajoutent des contraintes familiales que je n’avais pas auparavant. Tous ces éléments font qu’il n’est pas raisonnable de multiplier les voyages et en même temps, il peut être compliqué de rester longtemps sur place. Il y a donc un enjeu de faisabilité et choisir des terrains aux quatre coins de l’archipel n’est plus vraiment envisageable. Ce travail exploratoire a servi de test à cet égard.
Quelles approches méthodologiques avez-vous utilisées?
Je dirais qu’il y a trois approches. La première, et c’est un peu un prérequis pour les deux suivantes, consiste à appréhender ce qu’on pourrait appeler l’économie politique des services urbains aux Philippines. Il s’agit d’identifier qui sont les acteurs qui investissent ces secteurs à la fois dans la fourniture des services et dans la fourniture des technologies numériques (dispositifs que l’on peut intégrer). Ensuite, interroger leur mode de financement, les technologies qu’ils mobilisent et retracer éventuellement la provenance de ces technologies. C’est une première nécessité du projet face à laquelle j’ai commencé à mobiliser ce qu’en histoire on appelle la prosopographie. Cette méthode consiste à identifier un certain nombre d’acteurs et à comprendre les relations qu’ils entretiennent, avec l’idée d’observer comment cet ensemble d’acteurs permet de structurer, dans mon cas, le marché. De manière très concrète, ça implique de faire une veille de la presse spécialisée, de lire les rapports annuels de ces groupes souvent cotés en bourse. Il y a aussi un certain nombre d’éléments qu’on peut obtenir avec des entretiens semi-dirigés : cela permet de mieux identifier des stratégies d’entreprises, par exemple. C’est quelque chose qui n’est pas tout à fait nouveau pour moi, puisque j’avais eu l’occasion de travailler avec ces méthodes avec mon collègue Dominique Lorrain, avec qui j’avais réalisé des « portraits d’entreprises » pour la revue Flux.
La deuxième approche se divise en deux. D’abord, et j’emprunte l’expression à Susan Leigh Star, c’est de réaliser une « ethnographie des infrastructures ». Derrière ce terme, il y a l’idée d’observer un ensemble d’éléments qui peuvent paraître tout à fait insignifiants (formulaire utilisé par les organisations, façon de classifier les usagers et usagères, ensemble de choix organisationnels ou techniques…), ce qui permet d’inférer les systèmes de valeurs dans lesquels s’inscrivent les systèmes techniques et les objectifs qu’ils poursuivent. On peut ainsi mieux comprendre les finalités, les enjeux de ces systèmes qui permettent l’accès à l’eau, à l’électricité et le traitement des ordures. Ensuite, on peut mettre ça sous le chapeau de l’« ethnographie du numérique » ou digital ethnography en anglais. L’approche est la même, mais cette fois appliquée au numérique : comment les données sont structurées, comment les interfaces utilisateurs sont conçues, bref comment l’aspect numérique est pensé et avec quels effets, parce qu’il y a souvent un effet performatif dans le fait d’ajouter ou non telle information dans un questionnaire de satisfaction, par exemple.
Enfin, il y a une troisième approche qui relève de l’analyse des flux. Celle-ci est un peu nouvelle pour moi. Heureusement, j’ai un collègue à Lyon, Romain Garcier, avec qui j’aimerais bien développer cette approche dans le cadre des suites données à ce projet. L’idée est de retracer les circulations de matières, d’énergies, de données, de regarder comment ces éléments sont transformés, de les cartographier, et si possible de les quantifier. Ce qui m’intéresse le plus, c’est de retracer leur parcours. Cela peut se faire à l’échelle de la ville entière ou d’une aire métropolitaine et donc ici, plutôt sur la base d’entretiens, de documents publics, de documents fournis par les opérateurs de services, mais ça peut également se faire à l’échelle d’un quartier. On peut le faire à partir d’entretiens auprès des ménages en regardant ce qui est consommé, la nature des déchets produits, l’endroit où aboutissent les eaux usées, les eaux de pluie… tout un ensemble de flux qui traversent un ensemble circonscrit, pour mieux comprendre les effets de l’intégration de technologies numériques.
Dans le cadre de votre terrain, est-ce qu’il y a des éléments auxquels vous ne vous attendiez pas? Quels ont été les obstacles ou opportunités?
Alors, des imprévus, il y en a toujours un peu. Si je pense aux plus évidents, il y a quand même des aléas météorologiques avec les typhons. Je n’étais pas encore dans le plein de la saison, mais déjà il y en a eu un. Ça implique de rester chez soi, d’annuler les entretiens qu’on devait avoir, et parfois ce n’est pas évident de les obtenir, ce qui peut être compliqué. Pourtant, certains imprévus peuvent être bénéfiques. Quand j’ai commencé ce travail, quand j’étais à la maîtrise, on m’orientait vers un interlocuteur dans une administration municipale par exemple, où des personnes discutaient en tagalog et je ne comprenais pas du tout à l’époque. Finalement, on m’emmenait voir quelqu’un que je ne connaissais absolument pas. Ça peut amener à des rencontres de ce type, surtout quand on ne connaît pas le terrain. Mais ce revirement était plutôt positif parce que j’ai pu rencontrer quelqu’un qui avait effectivement des choses à dire. La façon dont on recrute n’est pas la même, c’est très difficile de le faire sans porte d’entrée. C’est pour cela que mes contacts sur le terrain ont été d’une aide très précieuse. Ils pouvaient avoir d’anciens étudiants qui travaillaient dans des institutions par exemple, ou tout simplement m’indiquer par où commencer à chercher.
Quels sont les principaux résultats que vous tirez de cette expérience terrain?
Il s’agissait d’un travail exploratoire, donc je n’ai pas encore de résultats consolidés. Mais par rapport aux objectifs que je m’étais fixés, il y a quelques points que je peux évoquer.
J’ai pu d’abord observer qu’il y a une vraie diversité des acteurs qui ont investi ces questions-là. Il y a des acteurs philippins, des entreprises philippines, ce qui n’était pas nécessairement acquis. De même qu’il y a des multinationales, des entreprises implantées dans de nombreux pays et qui travaillent sur de nombreux projets. C’est une piste prometteuse. L’idée serait alors de comparer les modes de fonctionnement de ces différents acteurs. À ça, on peut ajouter une comparaison entre différents contextes : par exemple, en étudiant un grand projet qui est planifié ex nihilo, à partir de rien, mais aussi un projet plus modeste qui est développé dans un cadre bâti préexistant et déjà densément peuplé, etc. Dans le premier cas, toute l’infrastructure est à construire et on peut intégrer différentes technologies en amont, alors que dans le second cas, il faut composer avec l’existant. Ce pourrait être la situation d’une ville qui est confrontée à des pertes dans son réseau d’eau par exemple et qui essaie de mettre en place des capteurs pour identifier les pertes, gérer la pression. C’est d’ailleurs exactement la situation des villes québécoises, d’ailleurs. Les deux enjeux m’intéressent. Donc, premier résultat, il y a des exemples empiriques qui permettent de mener cette comparaison. Par contre, il y a une nuance à apporter. On n’a pas non plus une prolifération de ces exemples, notamment parce qu’il y a des dynamiques de marché qui ne vont pas forcément dans la direction d’une multiplication de ce genre d’investissement. Je pense notamment au service de l’eau où il y a de très nombreuses concessions qui sont en train d’être rachetées par un acteur très important et qui est dans une logique de maximisation de la rente. Cet acteur a tendance à annuler les expérimentations passées ou en cours avec ce type de dispositif parce qu’il n’a pas envie de relancer des investissements en ce sens. Ça permet de nuancer le discours enthousiaste qu’on peut lire dans les rapports de cabinets de conseils qui prédisent des futurs pleins de numérique et de développement durable. On n’a pas ce fourmillement, cette prolifération des initiatives, puisque l’économie politique urbaine des Philippines vient se heurter aux ambitions de certain·e·s chef·fe·s d’entreprises.
Par ailleurs, sur ce thème, les premiers éléments dont je dispose me conduisent à écarter la possibilité d’étudier comment des villes très périphériques, très difficiles d’accès, pourraient bénéficier de ce genre de technologie numérique pour améliorer l’accès aux services. Une partie de la littérature sur les services urbains formule l’hypothèse que les technologies numériques peuvent aider à pallier les déficiences des réseaux techniques – par exemple, si le réseau électrique n’est pas déployé dans un endroit, en permettant la livraison et l’échange de batteries qui permettront de recharger ou d’utiliser quelques appareils électriques. Aux Philippines, ce que j’ai pu observer, c’est qu’il y a d’abord un enjeu de connectivité qui rend peu probable que le numérique améliore de manière substantielle l’accès aux services urbains. Par exemple, une personne que j’interrogeais déploie des dispositifs de captation des eaux de pluie à la fois pour se servir de cette réserve en eau supplémentaire, mais aussi pour limiter l’exposition aux inondations de certaines villes. Il s’agit de canaliser l’eau pour qu’elle soit réutilisée et qu’elle évite d’inonder certaines parties de la ville. Parfois, il pourrait être très intéressant d’avoir des capteurs qui indiquent, à distance, à quel niveau d’eau se retrouvent certains réservoirs. Il pourrait y avoir un intérêt à développer des technologies numériques, mais ce sont des zones insuffisamment connectées. La personne interrogée a essayé de mettre en place un système, mais il n’y avait pas de réseau, les données ne partaient pas. C’est une bonne illustration de la situation, je trouve.
Le second résultat que je retiens dans ce terrain exploratoire, c’est qu’il y a quand même un intérêt de ces acteurs pour ces questions. Ce n’est pas très représentatif, mais j’ai pu partager quelques résultats avec tout un tas de personnes, notamment des ingénieurs et qui ont des intérêts plus opérationnels sur ces questions. De ce point de vue, j’ai noté qu’ils étaient venus à la rencontre qui avait été organisée déjà, ce qui n’allait pas de soi. Ils ont montré un intérêt pour un certain nombre de choses : la régulation de ces activités, l’accès aux données, la question de la marchandisation éventuelle de ces données. Je pense qu’il faut le souligner parce que c’est le début d’une politisation de ces questions, ce qui est prometteur pour la suite de ce projet. Souvent, ces questions sont perçues comme très techniques, et mon travail consiste justement à faire ressortir leur dimension politique.