Potentiel de développement, projet « Québec, ville résiliente », Quartier Stadaconé, Québec. Exemple de projets de requalification urbaine nécessitant une intervention publique. Image: Charles Gosselin Gigère et Simon Parent
Potentiel de développement, projet « Québec, ville résiliente », Quartier Stadaconé, Québec. Exemple de projets de requalification urbaine nécessitant une intervention publique. Image: Charles Gosselin Gigère et Simon Parent

Recherche et pandémie – Entrevue avec Fanny Tremblay-Racicot

Entrevue et édition : Valérie Vincent (Juin 2020)

Fanny Tremblay-Racicot est professeure à l’École nationale d’administration publique (ENAP)

Est-ce que vous pouvez me dire sur quoi portaient vos projets de recherche avant le mois de mars 2020, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise de la COVID-19 ?

J’avais deux projets de recherche en cours. Le premier, commandé par Transition énergétique Québec (TEQ), était en voie d’être terminé. Il portait sur l’éco-fiscalité municipale. La question était de savoir comment les municipalités peuvent utiliser leurs nouveaux pouvoirs de prélèvements monétaires qui leur ont été accordés par le projet de loi 122 – donc un pouvoir général de taxation et un pouvoir de redevance réglementaire – et comment ils peuvent utiliser ces nouveaux pouvoirs aux fins de la transition énergétique, plus particulièrement en aménagement du territoire et en transport. Sur le comité de pilotage, il y avait l’Union des municipalités du Québec (UMQ), l’Association des directeurs généraux des municipalités du Québec (ADGMQ) et le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation (MAMH), et plusieurs municipalités étaient intéressées par ce rapport. Je devais d’ailleurs le présenter aux Assises de l’UMQ. Au fond, ce nouveau pouvoir d’éco-fiscalité municipale permet aux villes de ne pas se baser uniquement sur la taxe foncière, que ce soit au niveau résidentiel ou commercial. C’est un outil d’autonomie municipale et c’est un outil de transition énergétique. Par exemple, parmi les nouveaux pouvoirs, il y a un celui  de prélever des redevances de développement (c’est un pouvoir qui été accordé aux municipalités un peu avant le projet de loi 121). Les municipalités peuvent donc exiger que les promoteurs immobiliers défraient le coût des infrastructures municipales requises par les nouveaux développements. Ça permet aux municipalités de financer leurs infrastructures sans avoir à augmenter la taxe foncière pour l’ensemble de leurs habitants. En même temps, ça permet de freiner l’étalement urbain en faisant payer un coût plus réel des nouveaux développements immobiliers. Dans les derniers mois, plusieurs municipalités avaient commencé à adopter des règlements pour des redevances de développement : Carignan, Saint-Colomban, Trois-Rivières. Je ne dis pas qu’elles étaient toutes bonnes, je ne dis pas non plus qu’elles étaient toutes conformes aux meilleures pratiques… mais il y avait vraiment une ébullition et un intérêt. Les Assises de l’UMQ ont été annulées et maintenant, les municipalités sont frileuses à adopter de nouvelles taxes. À cause de la pandémie, elles perçoivent que les gens ont une capacité à payer plus faible, les revenus de taxes foncières diminuent et par conséquent, les municipalités se retrouvent en mode « quémandage ». Les municipalités ne veulent pas imposer de nouvelles taxes, mais en même temps, c’est la solution, c’est une opportunité d’aller vers l’éco-fiscalité. Ce sont de nouveaux pouvoirs et des nouvelles sources de revenu.

L’autre projet sur lequel je travaillais portait cette fois sur l’abordabilité des transit-oriented developments (T.O.D.), plus spécifiquement, je me posais la question à savoir quels instruments de politique (ou quels outils) les villes canadiennes utilisent pour favoriser des T.O.D. abordables. On sait que si un T.O.D. offre des condos de plus haute gamme, il y a davantage de transfert modal, mais si on si on y retrouve davantage de logements abordables, il va y avoir plus d’achalandage dans les transports collectifs. Alors c’est important de calibrer le type de développement immobilier autour des T.O.D. parce que c’est une question d’équité à l’accès au transport collectif, et parce que cela a un impact sur son utilisation.

Maintenant, en quoi la crise actuelle change la donne ?

J’étais donc supposée rencontrer des gens dans différentes villes canadiennes à l’été 2020 pour réaliser des entrevues, mais j’ai décidé de reporter le terrain pour deux raisons : d’abord il est n’est pas recommandé de voyager et parce que les gens sont en télétravail. Je préfère vraiment rencontrer les gens en personne. Ensuite, certains projets dans ces villes sont sur la glace ou en préparation. Par exemple, la Ville de Québec planifie présentement sont réseau structurant et semble avoir mis de côté sa stratégie immobilière de T.O.D. depuis sa mésaventure avec le projet du Phare. La Ville semble donc moins encline à faire des T.O.D. là où il y a des pôles de transit. Ses représentants affirment que c’est pour des raisons de sécurité, mais je crois plutôt que c’est parce qu’ils ne veulent pas avoir les mains liées avec certains promoteurs. Parfois, ça rend les projets plus complexes quand les municipalités n’ont pas le sentiment de contrôle. D’un autre côté, la Ville de Québec décidé – parce qu’il y a un ralentissement dans le marché immobilier et dans la construction – d’accélérer les investissements pour acheter des terrains le long du tracé pour construire des logements sociaux et abordables. C’est quelque chose que la Ville n’avait peut-être pas l’intention de faire au départ. La crise actuelle semble accélérer ce programme d’abordabilité résidentielle dans le but de contrer la gentrification et dans le but de stimuler la construction. C’est quelque chose de nouveau et d’intéressant à observer. Le contexte accélère donc le développement de certains projets. Dans un an, je risque donc d’avoir encore plus résultats de recherche. Dans le contexte de la COVID, la question de l’abordabilité résidentielle et la réduction de l’étalement urbain prend tout son sens, c’est une occasion de reconstruire la ville. C’est le genre de projet qui apparaît encore plus pertinent.

Est-ce que la crise actuelle que nous vivons a entrainé de nouvelles pistes de recherche ?

Je travaille déjà sur les questions d’intégration des transports et d’aménagement, de priorisation des infrastructures de transport, d’abordabilité, et ce, depuis 10 ans. Par exemple avoir plus de rues conviviales, en anglais on parle de « complete streets » ou de « road diets », c’est-à-dire réduire l’espace à dédié à l’automobile pour le dédier à d’autres modes. À cause de la crise, les grandes villes comme Montréal ont récemment créé des voies piétonnières et cyclables pour que les gens puissent respecter le principe de distanciation physique et on se rend compte qu’elles utilisent aussi ces outils-là à des fins de développement économique. En ce sens, je sens que ça rend les sujets sur lesquels je travaille d’autant plus pertinents. Ce ne sont pas des sujets qui sont nouveaux, mais c’est comme s’il y avait maintenant une fenêtre d’opportunité politique qui s’ouvre. On savait qu’il y avait un problème, il y avait des solutions, mais il n’y avait pas nécessairement de volonté politique.

En même temps, je remarque aussi un problème, mais à l’échelle provinciale cette fois. La crise met en relief le décalage entre les villes et le gouvernement provincial qui semble être déconnecté des réalités des villes de moyenne et de grande taille. Avec le projet de loi 61 et les projets d’infrastructures qui vont s’accélérer, on manque l’opportunité de réfléchir à ces projets-là, de voir si la localisation des maisons pour les aînés, la localisation des écoles, l’augmentation de la capacité routière, sont appropriées ou non. C’est une opportunité de reconstruire la ville sur elle-même, d’avoir une localisation responsable des bureaux. Actuellement, on réalise qu’on a moins besoin d’augmenter la capacité routière puisque les gens utilisent moins leur voiture et sont davantage en télétravail. En ce moment, non seulement le gouvernement provincial accélère les projets d’infrastructure qui augmentent l’étalement urbain – et on sait que ces projets coûtent plus cher aux contribuables –  mais en plus, il court-circuite les PMAD, il court-circuite les schémas d’aménagement, il court-circuite le processus d’évaluation environnementale. Pour moi, c’est un retour à l’âge de pierre. En plus, la priorité ministérielle de la ministre des Affaires municipales, c’était, à la base, de contrer l’étalement urbain. Selon moi, on vient faire exactement le contraire. Les problèmes auxquels on faisait face avant la COVID pourraient s’intensifier. On recule en quelque sorte! Le gouvernement prétend que c’est pour construire des maisons pour personnes âgées et des écoles, mais au fond, on sait très bien que c’est aussi pour construire des projets routiers. Ils ne rénovent pas des écoles des centres-villes… Le gouvernement provincial veut viabiliser un type de développement qui favorise l’étalement urbain et ils utilisent l’argument sanitaire pour justifier ça. Sans cet argument, le gouvernement ne pourrait pas passer outre les autorisations environnementales et les lois provinciales. Je vous invite d’ailleurs à lire la lettre d’opinion que ma collègue Marie-Claude Prémont et moi avons rédigée à ce sujet.

Quelles sont vos réflexions (même préliminaires) sur l’après-COVID-19? Quels seront les impacts sur la ville ?

Il y a certainement une opportunité pour que les choses changent; soit on emprunte la voie du développement durable et de la ville résiliente et on résout nos problèmes, soit on recule et ça empire. Avec les actions du gouvernement provincial, je ne suis pas rassurée. C’est difficile d’anticiper les changements, par exemple sur le marché immobilier. Ça risque de prendre du temps avant que les choses reviennent à la normale. Les édifices à bureaux se vident. Le défi, ce sera de faire en sorte que les commerces de proximité passent à travers la crise et que les gens continuent à acheter localement. La raison pour laquelle on a remarqué une croissance des émissions de GES dans les dernières années, c’est à cause du transport de marchandises parce que les gens achètent en ligne et que les boutiques ne gardent plus d’inventaire, mais ça n’a pas été discuté dans l’espace public. Le commerce en ligne n’est pas nécessairement bon pour l’environnement. Comment on va s’assurer que les chaînes logistiques respectent le principe des circuits courts ? Il va falloir que les gouvernements municipaux diminuent la pression de la taxe foncière sur les locaux commerciaux. Il va aussi falloir agir sur les locaux commerciaux vacants pour que les artères commerciales de proximité soient vivantes, c’est fondamental !

Concernant les habitudes de transport, si les gens font davantage de travail hybride, c’est-à-dire partager leur temps entre la maison et le bureau, la pression sur le réseau routier va diminuer et les gens seront encore plus incités à prendre leur voiture, le transport collectif devenant du même coup moins attrayant. Je ne suis pas très optimiste face à l’achalandage des transports collectifs si l’auto-solo conserve son attrait; d’un autre côté, les gens seront aussi peut-être plus tentés par les transports actifs, marche ou vélo.

Enfin, je me demande pourquoi on ne saisit pas l’opportunité pour par exemple procéder à la décontamination de certains terrains en ville (anciens dépotoirs ou dépôt à neige, anciennes gares de triage) plutôt que de construire des routes ? C’est le genre de projet qui demande des investissements publics et qui m’apparaît plus pertinent et plus viable à long terme. Selon moi, c’est le moment pour mettre en place ce genre de projet, mais ça prend une vision et une volonté politique fortes.