Localisation de Lào Cai (Vietnam)
Localisation de Lào Cai (Vietnam)

Raconte-moi un terrain – L’agriculture urbaine à Lào Cai (Vietnam)

Entretien avec Hien Pham, professeure en études urbaines à l’Université du Québec à Montréal

Par Antoine Guilbault-Houde

Vous avez récemment travaillé sur la notion d’agriculture urbaine à Lào Cai (dans les montagnes du nord-ouest du Vietnam). Pourriez-vous nous en dire plus sur la recherche, son contexte et les principaux objectifs ?

Le but de la recherche était d’explorer l’étendue de ce phénomène d’agriculture urbaine dans une petite ville qui s’urbanise et s’étale à grands pas. En fait, au début, quand j’ai commencé à travailler sur cette ville, je regardais le processus d’urbanisation au complet et j’ai observé la présence d’un étalement urbain. J’ai remarqué que cet étalement urbain venait avec un phénomène d’agriculture urbaine, ce qui était très étonnant. Lorsque j’ai commencé à lire les écrits académiques sur l’agriculture urbaine, j’ai trouvé que ce cas ne correspondait pas à ce que je pouvais trouver dans les écrits. En fait, dans le Sud, l’agriculture urbaine a été, à ce jour, considérée comme un moyen, un mécanisme pour régler les problèmes de sécurité alimentaire. Dans le cas de la ville de Lào Cai, l’agriculture urbaine est essentiellement composée de jardins potagers, surtout des légumes et, d’après mes entrevues préliminaires et celles de mes étudiants aussi, en 2014-2015, le but de cette agriculture n’était pas la sécurité alimentaire. Donc en 2016, j’ai décidé de regarder de plus près ce phénomène et donc, j’ai formulé trois questions de recherche : premièrement, quelle est l’étendue de ce phénomène dans une ville qui s’urbanise très très vite ? Deuxièmement, quelles sont les motivations des jardiniers ? Puis, est-ce que ça correspond à des motivations qu’on a observé dans les pays du sud, soit la sécurité alimentaire, ou est-ce qu’il y a d’autres sortes de motivations qui existent (peut-être comme celles des pays du Nord), ou qui sont particulières, singulières à ce cas-ci de cette ville vietnamienne. Et la troisième question qui m’intéressait visait à saisir l’interaction de ce phénomène de jardinage avec la planification urbaine, le design urbain, la vision de développement urbain de la ville.

Quelle a été la démarche méthodologique entreprise pour répondre à ces objectifs ? Avez-vous rencontré des obstacles ?

Le terrain a été réalisé en 2017, à l’été 2017. On l’a fait en deux étapes. La première étape, nous avons cartographié tous les jardins potagers qu’on voyait dans cette ville. C’est une ville de 100 000 habitants qui a une forme très longue (environ 15 km de longueur) et puis la largeur est de peut-être 5 km. Et donc, il était possible de faire ce genre de cartographie, parce que c’est une petite ville. Dans la première étape on a recensé les jardins et on a essayé de comprendre où ils se trouvent, dans quelle partie de la ville, mais aussi dans quel type d’environnement bâti. C’est très diversifié en termes d’environnement bâti, c’est d’ailleurs l’une des différences avec les pays du Nord, c’est-à-dire qu’il y a beaucoup de jardins informels qui se trouvent sur des terrains qui ne sont pas utilisés, soit en attendant un projet d’infrastructure publique, soit des lots, des maisons qui ne sont pas construites, ou même sur les trottoirs, ou au bord de la rivière… c’est vraiment intéressant la façon dont la terre est utilisée. Dans la deuxième étape, nous avons réalisé des entrevues en nous basant sur les types de jardins en fonction du type de cadre bâti et de trois zones géographiques de la ville, que nous avons déterminé selon nos observations et connaissances de la ville.

Sur le terrain nous avons rencontré des difficultés assez particulières. D’abord, la définition de l’agriculture urbaine posait problème, parce que c’est une définition très large dans la littérature académique et donc… je voulais m’intéresser aux jardins potagers de légumes, ou de fruits, sur des zones qui sont désignées, administrativement, comme « urbaines ». En faisant ce choix-là, j’ai dû écarter des ensembles d’écrits sur l’agriculture qui se trouve dans les zones agricoles, mais au bord des villes. Par la suite, lorsque je suis allée sur le terrain, quand j’ai dit à mes collègues : « OK, moi je veux regarder l’agriculture urbaine », ils ne comprenaient pas à quoi je référais alors j’ai décrit les jardins que j’avais vus, ils m’ont dit : « Bon ! Dans ce cas-là, on appelle ça les jardins de légumes propres. » Jardins de légumes propres… la terminologie est intéressante… et puis quand on a contacté des représentants officiels de la ville pour faire des entrevues, je leur ai dit : « je voudrais poser des questions sur les jardins de légumes propres », et ils m’ont fait visiter des fermes de légumes certifiés organiques.

Ce n’était pas cela qui m’intéressait. J’ai visité un village de production de légumes certifiés. Cela m’a permis de dresser le portrait global du système alimentaire de la ville, mais ça m’a fait perdre pas mal de temps. Lorsque j’ai posé la question sur le type d’agriculture qui m’intéressait, on m’a répondu que ce n’était pas du ressort de la planification urbaine, et qu’il fallait que j’aille voir le département de l’agriculture. C’est très commun comme vision. Dans les articles scientifiques qui parlent de planification alimentaire, le système alimentaire n’est pas intégré aux questions d’urbanisme et d’aménagement. Et quand je suis allée voir la personne qui s’occupe de l’agriculture, elle m’a dit que pour elle ce n’est pas une forme d’agriculture, parce que c’est trop petit. C’est comme si le phénomène que je regardais s’était glissé dans les interstices du système de gestion municipale et de planification. Cela faisait partie des difficultés d’ordre… comment on peut dire ça… d’ordre académique, ou intellectuel sur le terrain ?

En dehors de cela, cela été très agréable, cela nous a pris deux mois avec plusieurs visites de terrain. On a eu quelques problèmes de… comment on peut dire ça… un peu politiques. Oui, c’est ça parce que je viens d’une université étrangère, même si j’ai la nationalité vietnamienne, pour les autorités là-bas, je suis une étrangère. Et, tous les chercheurs, de façon générale, doivent avoir une lettre de présentation de l’université, d’une université au Vietnam. Mais, comme je suis étrangère, il faut que j’aie une autorisation de la province… et dans l’autorisation, il faut que je mette tous les chercheurs qui m’accompagnent pendant ces visites de terrain. Et, ensuite, avec cette autorisation, il faut qu’on aille voir la police locale de chaque commune. Bref, il y a eu quelques soucis, mais ça révèle… en fait un contexte sociopolitique plus large au Vietnam, les chercheurs étrangers, quel que soit leur objet de recherche, sont beaucoup surveillés.

Quels sont les principaux résultats que vous tirez de cette enquête de terrain ?

En termes de résultats, je vais les présenter en ordre des questions de recherche. Pour l’étendue, on a recensé environ 480 zones de jardins, donc dans une ville de 100 000 personnes. Dans chaque zone de jardins, il y a peut-être 3-4, il peut y avoir jusqu’à 6 personnes qui jardinent dedans. La superficie est assez impressionnante. J’ai comparé la superficie avec les cas documentés dans les villes. En termes de superficie, c’est 38 hectares, et si je divise par le nombre d’habitants, c’est environ 3,4 m² de jardins par habitant dans cette petite ville. Donc, si je compare avec les villes de l’Amérique du Nord, parce que je travaille sur l’agriculture urbaine à Montréal aussi et tu vois, en Amérique du Nord, ce qu’on a à Montréal et à Portland, c’est environ 0,11 m² par habitant et en Italie, à Rome, c’est 0,4 m² par habitant donc à Lào Cai c’est dix fois plus que Rome.

Nous avons identifié la distribution des jardins dans les trois zones géographiques et, on a trouvé que, dans le nord (dans la zone la plus ancienne), donc c’est la zone plus dense en termes de construction et de population, il y avait des jardins, mais ils sont petits, ou sinon c’est des jardins au bord du fleuve Rouge, mais les jardins sont plus répandus et plus larges dans les zones au centre et au sud de la ville, où il y a l’étalement urbain.

La motivation la plus importante pour ces gens-là c’est d’avoir des légumes propres parce qu’au Vietnam, les gens ont très peur des problèmes de… d’être malades, les pesticides, les hormones qui se trouvent dans les légumes… c’est comme ça depuis 15 ans…. et donc, dans les villes où il y a assez de terres pour cultiver, les gens cultivent leurs propres légumes et donc c’est la motivation la plus importante. Ce qui vient avec c’est que souvent c’est des cultures organiques, biologiques, les gens n’utilisent pas de pesticides, de fertilisants ou d’hormones, mais certains utilisent encore le fertilisant… ils font beaucoup leur compost par eux-mêmes ou ils éliminent des vers ou des insectes manuellement… donc c’est un travail qui demande beaucoup beaucoup de temps et d’efforts et parfois un peu d’argent, d’investissement. Mais quand on a demandé, mais pourquoi vous faites ça ? D’abord, c’est pour avoir des légumes propres, après, ils ont observé que quand on fait l’agriculture, comme ça, c’est mieux pour leur santé et leur santé mentale. Les interactions sociales aussi autour de ces jardins c’est très très important… ç’a été mentionné plusieurs fois dans les entrevues. Ce sont les motivations qui sont très proches de ce qu’on a vu dans les pays industrialisés. Le cas du Vietnam tombe entre les deux corpus de littérature sur l’agriculture urbaine et aussi ça c’est intéressant.

Dans la troisième question de recherche, on a demandé, on a observé surtout, est-ce que la ville est au courant de ces pratiques de l’agriculture? Là, ils ont dit que la ville, pour eux, c’est la commune (qui est l’unité administrative qui est un peu au-dessus)… ils disent oui, ils sont au courant. Il y en a qui disent qu’ils nous encouragent, ils sont au courant, que ça fait du verdissement, ça nettoie les terrains vagues, mais des fois ils se font confisquer les jardins. Quand la ville décide que bon, il faut qu’on fasse cette route donc tous les jardins autour de ce terrain-là doivent être enlevés.

Je leur ai demandé, si vous vous faites confisquer votre jardin, tous vos efforts, tout votre temps, qu’est-ce que vous pensez ? Ils nous disent que oui, ils regrettent beaucoup, mais la période de production de légumes au Vietnam est tellement longue, cela ne demande pas beaucoup de temps pour récolter. Donc souvent, ils me parlent de 30 jours ou 60 jours pour avoir des bok choi ou même des patates douces. Tu sais, à Montréal, on sème en mars/avril et on commence à récolter tout en juillet…