Entretien avec François Des Rosiers, professeur au département de finance, assurance et immobilier de la Faculté des sciences de l’administration, Université Laval
Par Claudia Larochelle, professionnelle de recherche, Centre de recherche en aménagement et développement du territoire (CRAD) et réseau Villes Régions Monde
Vous travaillez depuis quelques années sur des projets de recherche qui visent à mesurer l’impact des interventions de densification urbaine sur la valeur des propriétés avoisinantes. Pourriez-vous me parler un peu du contexte et des principaux objectifs de ces projets de recherche?
Depuis 40 ans, je travaille au développement de méthodes d’analyse des valeurs immobilières et, plus largement, à l’avancement des connaissances en matière d’économie urbaine et immobilière. Je travaille actuellement avec mes collègues Jean Dubé (professeur, ESAD, FAAAD, Université Laval, membre du CRAD) et Nicolas Devaux (professeur, Université du Québec à Rimouski, membre du CRDT) sur deux projets. Le premier est financé par le CRSH et la Ville de Québec et s’intéresse à l’impact des projets de reconversion résidentielle sur les valeurs immobilières. Le deuxième est financé par la Ville de Québec et s’intéresse à l’impact de l’ajout de logements sociaux sur les valeurs immobilières. Au chapitre de la reconversion, il peut s’agir par exemple du fait de remplacer une vieille maison par une plus moderne ou plus luxueuse, mais aussi de remplacer un bâtiment vétuste unique par plusieurs bâtiments, un duplex, un immeuble collectif de type condo locatif, ou encore de construire une ou plusieurs propriétés sur un terrain vacant. L’objectif est de mesurer l’impact net sur les valeurs des maisons unifamiliales à proximité de ces projets. Il s’agit donc de mesurer des externalités urbaines. Ce concept fait référence aux effets d’initiatives privées – comme la reconversion résidentielle – ou encore publiques – comme l’implantation d’une station de métro ou de tramway – sur le prix des valeurs immobilières des maisons avoisinantes. En cas d’impact net positif sur les valeurs immobilières, la Ville va en tirer un bénéfice financier, non pas directement, mais par l’intermédiaire de l’augmentation des taxes foncières lorsque le marché aura intégré l’information.
Cette problématique de la reconversion se pose notamment dans les quartiers anciens, où des groupes de citoyens et de citoyennes se forment pour s’opposer à la densification, sous prétexte que cela affecte à la baisse la valeur de leur propriété. Il en est de même de l’ajout de logements sociaux qui, comme dans le premier cas, relève du syndrome du « pas dans ma cour ». L’idée est donc de voir ce que la littérature et les données ont à dire à ce sujet.
Selon la littérature, le fait de remplacer une maison modeste par une maison plus grande et plus luxueuse (mansionization) a un effet positif, le taux d’augmentation de la valeur des maisons avoisinantes se situant entre 1,3 % et 8,1 %. Ce phénomène est bien connu en évaluation immobilière (principe de conformité) : lorsque l’environnement d’une propriété se bonifie, le simple fait que cette propriété se situe dans un secteur plus haut de gamme qu’auparavant a un effet à la hausse sur sa valeur. Les projets de reconversion qui impliquent une nuisance visuelle (p. ex., on érige un immeuble de plusieurs étages qui prive un ménage voisin d’une vue dégagée) peuvent toutefois avoir un impact négatif.
En ce qui a trait à l’ajout d’immeubles de logement social dans un secteur, on l’associe souvent à une hausse de la criminalité, de la congestion et du bruit. Mais cet ajout peut aussi se traduire par une augmentation de la demande pour les terrains du secteur et par une hausse du prix des propriétés. L’impact dépend surtout de l’importance relative des impacts positifs et négatifs. Est-ce qu’ils s’annulent? Est-ce qu’il y en a un qui domine l’autre? Le problème sur le plan méthodologique est de séparer les impacts positifs et négatifs. Quand il y a un impact positif, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’impact négatif, mais simplement que le positif l’emporte. Pour cette raison, c’est l’impact net qu’on estimera.
Selon la littérature, il y a trois facteurs à considérer dans la mesure de l’impact de l’ajout de logements sociaux :
- La simple présence de logement social dans le voisinage de maisons unifamiliales;
- La proximité du logement social avec les propriétés environnantes;
- La concentration spatiale de tels projets (logements sociaux regroupés dans un seul immeuble ou dispersés dans plusieurs petits immeubles).
Les résultats des recherches varient beaucoup selon la localisation et la région urbaine. Il faut également établir une distinction selon les types de clientèles (p. ex., HLM pour familles ou pour personnes âgées). D’une façon générale, la concentration de projets majeurs exerce un impact négatif sur les prix. La concentration de logements sociaux dans un immeuble unique aurait notamment pour effet de favoriser la ghettoïsation. Pour cette raison, au Québec, les projets de logements sociaux ne se font plus comme ils se faisaient dans les années 70. Si la littérature est assez unanime en ce qui a trait à l’impact de la reconversion résidentielle sur le prix des propriétés avoisinantes, l’estimation de l’impact d’ajout de logements sociaux donne lieu à des résultats plus hétérogènes.
Quelle méthodologie avez-vous utilisée?
Pour ce qui est de la reconversion résidentielle, la première source de données est la localisation précise de tous les projets de reconversion qui ont été réalisés dans la Ville de Québec entre 2006 et 2016. La deuxième base de données comprend l’information sur les transactions de maisons unifamiliales à Québec entre 2004 et 2017. C’est en faisant la fusion entre ces deux bases de données que l’on peut traiter le problème. Dans le cas du logement social, c’est aussi la Ville de Québec qui nous a fourni toutes les données sur les projets construits sur son territoire entre 2000 et 2020, de même que l’information sur les transactions de maisons unifamiliales à Québec entre 2004 et 2020. Évidemment, le traitement se fait à l’aide de logiciels d’analyse spatiale qui permettent de localiser les projets, de calculer les distances et de créer des zones tampons (buffers).
Pour ce qui est de l’approche analytique, les deux projets utilisent sensiblement la même méthodologie, soit une variante de l’approche des prix hédoniques. Validée au début des années 70, la méthode des prix hédoniques (MPH), qui s’applique essentiellement à l’étude de biens complexes1, est largement utilisée en économie du logement. Elle repose sur l’analyse de régression multiple qui permet d’expliquer un phénomène par une série de variables indépendantes. À gauche de l’équation, on a donc le prix payé – ou son logarithme – et à droite, on a les caractéristiques de la propriété et du voisinage. Lorsqu’on acquiert un bien complexe, on achète ainsi une série de caractéristiques que l’on va consommer. La méthode des prix hédoniques permet de rendre explicite ce processus et d’estimer la contribution marginale de chacun des attributs au prix de vente (p. ex., Quelle est la valeur d’une piscine excavée? Quelle est la valeur d’un garage?). C’est ce que l’on dénomme le prix « hédonique », ou implicite, de ces attributs.
Il arrive de ne pas disposer de toutes les données sur les transactions ou les caractéristiques du bien immobilier. Pour contourner ce problème, on utilise une autre méthode, soit la méthode des ventes répétées. En vertu de cette approche, au lieu de considérer toutes les transactions immobilières, on va se limiter à un échantillon restreint composé de propriétés qui ont été négociées plus d’une fois. C’est une adaptation particulière de la méthode des prix hédoniques qui repose sur l’hypothèse que ces propriétés n’ont pas subi de modifications majeures entre la vente et la ou les reventes, tant au niveau du bâtiment ou du terrain qu’en ce qui a trait aux caractéristiques du voisinage.
La troisième méthode qui se greffe au modèle est celle des « différences-en-différences », ou des doubles différences (DiD), notamment utilisée pour isoler l’impact d’une intervention spécifique – par exemple d’une politique publique – sur les valeurs immobilières. Dans le cas qui nous concerne, elle permet de comparer le prix des propriétés d’une zone de traitement (où il y a eu des reconversions résidentielles ou l’implantation de logements sociaux) au prix des propriétés d’une zone de contrôle (des propriétés qui n’ont pas eu à subir ce traitement). Cette comparaison s’effectue dans l’espace (zone traitée vs zone de contrôle), mais aussi dans le temps, soit avant et après l’intervention en question. Par exemple, dans le cas où une municipalité décide de modifier le zonage d’un secteur à basse densité pour le remplacer par un zonage qui permet de construire en hauteur, l’application de l’approche DiD permettra d’isoler l’impact d’une telle modification de la règlementation urbanistique sur le prix des propriétés avoisinantes. Finalement, notre modèle incorpore également des procédures d’analyse spatiale visant à déceler et, le cas échéant, à corriger les biais d’estimation découlant de la présence d’autocorrélation spatiale.
Quels sont les résultats de votre recherche?
Nos résultats montrent que l’impact net de la reconversion résidentielle dépend de son intensité, c’est-à-dire du nombre de reconversions dans le voisinage. Ce n’est donc pas tant la présence d’une activité de reconversion que son intensité qui a un impact et, d’une façon générale, il est positif. Il décroit marginalement avec le nombre de bâtiments qui font l’objet d’une reconversion. Nos résultats vont dans le même sens que la littérature, à savoir que remplacer une vieille propriété par une autre plus luxueuse génère une prime de marché positive pour les propriétés avoisinantes. Cette prime peut aller de 1 % à 14 % selon le cas. Un projet de reconversion peut éventuellement générer des inconvénients au moment de la construction, mais une fois le projet réalisé, l’impact devient positif. La crainte d’une chute des prix en raison d’une obstruction visuelle ne semble pas se poser à Québec. Cela dit, c’est du cas par cas, on ne peut pas généraliser les résultats obtenus pour Québec à d’autres villes au Canada ou ailleurs.
Sur le plan du logement social, l’impact net suit un pattern beaucoup plus complexe que celui de la reconversion. Les résultats peuvent être positifs ou négatifs selon la localisation des projets. L’impact est surtout lié à la situation qui prévaut dans un environnement urbain donné. Par exemple, dans une ville où la criminalité est très élevée, et selon le type de clientèle auquel s’adressent ces logements sociaux, l’impact d’un nouveau projet pourra être fortement négatif. Ce qui ressort de notre étude à Québec est que l’architecture d’un projet de logement social et son intégration harmonieuse au cadre bâti se traduisent par un impact positif sur les prix, et ce, même lorsqu’on contrôle pour la venue de nouveaux commerces et de projets immobiliers. Il reste que ces résultats ne sont peut-être pas étrangers, du moins en partie, au fait que le taux de criminalité à Québec est particulièrement bas, soit trois fois moins élevé que la moyenne des villes canadiennes.
En résumé, nos résultats sont susceptibles d’éclairer les choix des décideurs locaux et provinciaux en les aidant à optimiser la nature des projets de reconversion résidentielle et de logement social ainsi que leur localisation, leur type, leur taille et leur répartition dans l’espace. Nos travaux leur fournissent par ailleurs des arguments solides pour répondre aux prétentions de certains groupes de pression et donner l’heure juste quant aux impacts réels de telles interventions sur les prix des résidences avoisinantes.
1 Un bien complexe est un bien que l’on consomme pour la jouissance de ses divers attributs, tant intrinsèques qu’extrinsèques, mais qui commande un prix global sur le marché. Le logement est le cas par excellence de bien complexe.
La recherche en question
Titre du projet de recherche : Analyse de l’impact de la reconversion résidentielle sur les valeurs immobilières
Financement de la recherche : CRSH (engagement partenarial) et Ville de Québec
Équipe : Jean Dubé, chercheur principal