Raconte-moi un terrain
Itinérance et cohabitation urbaine
Interview avec Michel Parazelli, professeur à l’École de travail social de l’UQAM
Septembre 2021
Par Valérie Vincent, professionnelle de recherche et coordonnatrice, réseau Villes Régions Monde
Vous avez entrepris une recherche sur l’itinérance et la cohabitation urbaine dans les espaces publics, est-ce que vous pouvez m’en dire davantage sur cette recherche, son contexte et ses principaux objectifs ?
Ce projet de recherche a vu le jour en 2011 suite à un appel lancé par le Fonds de recherche Québec – Société et Culture (FRQSC) dans le cadre des Actions concertées. Cette demande du Gouvernement du Québec, adressée à la communauté scientifique, avait pour but de proposer des projets de recherche sur « le partage de l’espace public, l’itinérance et les acteurs sociaux ». Cet intérêt du gouvernement faisait suite à la publication de deux rapports. Le premier, publié par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, portait sur les pratiques de profilage social. Ce rapport, basé notamment sur les travaux de Céline Bellot (Université de Montréal), faisait état d’une augmentation marquée du nombre de contraventions données aux personnes en situation d’itinérance, surtout à Montréal. La Commission des droits de la personne et de la jeunesse demandait, en quelque sorte, à la Ville de Montréal, de rectifier le tir et de questionner cette pratique. Le deuxième rapport est celui de la Commission de la Santé et des Services sociaux. Il portait plus largement sur l’itinérance au Québec. C’est dans ce rapport qu’on reconnait pour la première fois le problème du partage des espaces publics en lien avec les projets de revitalisation urbaine pouvant être à l’origine de nombreuses tensions entre les commerçants, les résidents, les policiers et les personnes en situation d’itinérance. Dans ce rapport, on peut lire également que le gouvernement est très préoccupé par les effets des opérations de revitalisation qui peuvent se traduire par une plus grande intolérance face à la présence et la visibilité des personnes itinérantes.
Il faut comprendre que jusqu’au début des années 2000, au Québec du moins, l’itinérance était davantage l’apanage des services sociaux et de santé. Elle était alors considérée comme une série « d’accidents de parcours » ou une comme une « trajectoire de vie particulière soumise à de multiples facteurs de risque ». L’idée, à l’époque, c’était de trouver des moyens pour que ces personnes aient un meilleur accès aux services sociaux et aux services de santé et d’essayer de déconstruire les préjugés envers leurs réalités. Le enjeux urbanistiques et économiques liés à la relance des quartiers centraux à Montréal n’étaient alors pas considérés comme étant une des principales sources potentielles des problèmes de cohabitation.
C’est ce qui m’a interpellé en tant que chercheur. Avec une équipe de chercheur.es issu.es de différentes disciplines (sociologie, études urbaines, criminologie), de cinq étudiant.es à la maîtrise et au doctorat et de trois acteurs.trices des milieux de pratique à Montréal et Québec, nous avons donc répondu à cet appel du gouvernement. On voulait mieux comprendre les enjeux entourant les tensions sociales liées au phénomène de l’itinérance et proposer des pistes d’action face aux problèmes relevés.
Du point de vue de la littérature – et pour expliquer davantage le contexte dans lequel cette recherche a été effectuée – il faut comprendre qu’à la fin des année 1990 et au début des années 2000, des tensions sociales sont répertoriées dans toutes les grandes villes du Canada et ailleurs dans le monde qui subissaient des transformations économiques dans un contexte néolibéral. On observait alors que les grandes villes étaient appelées à se comporter un peu comme des entreprises privées qui devaient rivaliser les unes avec les autres pour attirer les investissements économiques et assurer leur propre développement. On voyait apparaître dans la littérature des mots comme « ville entrepreneuriale ». On était moins dans une perspective keynésienne où le bien commun était l’objectif principal d’un gouvernement local. On était davantage dans une optique où il fallait développer l’économie dans une perspective internationale et se servir de l’espace urbain comme d’un levier de développement économique. Montréal n’a pas échappé à cette vague et a choisi de miser sur un segment de marché qui lui est propre : l’industrie du spectacle et du divertissement. Inutile de dire que la présence de personnes en situation d’itinérance ou de marginalité dans les quartiers centraux venait alors compromettre, d’une certaine manière, l’ambiance festive, sécuritaire et conviviale qui était souhaitée.
Je spécifie également que nous avons fait le choix d’élargir la désignation des personnes en situation d’itinérance pour parler davantage de « marginalité », c’est-à-dire des personnes qui ont des comportements marginaux sans nécessairement s’identifier à des personnes en situation d’itinérance. C’était une façon pour nous de ne pas tomber dans le piège de devoir prendre partie pour l’une ou l’autre des situations normatives pouvant faire l’objet de controverses. La question de la normativité est au cœur de notre grille d’analyse parce que l’itinérance est un problème social teinté des imaginaires sociaux et idéologies ambiants. Il y a des enjeux éthiques et moraux extrêmement vifs et c’est pour cette raison, en tant que chercheurs, que nous avons choisi de ne pas prendre position d’avance. On voulait d’abord faire l’inventaire des différents points de vue des acteurs pour en arriver à comprendre des logiques d’action et des positionnements qui font l’objet de tensions. Au-delà des intentions bonnes ou mauvaises des acteurs impliqués, les enjeux devaient être analysés à la lumière des diverses rationalisations des situations-problèmes pouvant avoir un impact sur les tensions entre les acteurs et sur l’orientation des pratiques de gestion du partage de l’espace public.
Quelle a été la démarche méthodologique entreprise pour répondre aux objectifs cités ? Avez-vous rencontré des obstacles ?
On a vraiment travaillé de manière collective en formant trois sous-équipes de travail. Les gens du milieu communautaire ont travaillé de pair avec nous en allant jusqu’à participer à l’analyse des données. Par exemple, pour l’enquête qualitative, chacun de notre côté, on analysait la même entrevue. On essayait d’appliquer la grille d’analyse ensemble et on discutait de la façon de comprendre les différents registres normatifs qui se chevauchaient parfois ou encore de la façon de repérer les mêmes registres normatifs dans les discours médiatiques.
On a choisi d’étudier les cas de Montréal et de Québec parce qu’aucune recherche n’avait, à ce jour, été faite sur ces deux villes. Nous avons appliqué les trois stratégies méthodologiques suivantes aux deux villes :
- Une enquête qualitative auprès de 75 répondants partagés entre Montréal et Québec. Ces entrevues ont été menées entre 2011 et 2012;
- Une analyse des discours médiatiques des médias francophones écrits pour identifier les représentations socio-spatiales des acteurs impliqués dans une situation de cohabitation sociale avec des personnes en situation de marginalité. Les 390 articles sélectionnés couvraient la période de 1993 à 2018[1];
- Une analyse des politiques et plans municipaux avec des documents écrits de différentes villes canadiennes : Montréal, Québec, mais aussi Toronto, Calgary et Vancouver. En tout, 70 documents ont été analysés.
La grille d’analyse était la même pour ces trois stratégies méthodologiques. Il s’agissait d’un tableau croisé où d’un côté, nous avons identifié trois registres normatifs (cognitif, éthique et politique) devant servir à qualifier trois objets empiriques (les lieux[2], les comportements[3] et les relations avec les acteurs[4]). Nous avons sélectionné les registres normatifs à partir des travaux d’un philosophe-sociologue, Saul Karsz, qui a étudié les pratiques sociales en fonction d’une analyse transdisciplinaire à partir de ces registres notamment.
Nous étions soucieux de comprendre les logiques d’interactions entre les registres. Cela nous a permis de bien saisir le positionnement des acteurs face aux situations de partage de l’espace public avec les personnes en situation d’itinérance. C’était un peu comme trois petites recherches dans une grande et l’objectif était d’en arriver à dégager une analyse transversale.
Est-ce que vous avez des résultats ?
Il faut d’abord comprendre que chacun des chapitres du livre fait état des résultats de recherche de chacune des sous-équipes de travail. À la suite de nombreuses discussions collectives sur l’analyse de nos résultats respectifs, nous avons recherché une cohérence dans les discours qui nous a permis de mettre en lumière des enjeux bien précis que nous retrouvions à la fois dans les discours médiatiques, dans les documents politiques et dans les enquêtes de terrain. Quand je parle « d’enjeux », je ne parle pas de « défis », mais plutôt de « tensions ». C’est important de le préciser parce que pour nous, un enjeu, c’est une tension entre différentes manières de penser, de juger et d’agir.
Le premier enjeu était « cognitif » entre la façon de comprendre les raisons de l’occupation de l’espace public du centre-ville par les personnes en situation d’itinérance. Certains disaient que c’était uniquement des justifications utilitaires et rationnelles comme mendier ou pour avoir accès à des ressources, tandis que d’autres disaient plutôt, non, il y a aussi des raisons affinitaires, d’appartenance… un désir de sociabilité entre pairs. Donc, pour certains, il fallait déconcentrer les ressources d’aide vers d’autres quartiers tandis que d’autres – surtout des acteurs communautaires – disaient plutôt que ça ne servirait à rien et que les personnes itinérantes reviendraient de toute façon vers le centre-ville puisque c’est à cet endroit qu’elles se font moins juger.
Le deuxième enjeu porte sur la compréhension des effets de la revitalisation au centre-ville. D’un côté, certains acteurs disent qu’elle améliore esthétiquement la qualité de vie des résidents et le développement économique, tandis que d’autres voient la revitalisation comme un facteur de détérioration des conditions vie des personnes en situation d’itinérance. Cela fait augmenter le prix de loyers, entraine la disparition des maisons de chambre et des commerces de proximité et éloigne les groupes communautaires. Il y a là un enjeu éthique manifeste.
Le troisième enjeu porte sur les problèmes liés au mode d’occupation de l’espace public des personnes en situation d’itinérance. Certains insistent sur le fait que leur présence renforce le sentiment d’insécurité chez les acteurs non-marginalisés tandis que d’autres émettent plutôt l’hypothèse que les réactions que nous avons face à leur présence et leurs comportements aggravent leurs problèmes. C’est un cercle vicieux. C’est comme s’il y avait un taux de marginalité acceptable et qu’au-delà d’un certain seuil, des restrictions d’accès à l’espace public s’ajoutaient.
Le quatrième enjeu identifié concerne le fait que les personnes en situation d’itinérance ou de marginalité sont traitées ou considérées comme des objets d’intervention ou comme des sujets. Plusieurs acteurs pensent que ces personnes sont incapables de porter un jugement sur elles-mêmes à cause des problèmes de santé mentale, tandis que d’autres défendent plutôt l’idée selon laquelle ces personnes doivent avoir un mot à dire sur les façons dont les intervenants et les politiques mettent en place des actions qui les concernent.
Enfin, on arrive au cinquième bloc d’enjeux et cela concerne les stratégies de régulation du partage de l’espace public. Pour bien comprendre ce bloc d’enjeux, nous avons produit un schéma (voir la figure plus bas) qui présente ces stratégies de gestion du partage de l’espace public selon le positionnement idéologique des différents acteurs (imaginaires sociaux) en lien avec la visée des pratiques de contrôle de la mobilité des personnes en situation d’itinérance. Si d’un côté, on dit cohabiter avec les personnes en situation d’itinérance en les invisibilisant ou si, de l’autre côté, on dit cohabiter en augmentant plutôt leur visibilité, les stratégies ne sont évidemment pas les mêmes, elles sont même diamétralement opposées.
Référence : Parazelli, M. et K. Desmeules. 2021. « Stratégies de gestion du partage de l’espace public avec les personnes en situation de marginalité ». Dans Parazelli, M. (dir.), Itinérance et cohabitation urbaine. Regards, enjeux et stratégies d’action, p. 209-252 Québec : Presses de l’Université du Québec.
Ce qui est intéressant, c’est que nous avons présenté ce schéma dans le cadre de tables de concertation ainsi qu’à nos bailleurs de fonds et la question qui revenait souvent, c’est : « Avez-vous pu identifier des bonnes pratiques ? ». À cette question, nous répondions qu’en matière de partage de l’espace public, les pratiques de gestion ne sont bonnes qu’en fonction des objectifs visés. Si l’objectif est d’invisibiliser les personnes en situation d’itinérance, il existe de très bonnes pratiques actuellement sur le terrain : expulsion, dispersion, repoussement et concentration. Ces stratégies sont très efficaces pour atteindre l’objectif visé. Toutefois, si l’objectif de la stratégie s’inscrit davantage dans une perspective démocratique qui vise l’enrichissement de l’expérience des personnes en situation d’itinérance, l’acceptabilité sociale et la déconstruction des préjugés, il existe aussi des bonnes pratiques qui vont en ce sens. Le problème actuellement, c’est surtout la faiblesse de l’arbitrage des intérêts particuliers face aux intérêts collectifs qui fait que les acteurs ont l’impression de tourner constamment en rond. La ville joue certes son rôle public en représentant ses citoyens, mais les intérêts des personnes en situation de marginalité devraient davantage être pris en compte si nous ne souhaitons ne pas poursuivre une gestion permanente du provisoire. Pour l’instant, la ville semble vouloir satisfaire tout le monde en accordant tantôt des ressources aux groupes communautaires pour faire un travail de « visibilisation » et tantôt en mettant sur pied une brigade policière verte pour contrôler les allées et venues dans les parcs ou distribuer largement des contraventions aux personnes en situation d’itinérance.
Face à ce constat et comme nous souhaitions faire un pas de plus dans le dossier, notre équipe a soumis quelques recommandations dont l’idée d’organiser des débats au sein desquels l’acteur principal serait intégré. Lorsque le principal acteur interpellé est toujours absent des discussions qui concernent les controverses de sa présence, il se pourrait qu’un dialogue avec lui puisse avoir des chances de modifier l’horizon des représentations et des solutions. Pour ce faire, il est nécessaire de soutenir des expériences d’organisation collective des personnes en situation d’itinérance afin qu’elles puissent élaborer un ou des points de vue concertés sur les problèmes qu’elles définissent elles-mêmes à propos des situations de partage de l’espace public et des pistes d’actions qu’elles prioriseraient.
Notes
[1] L’étude a été réalisée entre 2010 et 2013, mais l’analyse médiatique et des documents de politiques publiques, de même que les sources empiriques des analyses qualitatives, ont été actualisées en 2018 en prévision de la publication du livre.
[2] Gestion des lieux : toute pratique qui a un lien direct avec des espaces communs du centre-ville selon toute échelle confondue
[3] Comportements : toute pratique qui réfère spécifiquement à des actions sur des comportements
[4] Les rapports entre acteurs : toute pratique qui vise à organiser des liens entre des groupes d’acteurs
La recherche en questions
Titre de la recherche : Les enjeux du partage de l’espace public avec les personnes itinérantes et sa gestion à Montréal et à Québec. Perspectives comparatives et pistes d’actions
Cette recherche a été financée par : Le Fonds de recherche Québec – Société et Culture (FRQSC) (programme Actions concertées)
No du certificat d’éthique : # 700231