Gênes (Italie)
Gênes (Italie)
Crédits photo : Emiliano Scanu, 2010

Raconte-moi un terrain – L’action climatique au prisme des enjeux urbains : une enquête de terrain comparative

Entretien avec Emiliano Scanu, professeur adjoint au département de sociologie de l’Université Laval

Vous avez mené une recherche comparative sur l’action climatique, pourriez-vous me décrire le contexte ainsi que les objectifs de ces travaux?

Pour mon doctorat, entre 2008 et 2014, j’ai mené une recherche qui portait sur l’action climatique en milieu urbain, en comparant la ville de Québec au Canada et la ville de Gênes en Italie. À cette époque, les actions pour le climat en ville étaient encore assez inédites, et mon objectif était de comprendre pourquoi et comment ces villes s’engageaient dans la lutte contre le changement climatique. Je me suis penché sur les raisons et les façons dont les deux villes mettaient en place des initiatives pour le climat, malgré leurs contextes différents.

Gênes (Italie)
Gênes (Italie)
Crédits photo : Emiliano Scanu, 2010

J’ai choisi la ville de Québec, d’abord parce que j’y faisais mon doctorat, et Gênes, puisqu’elle a quelques points communs avec la ville de Québec. De plus, ce sont deux villes historiques de taille moyenne, situées près de l’eau. Par ailleurs, elles ont deux contextes très différents : Québec est une ville influencée par le contexte canadien et nord-américain, alors que Gênes se situe dans un cadre européen, ayant un rôle fort avec l’Union européenne concernant les politiques environnementales. Ainsi, cette comparaison permettait d’observer comment des villes avec des caractéristiques similaires réagissent face à un même défi climatique dans des contextes sociopolitiques différents.

En ce qui concerne les objectifs de recherche, je voulais aborder l’action climatique urbaine sous un angle sociologique, car jusqu’ici, la sociologie environnementale avait peu étudié les milieux urbains. J’ai donc cherché à décrire les actions climatiques menées par les villes en m’appuyant sur des théories sociologiques. Souvent, ces actions restent dans une logique de « modernisation » : elles ne remettent pas en question les grands objectifs de développement urbain ou de compétitivité entre les villes, même si elles doivent intégrer de nouveaux enjeux climatiques.

Sans remettre en cause les grands piliers du développement urbain, l’action s’adapte aux impératifs de croissance et de compétition interurbaine. Je me demandais alors comment les institutions et les personnes s’adaptaient à cette nouvelle réalité climatique, et en quoi les particularités locales influençaient ces actions. Par exemple, les contextes politiques et sociaux au Canada et en Europe peuvent changer la façon dont les villes agissent face au climat.

Aujourd’hui, l’action climatique en ville est un bon moyen de comprendre les évolutions de nos sociétés. Avoir un plan d’action climatique est maintenant courant pour une ville, même si certaines en sont encore aux premières étapes. Mais en 2008, les acteurs du climat en ville étaient surpris que des recherches en sciences sociales s’intéressent à leurs démarches. Depuis, on observe un changement de perspective : le climat est devenu un sujet qui ne concerne plus uniquement les sciences naturelles, mais aussi les sciences sociales, qui contribuent désormais à étudier ces questions cruciales pour notre société.

Quelles approches méthodologiques utilisez-vous dans le cadre de vos travaux?

J’ai utilisé des méthodes classiques de recherche, comme l’analyse de documents, l’observation et les entretiens. J’ai d’abord effectué une revue des documents pour mieux comprendre la situation : qui participe, comment, et ce qui a déjà été fait. Comme les documents seuls ne répondent pas à toutes nos questions, il est essentiel de se rendre sur place, de voir la réalité de ses propres yeux et de l’expérimenter. Par exemple, pour un plan énergétique à Gênes ou un plan de mobilité durable à Québec, j’ai étudié comment le climat y était abordé. Mon but était d’identifier les acteurs principaux (institutions, groupes civiques, entreprises et centres de recherche) de ces projets et de rencontrer ceux qui avaient joué un rôle dans leur élaboration. Je participais à des événements publics, comme des ateliers ou des conférences de presse, en lien avec ces projets, pour mieux comprendre.

L’analyse documentaire peut être complexe, car les documents techniques sont parfois difficiles à comprendre sans l’expertise adéquate. Les rencontres avec les responsables qui ont conçu ces plans m’aidaient donc à bien saisir les enjeux. Mon objectif était d’obtenir leur vision sur les priorités, les obstacles et leur perception des défis climatiques pour les villes.

Je me suis également appuyé sur les sites Internet des municipalités et d’autres organisations, ainsi que sur des ouvrages pour comprendre les défis historiques de ces villes. Par exemple, avec les crises de désindustrialisation, ces villes ont dû se réinventer en devenant des villes de services, ce qui a entraîné des bouleversements économiques et sociaux.

Gênes (Italie)
Gênes (Italie)
Crédits photo : Emiliano Scanu, 2010

L’observation était aussi une manière de découvrir les villes. Au départ, je connaissais peu Québec et encore moins Gênes. Explorer la ville et rencontrer des personnes impliquées m’a permis de découvrir de nouveaux acteurs, d’autres plans et initiatives importants.

Pour les entretiens, j’ai pu observer de grandes différences entre les points de vue des spécialistes, ONG, entreprises et pouvoirs publics (élu·e·s et fonctionnaires). Chacun, chacune avait ses propres raisons de s’impliquer dans la lutte contre le changement climatique, et des priorités variées.

Les fonctionnaires et les élu·e·s, bien que dans des rôles distincts, partagent une vision liée à l’institution. Les fonctionnaires, étant en poste à long terme, apportent une perspective plus stable, tandis que les élu·e·s peuvent changer en fonction des élections. L’objectif de ces entretiens était de comprendre leur implication dans les projets climatiques : comment l’initiative a commencé, évolué et quels ont été les défis rencontrés.

Je me suis aussi intéressé à la participation publique : comment s’est-elle déroulée, quels moyens ont été utilisés, et si des alliances se sont formées entre expert·e·s et groupes publics. Enfin, je me suis penché sur les valeurs et critiques de chaque partie prenante à l’égard du changement climatique.

Dans le cadre de ces expériences de terrain, est-ce qu’il y a des éléments auxquels vous ne vous attendiez pas? Quels ont été les obstacles ou opportunités?

La principale difficulté a été de réussir à rencontrer les bonnes personnes. Faire une étude sur le terrain à l’étranger demande de planifier les entretiens dans le peu de temps où l’on se trouve sur place. Certaines personnes ne répondaient pas, et cela était vraiment le plus dur. La méthode de la « boule de neige » m’a beaucoup aidé : je rencontrais des élu·e·s, je leur parlais d’autres élu·e·s, d’autres niveaux de gouvernement, car en Italie, il y a encore plus de niveaux de gouvernement qu’au Canada. Petit à petit, j’ai pu rencontrer des gens grâce aux recommandations de responsables politiques et d’autres acteurs qui me disaient : « cette entreprise a joué un rôle, tu devrais parler à telle personne ». Parfois, les gens avaient d’autres obligations et ne pouvaient pas venir.

À Québec, j’ai d’abord eu des problèmes d’orientation, je me suis souvent perdu, j’ai beaucoup pris les transports en commun et souvent marché. Au doctorat, on a le temps, donc c’était quand même agréable de découvrir la ville en se promenant. Mais comme je n’étais pas habitué au froid, j’ai dû m’adapter à la neige et à la pluie, et je n’étais pas toujours bien habillé pour les affronter! Les villes sont encore faites pour les voitures : les routes sont bien déneigées, mais ce n’est pas toujours le cas des trottoirs. Bref, c’est un peu l’aventure, mais on est jeune, on aime la recherche, alors ça nous motive! C’est un défi, mais il permet de mieux s’approprier la ville.

Quels sont les principaux résultats de votre recherche?

Les résultats de cette recherche montrent d’abord que les villes n’ont pas les mêmes façons de faire face aux changements climatiques. Cela vient de leurs différences historiques, de leur population et de leurs particularités géographiques. Le contexte institutionnel et économique joue aussi un grand rôle, que ce soit au niveau de l’Union européenne ou de l’implication de l’État en Amérique du Nord.

Gênes (Italie)
Gênes (Italie)
Crédits photo : Emiliano Scanu, 2010

On voit bien que Québec et Gênes n’ont pas la même approche pour l’action climatique, ce qui était une hypothèse évidente. La question importante est : pourquoi? Cela s’explique par leur histoire, leurs caractéristiques sociodémographiques, leur structure urbaine et leur culture politique. Par exemple, une ville étendue comme Québec n’a pas les mêmes besoins ou services de transport qu’une ville plus compacte comme Gênes. Installer un tramway est plus simple à Gênes. C’est donc une question de culture, de sensibilités, mais aussi de géographie et de topographie.

En Europe, l’État intervient plus activement, même si parfois cela se traduit plutôt en discours qu’en actions concrètes. En Amérique du Nord, l’intervention de l’État est souvent perçue comme une limite à l’initiative privée. Historiquement, cela crée une différence entre les deux continents. De plus, l’Union européenne joue un rôle important dans l’action climatique en encourageant, et parfois en obligeant, les villes à mettre en place des mesures pour réduire leur impact sur le climat, notamment dans le domaine énergétique. Par exemple, la crise énergétique avec la guerre en Ukraine a montré que l’Union européenne doit réduire sa dépendance énergétique et encourage les villes à adopter des énergies renouvelables et à réduire les émissions de CO2. Pour Québec, il y a aussi des initiatives, mais le cadre institutionnel n’est pas aussi structuré.

En Europe, depuis une vingtaine d’années, il est courant que les villes limitent l’accès aux voitures polluantes dans le centre-ville, bien avant qu’on parle des changements climatiques. Cela a eu du succès, mais en Amérique du Nord, cette pratique reste rare, car elle est vue comme une atteinte à la liberté de circuler en voiture.

Au bout du compte, les changements climatiques deviennent un moteur de transformation pour les villes. Les décisions de développement urbain, que ce soit sur le plan économique, touristique ou fiscal, prennent de plus en plus en compte ces enjeux. Parfois, les actions menées sont surtout esthétiques, mais d’autres fois, elles visent des changements plus profonds sur le plan de l’égalité. La majorité des changements sont cependant motivés par l’attractivité économique, car nous vivons dans une société axée sur la croissance.

Je constate aussi une certaine inertie dans l’action climatique. À Montréal, par exemple, les services de transport ont été fusionnés avec ceux de l’aménagement urbain pour une approche plus cohérente. Cela montre une institutionnalisation de l’action climatique, mais on observe aussi que cet élan s’essouffle. Ce que je remarque, c’est que beaucoup d’initiatives, comme la compensation carbone, n’entraînent pas de réels changements. Modifier les règles d’urbanisme, par exemple, pourrait avoir un grand impact, mais cela créerait des oppositions. On reste dans une logique d’investissement plutôt que dans une véritable transformation.