À Strasbourg, le service de vélopartage est largement utilisé Crédits photo : Dominic Villeneuve

Raconte-moi un terrain – L’exclusion sociale liée à la mobilité à Strasbourg et à Québec

Entretien avec Dominic Villeneuve, professeur à l’École supérieure d’aménagement et de développement du territoire (ESAD) de l’Université Laval

Par Claudia Larochelle, professionnelle de recherche CRAD / VRM

Vous avez mené une recherche sur le phénomène de la dépendance à l’automobile dans les villes de Strasbourg et de Québec. Pourriez-vous en décrire le contexte et les objectifs? Quelle était votre question de recherche?

Il s’agit de ma thèse de doctorat que j’ai réalisée au sein du Laboratoire de sociologie urbaine de l’École polytechnique fédérale de Lausanne sous la direction de Vincent Kaufmann. Mon projet a été financé par le CRSH et le laboratoire qui m’accueillait, une condition sine qua non à la réalisation de ma thèse en Suisse. C’était une recherche inductive, c’est-à-dire que je n’avais pas d’hypothèse de départ. Je m’interrogeais sur la dépendance à l’automobile dans les villes, je voulais mieux comprendre ce phénomène et le mesurer. Je voulais comprendre aussi comment quelqu’un parvient à vivre dans une ville moyenne sans avoir de voiture. Mon but était de comprendre le quotidien des personnes non motorisées, comprendre leur mobilité, la nature de leurs contraintes et si elles ressentent une forme d’exclusion sociale en vivant sans voiture dans une ville où tout le monde en a une.

J’ai fait une étude comparative de Québec et de Strasbourg qui ont des objectifs de transports complètement différents (voir image du centre plus bas). À Strasbourg, on met la mobilité active en priorité et ensuite, il y a une politique de transport collectif qui vise à « dé-ségréguer » la ville. En 2015 à Québec, c’était un « cocktail de mobilité », il n’y avait pas encore de plan pour la mobilité active ni de plan de mobilité cycliste. L’objectif était que tout le monde y trouve son compte. Contrairement à Strasbourg, Québec n’avait pas de mesures pour restreindre l’utilisation de la voiture. Ma question était de voir si sur le terrain, cela avait un effet.

Le contexte multidisciplinaire du laboratoire où j’ai fait ma thèse m’a beaucoup aidé à intégrer des concepts de diverses disciplines comme la géographie des transports et la sociologie.

Quelle approche méthodologique avez-vous utilisée?

Étant donné la nature inductive de ma question de recherche, j’ai opté pour une approche mixte. J’ai eu recours à des méthodes quantitatives pour comprendre le « quoi » et des méthodes qualitatives pour comprendre « pourquoi » et « comment ».

J’ai fait l’analyse d’entrevues, mais aussi de textes de politiques sociales et de mobilité. J’ai fait une analyse lexicométrique avec le logiciel IraMuTeQ qui est conçu pour faire de l’analyse de réseaux de mots contenus dans différents types de textes. Cette méthodologie m’a permis d’analyser le texte de façon statistique et de comprendre les différentes couches du discours. Par exemple, lorsque les sujets parlaient de dépendance à l’automobile, j’étais en mesure, avec le logiciel, d’identifier des classes de discours où l’on parle de problèmes (congestion, dépenses, etc.) et d’autres où il était question de solutions (densifier, créer des réseaux de transports en commun structurants, etc.). Ce logiciel permet de dégager les sous-catégories qui existent dans un corpus et c’est à nous comme chercheur de donner une signification à ce que le logiciel trouve. Il analyse les phrases, les met en contexte et il peut prendre en compte plusieurs variables. Par exemple, il sait qu’une politique « X » vient du Canada, qu’elle est régionale et qu’elle a été écrite en telle année. Ensuite, on peut voir qu’un sous-discours est abordé surtout en région. Avec l’aide de ce logiciel, j’ai fait une analyse de spécificité. On peut préciser au logiciel que l’on s’intéresse à la variable « genre » en lui demandant : « Est-ce qu’il y a des mots que les femmes ne disent pas? » ou « Est-ce qu’il y a des choses que les hommes disent et que les femmes ne disent pas? »

Dans la partie quantitative, j’ai eu recours aux enquêtes origine-destination et j’ai pu faire des comparaisons entre les deux villes. Un enjeu a été d’avoir accès à la base de données pour moi qui étais un chercheur étranger. Heureusement, j’ai eu l’appui de personnes en contact avec le ministère. L’accès aux données brutes du MTQ m’a permis de recoder certains paramètres. Par exemple, les déplacements de 50 km, personne ne va les faire à vélo, donc ça ne me donnait rien de m’intéresser à ce type de déplacement pour mes analyses.

Pour l’analyse qualitative, j’ai utilisé le logiciel ATLAS.ti afin de recoder les entrevues. Cette étape m’a permis de lire entre les lignes et de mieux comprendre le discours des personnes participantes. Par exemple, l’expression « mettre la pédale douce » était récurrente chez les fonctionnaires interviewés; c’est le genre de discours qui était sous-jacent et que le recodage m’a permis de mettre en lumière.

Dans le cadre de votre étude terrain, est-ce qu’il y a des éléments auxquels vous ne vous attendiez pas? Quels ont été les obstacles ou opportunités? En quoi ces éléments nouveaux ont-ils modifié votre plan de départ?

Comme ma recherche était inductive, je m’attendais à revoir le guide et changer des choses : la surprise faisait partie du quotidien. Un des premiers enjeux auquel j’ai dû répondre est le recrutement de ménages non motorisés à Québec. Grâce à mon réseau Facebook, j’ai pu constituer mon échantillon. Je suis aussi allé vers les groupes d’intérêts et les OBNL qui représentent les populations que je recherchais (Communauto à Québec et Citiz à Strasbourg) et ils ont relayé ma demande de recrutement. J’ai donc réussi à constituer deux petits échantillons (30 personnes) très diversifiés : des couples avec enfant, des personnes à la retraite, etc. Le territoire couvert par mon échantillon était vraiment plus grand à Québec, car la densité de population est beaucoup plus faible.

Un autre aspect auquel je ne m’attendais pas concerne la perception du chercheur, très différente entre les deux villes. À Québec, je rentrais chez quelqu’un et la première chose qu’on me disait, c’était : « Oh! je suis tellement content, tu vas leur dire mon opinion ». J’étais un porte-parole sans jamais m’être présenté comme tel. À Strasbourg, c’était très différent, les personnes répondantes étaient beaucoup plus distantes; il y a un respect du décorum de la science et c’était plus long d’établir le contact.

Quels sont les principaux résultats que vous tirez de cette expérience terrain?

J’ai trouvé huit causes de l’exclusion sociale liée à la mobilité et deux d’entre elles n’étaient pas abordées dans les recherches antérieures. Sur les 57 réponses, les personnes qui se sentent exclues ont mentionné les radios poubelles et parmi celles qui ne se sentent pas exclues, aucune n’en a fait mention. Donc, il y a une corrélation claire et pourtant je n’avais aucune question à ce sujet. C’est une cause particulière à Québec.

Ma recherche a contribué à mieux comprendre le lien entre le travail et le fait de posséder une voiture. Les répondants et répondantes de Strasbourg évoquaient que souvent, pour un boulot qui n’a rien à voir avec le fait de conduire, on va demander d’avoir le permis et de posséder une voiture, car c’est associé à un comportement « responsable ». À Québec, cette réalité existe aussi, mais du fait de la moins grande accessibilité à certains secteurs. Par exemple, les sujets disaient que s’ils étaient en mesure d’aller travailler pour un employeur dans un quartier industriel ou à l’aéroport, ils auraient un meilleur salaire et travailleraient dans leur domaine d’études.