Entrevue et édition : Valérie Vincent (Juin 2020)
Jean-Philippe Meloche est professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal
Est-ce que vous pouvez me dire sur quoi portaient vos projets de recherche avant le mois de mars 2020, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise de la COVID-19 ?
Avant mars 2020, je travaillais essentiellement sur les enjeux de finances locales. C’est beaucoup de projets qui sont liés aux enjeux de financement des services municipaux et des services locaux, entre autres en lien avec le financement des commissions scolaires, le financement par la tarification municipale ou l’éco-fiscalité. J’ai aussi amorcé récemment des projets sur le logement. C’est un sujet nouveau pour moi. On me demande souvent de commenter les développements immobiliers ou les statistiques du marché immobilier alors j’ai démarré récemment un projet sur le partage de l’espace foncier entre le commercial et le résidentiel dans les zones métropolitaines. Enfin, je suis parfois amené à travailler sur le transport, mais habituellement, j’essaie de prendre l’angle du financement. J’ai donc travaillé sur la densification des réseaux de transport en commun, les avantages économiques et les coûts économiques liés à ça.
Maintenant, en quoi la crise actuelle change la donne ?
Pour être honnête, je n’ai pas voulu changé de trajectoire. On me pose beaucoup de questions sur la ville « post-COVID-19 », mais j’ai tendance à penser que la ville post-COVID-19 va ressembler beaucoup à la ville pré-COVID-19. Je fais partie de ceux qui pensent que la situation est temporaire et que les séquelles permanentes vont être minimes, en tout cas à long termes. À moyen termes, c’est certain qu’on ne connaît pas encore la profondeur du traumatisme que la crise génère.
Ceci étant dit, je travaille beaucoup avec le CIRANO. Ils ont mis en place une cellule de crise au sein de laquelle j’ai été sollicité. Bien sûr que cela bouleverse les thématiques de recherche et il y a beaucoup de chercheurs qui vont essayer de capter l’opportunité parce que soudainement, il y a beaucoup d’argent à leur disposition, mais personnellement, je suis réticent face à cela et ce, pour deux raisons. La première c’est que pour moi, la COVID, ça m’enferme dans ma maison avec mes enfants et ça m’empêche de travailler, donc toutes les nouvelles opportunités ne sont pas intéressantes pour moi. C’est davantage de travail que je ne suis pas en mesure de faire. J’avais déjà beaucoup de pain sur la planche avant le mois de mars, je continue donc à mener mes projets en cours, je n’ai pas bifurqué. La deuxième raison, c’est que bien sûr c’est une opportunité d’aller chercher de l’argent pour mener des recherches, mais comme je crois que la situation est temporaire, j’ai l’impression qu’une grande partie de ce qu’on produit en lien avec la COVID sera gaspillé. C’est certain que si je travaillais sur un vaccin, je trouverais ça plus pertinent d’avoir de l’argent supplémentaire pour accélérer mes recherches, mais je travaille sur les finances locales, le développement des infrastructures de transport ou le développement immobilier dans les villes. On peut bien sûr se demander si le fait que les gens font du télétravail va changer quelque chose au centre-ville ou encore si la peur du transport en commun va entrainer une baisse d’achalandage. Ce sont certes des questions qui peuvent apparaître pertinentes, mais à long terme, je n’ai pas cette impression. L’enjeu est davantage à court terme : il faut adapter les rues, élargir les trottoirs avec des clôtures. Ce sont des adaptations temporaires, mais est-ce qu’à long terme on va vraiment élargir les trottoirs avec du béton? Je pense que dans la mesure où, avant même la COVID, on voulait développer certains espaces piétons, la crise vient juste alimenter la réflexion dans un sens qu’on avait déjà amorcé. Ça donne en quelque sorte un exemple de chose qu’on peut faire (réaménagements, élargissements de trottoirs). C’est un beau laboratoire, mais je ne pense pas que ça change la donne sur la place de la voiture en ville ou la place du transport en commun, ni même à propos de la densification. Je ne pense pas qu’on planifie le territoire pour ce genre de situation étant donné son caractère inédit. À ce jour, je ne crois pas qu’on voit une quelconque trace de la grippe espagnole à Montréal. Je ne suis pas certain non plus que ça se reflète dans le bâti, dans l’architecture ou dans la configuration des espaces publics.
Maintenant, quelles sont vos réflexions (même préliminaires) sur l’après-COVID-19? Quels seront les impacts sur la ville ?
Pour l’instant, je n’ai pas de boule de cristal, il n’y a rien de scientifique dans les choses que je peux prédire. Quand sont survenues les inondations en Outaouais, on m’avait demandé quels étaient les impacts sur la valeur foncière d’une maison qui se retrouve en zone inondable. Il y avait peu de littérature sur le sujet, mais j’aime bien citer une étude que j’avais lu en lien avec le passage d’un ouragan. Si la maison se retrouve dans le corridor de l’ouragan et qu’il y a des dommages importants à la propriété et au voisinage, elle sera reconnue comme étant dans une zone sinistrée et sa valeur foncière va baisser de manière significative. Par contre, si le sinistre ne se répète pas dans le temps, au bout de deux ans, les gens cessent d’avoir peur que l’ouragan revienne et au bout de cinq ans, il n’y a plus aucune trace du sinistre dans l’espace. Autrement dit, les gens ont oublié la probabilité même que le sinistre se reproduise. C’est la même chose pour les inondations. Il y a eu deux inondations en Outaouais en deux ans, les gens veulent vendre ou démolir des quartiers. En Beauce, ça revient aussi souvent à chaque année, mais pour ceux qui sont inondés de manière exceptionnelle, le temps fait en sorte qu’ils oublient qu’il s’agissait d’une zone inondable. J’associe un peu la COVID à ce genre d’effet-là. Par exemple, à l’heure actuelle, les gens n’utilisent pas les transports en commun. Même si je suis un fervent défenseur du transport en commun, je ne le conseille à personne maintenant, mais ça va redevenir une bonne idée lorsqu’on se sera débarrassé du virus. C’est certain qu’on peut envisager un pas en arrière dans l’achalandage des transports en commun parce que les gens vont avoir retrouvé l’habitude de prendre leur voiture pour se déplacer, mais dès que l’activité va reprendre comme avant, nécessairement, le trafic sera plus lourd et le transport en commun reprendra sa place. L’effet traumatisant est présentement à son apogée, les gens ne veulent pas se rendre dans les magasins ni envoyer leurs enfants à l’école. Lorsqu’on aura trouvé un vaccin ou qu’on réussira à apprendre à vivre avec le virus, les gens n’auront plus peur et – en me fiant à d’autres événements – on peut penser que nos comportements initiaux vont reprendre. Ce serait étonnant qu’on conserve des comportements sous-optimaux dans le futur. Par exemple, ne pas essayer ses vêtements au magasin, ce n’est pas optimal! Certaines choses s’achètent facilement en ligne tandis que pour d’autres, c’est plus compliqué et on perd du temps. Si on pense au télétravail, ce n’est pas optimal pour tout le monde non plus.
J’ai un peu une attitude pessimiste par rapport à ceux qui pensent que les choses vont changer. Je reconnais l’ampleur de la crise actuelle, mais après, quelles seront les séquelles ? Je pense que c’est davantage une crise conjoncturelle par opposition à une crise structurelle. Pour moi, les changements climatiques, c’est une crise structurelle à laquelle on s’adapte beaucoup plus lentement et il y aura un « avant » et un « après » réchauffement climatique. On sait qu’on ne pourra pas revenir en arrière alors que dans le cas de la COVID, je n’envisage pas de changements structurels, mais plutôt un retour à la normale.