Entretien avec Fanny Tremblay-Racicot, professeure à l’École nationale d’administration publique (ÉNAP)
Novembre 2024
Entretien effectué par Salomé Vallette
Transcription faite par Nathan Mascaro, étudiant au doctorat en études urbaines à l’INRS
Vous avez mené une recherche sur l’abordabilité des Transit-Oriented Developments dans certaines villes canadiennes, pourriez-vous me décrire le contexte de ce projet ainsi que votre question et vos objectifs de recherche?
Ce projet de recherche, financé par le programme Relève professorale des Fonds de recherche du Québec, porte sur la relation entre les municipalités et les promoteurs immobiliers et son impact sur l’abordabilité des aménagements axés sur le transport en commun ou Transit-Oriented Developments (TOD). Les TOD sont essentiellement un ensemble immobilier mixte, dense et favorable à la mobilité active, situé à proximité des stations de transport en commun, idéalement à haut niveau de service. Je me suis plus particulièrement intéressée aux instruments de politiques publiques mobilisés par les villes canadiennes pour influencer le type de projet immobilier qui serait situé à proximité des services de transport collectif.
Il faut savoir que la littérature étatsunienne portant sur les TOD et leur abordabilité est abondante, mais que peu d’études portent sur l’abordabilité des TOD au Canada. Une méta-analyse a révélé que dans les zones d’aménagement axé sur le transport en commun (TOD), où les terrains tendent à être plus chers, les projets immobiliers construits au prix du marché attirent une clientèle plus aisée. Chez cette clientèle, on observe un transfert modal plus important; les ménages au revenu plus élevé tendent davantage à réduire le nombre de kilomètres parcourus que ceux aux revenus plus faibles. Cependant, l’intégration de logements abordables dans les TOD contribue également à l’augmentation de l’achalandage. Les ménages à revenu modeste, souvent dépendants du transport collectif, en font une utilisation accrue pour accéder à l’emploi, aux services, etc.
Peu importe l’objectif, le manque d’accessibilité financière dans les zones de TOD exclut une partie de la population, souvent celle qui dépend des transports collectifs, car les prix y sont plus élevés. Lorsqu’une nouvelle infrastructure de transport collectif est créée, comme un nouveau quartier TOD, la hausse des valeurs immobilières peut entraîner un phénomène de gentrification.
Il est donc crucial de tenir compte du type de logements construits. D’une part, les logements au prix du marché favorisent un plus grand transfert modal, mais d’autre part, l’absence de logements abordables prive une partie de la population de ces nouvelles opportunités. Ce phénomène a été bien étudié aux États-Unis. Mais concernant le Canada, plusieurs questions se posent : que signifie l’abordabilité dans les TOD dans ce contexte? Qu’est-ce qui se passe concrètement? Les villes canadiennes se préoccupent-elles de cette problématique et, si oui, que font-elles pour s’assurer qu’il y a une offre de logements abordables à proximité des TOD?
C’est ce que j’ai tenté d’observer dans les villes de Calgary, Halifax, Montréal et Québec. J’avais également l’intention d’inclure Vancouver et Toronto, mais pour des raisons budgétaires et logistiques, cela n’a pas été possible. Mon projet initial était très ambitieux, et il est difficile d’obtenir la participation de personnes de Toronto et Vancouver en raison de la forte sollicitation dans ces villes.
Je souhaitais me concentrer sur des villes ayant prévu des investissements en transport collectif et ayant déjà intégré des plans d’aménagement du territoire dans leur planification urbaine. J’ai aussi recherché une certaine diversité dans les contextes observés. Étant donné que ma recherche se déroulait au Québec, je tenais également à inclure une comparaison entre Montréal et Québec, les deux plus grandes villes de la province, car leurs approches et contextes politiques sont très différents.
Quelles approches méthodologiques avez-vous utilisées?
Mon étude est une analyse de cas multiples. J’utilise principalement deux types de données : des documents et des entretiens semi-dirigés. Pour les entretiens, j’ai échangé avec toutes les parties prenantes, comme les responsables municipaux, les représentants régionaux des agences de transport et les promoteurs immobiliers, qu’ils soient à but lucratif ou non. J’ai ensuite transcrit et analysé ces entretiens à l’aide du logiciel QDA Miner.
Pour comprendre quels outils étaient utilisés, j’ai consulté les plans d’urbanisme des villes. J’ai aussi conçu un questionnaire que j’ai envoyé aux 20 plus grandes municipalités canadiennes. L’objectif était, d’une part, de savoir si elles s’intéressent à l’abordabilité dans les projets de TOD et, d’autre part, de voir quels outils elles utilisent et quelles relations elles entretiennent avec les promoteurs immobiliers. Ce questionnaire m’a donné une vue d’ensemble sur leur position et les outils déployés.
En complément, j’ai réalisé une recherche documentaire dans les villes étudiées, en examinant les plans, les politiques et les programmes en place. Environ six entretiens ont été réalisés par ville, parfois aussi avec des représentants provinciaux, pour mieux comprendre les programmes provinciaux pouvant influencer le financement du logement abordable.
Quels ont été les obstacles ou opportunités qui se sont présentés lors de votre terrain?
J’ai rencontré plusieurs obstacles durant mon étude. D’abord, avec la COVID, tout travail de terrain a dû être complètement interrompu, ce qui m’a fait prendre un an de retard.
Ensuite, il y a eu des défis en ressources humaines. Comme le projet s’étend sur une longue durée et que peu de personnes étudient à l’ENAP à temps complet, dans le profil recherche, j’ai dû recruter des assistant.e.s de recherche venant d’autres universités. Mais comme ces personnes n’ont pas fait leur maîtrise avec moi sur ce sujet, elles n’ont été là qu’à court terme, ce qui a été compliqué.
Pour le cas d’Halifax, j’ai aussi eu du mal à obtenir des réponses des autorités municipales, qui étaient peu communicatives. Par exemple, j’ai manqué un rendez-vous à cause du décalage horaire, et la personne concernée n’a jamais voulu le reprogrammer. En terrain, il y avait aussi un contexte tendu et polarisé : certaines personnes étaient prêtes à échanger, d’autres non. Malgré tout, j’ai pu rencontrer des porte-paroles qui ont été très loquaces et directs sur des questions sensibles comme la corruption et les abus de pouvoir, notamment un promoteur immobilier, un représentant du gouvernement provincial impliqué dans les autorisations d’aménagement, ainsi que des personnes issues d’un organisme à but non lucratif.
Quels sont les principaux résultats que vous tirez de cette expérience terrain?
En ce qui concerne les résultats, plusieurs éléments ressortent. D’abord, il y a une grande diversité dans la façon dont les villes fonctionnent, dans leurs relations avec les promoteurs immobiliers et dans les outils qu’elles utilisent.
Au Québec, par exemple, les villes sont très actives dans la planification de projets immobiliers. En revanche, à Calgary, on a une approche qui tend beaucoup plus vers le « laisser-faire », où l’« État », ici la Ville, intervient peu. Cette attitude signifie que cette ville est moins avancée dans les réglementations d’urbanisme et le financement du logement social. Les décisionnaires se fient surtout aux promoteurs privés pour construire des logements abordables, ce qui est souvent inefficace pour la réalisation de ces projets, puisque ces logements sont moins rentables pour les promoteurs.
Les relations entre les villes et les promoteurs diffèrent aussi. À Halifax, par exemple, le gouvernement provincial a permis la construction de lotissement de plusieurs secteurs d’habitation en contournant les règlements municipaux pour débloquer des projets. Cette intervention est significative et peu discutée. Plusieurs répondant·e·s ont aussi identifié un intervenant très influent dans la région qui contrôle une partie du marché immobilier et entretient des liens étroits avec les autorités. Cela pourrait expliquer pourquoi certains projets portés par des promoteurs venant de l’extérieur sont plus difficiles à réaliser.
Les villes disposent de divers outils, mais elles ne les utilisent pas de la même manière. L’outil le plus courant est la réserve foncière, qu’on peut établir via le droit de préemption, notamment. Par exemple, Montréal utilise ce droit pour acquérir des terrains qu’elle peut ensuite revendre à des OBNL. Elle utilise aussi un règlement d’inclusion, appelé « 20-20-20 », qui oblige les promoteurs à inclure du logement social ou à contribuer financièrement lorsqu’ils obtiennent un permis.
Par contre, même lorsque des outils sont en place, il y a des défis sur le terrain. À Québec, l’administration municipale précédente a mis de côté 15 millions de dollars pour une réserve foncière le long du trajet du futur tramway, afin de contrer la gentrification et de financer du logement abordable. Or, on n’en sait que très peu à propos de la volonté de la présente administration à l’égard de l’utilisation de cette réserve. Dans la région de Montréal, la construction de logements sociaux ou abordables autour du REM n’apparaît pas comme étant une priorité au niveau régional, ce qui peut paraître inéquitable. Cependant, la Ville de Montréal est si active en matière de logement social ou abordable que certains projets réussissent à sortir de terre, même à proximité des stations du REM.
En pratique, il existe parfois un fossé entre les plans et la réalité. À Halifax, par exemple, en dépit de l’existence d’une stratégie TOD équitable, le manque d’investissements dans le réseau de transport empêche de véritables avancées. De plus, la Ville cède ou vend des terrains jugés excédentaires aux promoteurs pour construire des logements sociaux, mais souvent ces terrains sont éloignés du centre-ville, alors que les meilleurs emplacements sont réservés aux promoteurs privés. À Calgary, bien que la Ville ait une belle vision pour le logement abordable autour des stations de train léger, elle n’a pas d’outils concrets pour réaliser ces projets et se fie aussi aux promoteurs privés.
En résumé, les gouvernements manquent parfois de connaissances sur le secteur de l’immobilier. Une meilleure compréhension pourrait mener à un meilleur aménagement. Sans intervention de la Ville, seuls des logements au prix du marché sont construits. Bien que les intentions soient là, les contraintes financières et les réalités du terrain compliquent souvent la mise en œuvre des projets, surtout ceux visant l’abordabilité. Ceci dit, les villes s’y intéressent et déploient de nouveaux outils afin que des projets de logements sociaux, communautaires ou abordables voient le jour sur l’ensemble de leur territoire, ce qui est de bon augure!