Entrevue et édition : Valérie Vincent (Juin 2020)
Laurent Devisme est professeur à l’École nationale supérieure d’architecture (ENSA) de Nantes (France), chercheur à l’UMR Ambiances Architectures Urbanités
Est-ce que vous pouvez me dire sur quoi portaient vos projets de recherche avant le mois de mars 2020, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise de la COVID-19 ?
Mon sillon principal est surtout de travailler sur la fabrique urbaine et d’essayer de voir comment elle est distribuée dans le temps, dans l’espace et parmi les actants. Je m’intéresse aussi aux disputes, aux controverses, aux désajustements, aux frictions entre les différentes cultures professionnelles. Globalement, en tant qu’enseignant-chercheur dans une école d’architecture, travailler sur l’espace en transformation est ma ligne de fond.
Avant mars 2020, j’avais plusieurs projets en cours. Je vais ici en aborder trois qui me semblent plus pertinents dans le cadre de cet entretien. Le premier concerne la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines qui, en France, associe dix métropoles et un financement central. Cette troisième édition (nous avons déjà participé à deux autres programmes POPSU) s’intitule « les métropoles et les autres ». Lorsqu’on parle des « autres », on pense aux petites villes et aux villes moyennes ou encore à celles qui n’ont pas voix au chapitre ou qui essaient d’avoir une influence sur la transformation des politiques publiques – on s’interroge sur ce que signifie la « métropolisation par le bas » en quelque sorte. L’un des enjeux principaux est de s’interroger sur la manière dont certains sujets entrent en politique. Par exemple, dans le contexte du projet alimentaire territorial qu’on a vu s’implanter en France dans plusieurs métropoles ou encore comment une nouvelle culture de la règle urbaine se diffuse et dans quelles conditions au sein de ces praticiens de l’urbanisme que sont les instructeurs des permis de construire – l’autorisation du droit des sols – c’est comme ça qu’on les appelle en France. Pour ce projet, j’utilise deux méthodes principales de collecte de données qui reposent sur des entretiens qualitatifs et thématiques avec les acteurs et puis, je les observe au travail. La particularité de leur travail, c’est notamment de recevoir du public et donc, c’est cette activité de recevoir le « tout-venant » ou tout type de projet qui m’intéresse et qui me permet de constater les transformations. Vous vous doutez bien que c’est le type de projet qui a subi les contre-coups de la crise actuelle.
L’autre recherche dont j’aimerais parler, c’est un projet financé par l’Agence nationale de la recherche qui s’appelle SCAENA et qui vise à comprendre les dynamiques des scènes urbaines dans les métropoles (Grenoble, Angers et Nantes). Nous avons formé un consortium avec des économistes, des sociologues, des urbanistes et des géographes et on essaie de comprendre ce qui caractérise, à des moments donnés, des villes qui seraient qualifiées de « scène hip-hop », de « scène rap » ou de « scène numérique » par exemple – la ville de Montréal a d’ailleurs déjà été perçue comme un lieu où on retrouve une scène particulière. On essaie notamment de saisir la part des ambiances dans les scènes urbaines. Parfois, ce sont des ambiances très particulières, par exemple un espace de faubourg avec un certain type de mixité qui a le potentiel de générer une scène. Évidemment, les observations qu’on peut faire des scènes urbaines ou d’un quartier créatif… tout ça a volé en éclat avec le confinement ! Il n’était donc plus question de se rendre dans des tiers-lieux, des fab lab ou des start-ups, ni même possible d’observer l’imbrication des activités commerciales et de restauration. Tout ça s’est arrêté et je trouvais intéressant de constater qu’on s’est retrouvé avec un objet de recherche qui a alors quasiment disparu de nos radars. Même si l’activité reprend timidement pour l’instant, les effets spatiaux d’une concentration d’activités autour de scènes spécifiques ne sont pas forcément des plus manifestes depuis le déconfinement.
Le troisième exemple que je voudrais donner concerne les projets en échec, un objet d’étude qui m’intéresse depuis plusieurs années. C’est l’idée de travailler sur l’inverse des bonnes pratiques parce que je trouve qu’on sous-documente les projets qui ne se réalisent pas. Dans la foulée de travaux qui ont concerné – il y a quelques années déjà – les transports ou le monde technique des objets, l’objectif est d’essayer de comprendre les projets qui se ne se réaliseront jamais et de tirer des leçons de ces dynamiques de travail. Je m’intéresse en quelque sorte aux déroutes. Avec un collègue, Laurent Matthey, on termine présentement un appel à contributions pour les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine (prochainement en ligne). On espère recevoir des études de cas intéressantes dans le monde francophone et que cela nous permette de réfléchir à ces projets dont les trajectoires ont dévié. C’est possible que, dans certains cas, la raison de cette déviation soit cette crise même que nous sommes en train de vivre.
Maintenant, en quoi la crise actuelle change la donne ?
D’abord, je trouve que la période qui nous bouleverse présentement est intéressante sur le plan intellectuel pour nous amener – nous, en tant qu’enseignants-chercheurs – à réfléchir à cette mobilité qui est assez frénétique dans le monde académique. Les chercheurs sont des gens qui font des intensifs de recherche assez courts et je trouve que l’arrêt brutal des mobilités est une belle occasion d’être plus réflexif sur ce que l’on attend des temps d’échanges entre nous. C’est une considération plus générale, mais que je trouve néanmoins intéressante. On voit des séminaires se transformer en webinaire, peut-être par dépit, mais il faut se demander à quoi on tient vraiment lorsqu’on se rencontre.
Après, pour revenir sur les projets de recherche comme tel, j’anime depuis quatre ans un atelier des thèses pour discuter avec les doctorants et récemment, on s’est demandé comment faire pour transformer les enquêtes de terrain. On a pu échanger sur ce que c’est que d’essayer de s’immiscer dans les agendas des acteurs professionnels. C’est vrai que quand on veut les observer au travail, on est présent dans le champ de l’observation, mais comment c’est possible sans que ce soit intrusif, sans qu’on dérange des logiques d’acteurs? Par exemple, j’ai des collègues qui travaillent sur les « cantines solidaires » et ce sont des acteurs associatifs qui ont été mobilisés dans l’urgence de la crise sanitaire. Dans ce cas précis, les chercheurs ont choisi d’arrêter le temps d’observation pour le reprendre plus tard en faisant plutôt un entretien a posteriori. Une doctorante a dû aussi faire une croix sur une partie de son programme de recherche : il s’agissait de faire des ateliers de travail et de co-production et ce n’était pas possible. La dynamique de groupe n’est pas la même non plus en numérique. Elle a donc abandonné ce volet.
Avec les étudiants, au début mai, clairement, nous étions au bout du rouleau parce qu’il fallait qu’on puisse aller faire des observations extérieures, il fallait rencontrer des gens et c’est clair qu’à ce moment, c’était plutôt heureux de pouvoir nous projeter dans un nouveau temps de terrain. Les étudiants commençaient à manquer de ressources. On peut discuter des textes, mais un moment donné, il faut aller dehors. En architecture, les étudiants ont cette culture d’aller visiter le site, c’était important de pouvoir remettre en place nos stratégies au début mai.
En ce sens, je dirais donc qu’il y a deux pans : le pan déceptif où on réalise que tout s’est arrêté et que nos terrains sont sur la glace pour un temps indéterminé, mais il y a aussi le pan plus créatif où on se demande comment on peut continuer à enquêter. Pour ma part, pour l’instant, je vois ça plutôt comme une belle occasion de faire une réflexion méthodologique.
Quelles sont vos réflexions (même préliminaires) sur l’après-COVID-19? Quels seront les impacts sur la ville ? Est-ce que la situation actuelle vous inspire de nouvelles pistes de recherche ?
Il y a plusieurs points que j’aimerais mettre de l’avant en lien avec de nouvelles pistes de recherche. D’abord, il y a la question de la transformation de l’espace public dans sa matérialité. Globalement, trop peu de collectivités se sont à ce jour demandées comment concevoir une nouvelle répartition des différents publics dans l’espace public et il me semble que tout à coup, cette question de l’occupation du domaine public est intéressante. En tout cas, je trouve qu’il y a une nouvelle piste qui se joue ici dans le côtoiement des usages et des usagers de la ville et je crois que c’est peut-être de nature à relancer des programmes de sociologie urbaine ou de microsociologie. On a beaucoup parlé de distanciation sociale, mais je pense que c’est plus juste de parler de distanciation physique. Toutes ces interactions qui sont délicates dans l’espace public (dans les commerces, les bars et restaurants qui sont ouverts maintenant en France) à savoir comment on se comporte face au regard un peu méchant de celui qui croit qu’on est passé un peu trop près… tout ça, ce serait formidable pour Erving Goffman s’il était encore de ce monde! Observer ce qui se joue dans les interactions, ça m’apparaît une piste de recherche intéressante.
L’autre point auquel je réfléchissais, c’est comment on peut articuler la perspective du changement climatique avec cette expérience pandémique au cours de laquelle on a vécu « à l’échelle 1 », si on peut dire, pendant deux mois. Sans doute que l’expérience du confinement total n’est pas près de se reproduire, mais je pense qu’on devrait réfléchir à cette connexion entre une catastrophe de l’ordre pandémique avec cette autre catastrophe plus large, peu tangible, et qui renvoie aux travaux sur l’anthropocène. Sur ce point, j’ai été happé par un article récent de Bruno Latour paru dans une revue Analyse, Opinion, Critique (AOC). Ce texte était une sorte de proposition, ou de philosophie pratique, dans lequel il disait qu’il faut trouver des gestes barrières contre le retour à la production d’avant. Pour résumer, il pose la question suivante : en quoi on peut réfléchir tout de suite à une bifurcation et quelles en seront les conséquences? Je l’évoque parce que j’ai aussi travaillé ce texte avec des étudiants. La question est de faire en sorte de reconnecter les enjeux scientifiques avec des enjeux plus politiques. J’ai trouvé ça intéressant et stimulant, je crois que ça ouvre de nouvelles pistes de recherche notamment sur l’aménagement du territoire, sur la transformation des économies territoriales.
À Nantes (Saint-Nazaire), on a un énorme chantier naval qui construit des grands paquebots de croisière – ces grands objets dont on a beaucoup parlé au début de la crise parce qu’ils ne pouvaient plus accoster nulle part dans le cadre de la pandémie – on s’est dit qu’on avait un très beau cas ici même, à Nantes, pour réfléchir à la transformation de ce type d’économie. Est-ce qu’on peut continuer encore longtemps à construire des grands paquebots de croisières financés par des investisseurs internationaux pour des touristes tout aussi internationaux ? Est-ce que tout ça n’est pas obsolète ? Comment participe-t-on à la transformation de l’appareil productif ? On voit bien que ce sont des questions d’ordre politique, mais ce sont aussi des questions auxquelles la recherche pourrait avoir des propositions.
En ce moment, on se pense plutôt dans « l’après », mais je pense qu’il faut qu’on se pense dans un état de vulnérabilité potentielle, une vulnérabilité configurationnelle, on doit cette notion à Michel Lussault. Ça nous oblige, sur le plan épistémologique, à réfléchir à cette question de la vulnérabilité.
Enfin, je voudrais ajouter une dernière piste que je trouve importante. On a lu beaucoup d’articles dernièrement sur « la fin des métropoles », sur les gens qui souhaitent repartir vers les régions. En France, 1.5M de gens ont quitté la région parisienne au début du confinement pour aller dans des résidences secondaires ou chez de la famille. Je pense que cette conjoncture ouvre la porte à ce qu’on reprenne cette prospective sur l’avenir de la métropolisation. Est-ce que c’est un regain des villes moyennes qui s’annonce? Je crois qu’il faut qu’on travaille là-dessus et qu’on relance de la prospective territoriale contrastée, comme celle que pouvait faire Martin Vanier il y a une dizaine d’années. Il avait fait un travail très stimulant de prospective périurbaine et sur l’avenir des espaces périurbains. Je trouve que c’est le moment de relancer des exercices de ce genre en mettant les chercheurs au travail.
*A noter, le PUCA en France a lancé un appel à contributions interpellant la recherche urbaine.