Recherche et pandémie
Entrevue avec Manuel Rodriguez*
Entrevue et édition : Valérie Vincent (Juin 2020)
Projet piloté par Villes Régions Monde, l’objectif de cette nouvelle rubrique est de mettre en lumière les répercussions de la crise de la COVID-19 sur les projets de recherche en cours des chercheurs du réseau et de certains collaborateurs canadiens et internationaux et de voir si le contexte suscite de nouvelles pistes de recherche en études urbaines.
*Manuel Rodriguez est professeur à l’École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional (ÉSAD) de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche industrielle CRSNG – Gestion et surveillance de la qualité de l’eau potable.
Est-ce que vous pouvez me dire sur quoi portaient vos projets de recherche avant le mois de mars 2020, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise de la COVID-19 ?
Mes intérêts de recherche sont directement liés à la programmation de la Chaire de recherche industrielle CRSNG – Gestion et surveillance de la qualité de l’eau potable dont je suis le titulaire. C’est en quelque sorte un continuum de recherche sur la qualité de l’eau potable de la source, c’est-à-dire du bassin versant, jusqu’au robinet du consommateur. On s’intéresse à la surveillance de la qualité de l’eau sous l’angle de la qualité comme telle (les données sur la qualité) et sous l’angle de la reddition d’outils qui peuvent être développés avec ces données autant pour la protection des sources d’eau (lacs, rivières, fleuve, eaux souterraines) que pour la gestion de la qualité de l’eau dans les réseaux urbains de distribution (aqueduc). Nous avons comme objectif de mieux connaître comment varie, dans le temps et dans l’espace, la qualité de l’eau et comment ces variations peuvent avoir des impacts, tant sur l’exposition des consommateurs à des contaminants, que sur la consommation d’eau comme telle ou encore sur la perception (ou la confiance) de la population envers l’eau potable. D’ailleurs, la chaire vient d’être renouvelée avec un mandat de 5 ans. Les travaux que nous entreprenons présentement sont la suite des recherches des cinq dernières années. Compte tenu que cette chaire est en partenariat, nous travaillons beaucoup avec les municipalités qui sont les principales responsables de la protection des sources d’eau et de la gestion des réseaux d’approvisionnement.
La programmation de la Chaire de recherche est multidisciplinaire parce qu’on doit d’abord générer les données d’analyse des contaminants pour comprendre leur évolution et leur variation dans le temps et dans l’espace et ensuite, parce qu’on développe des outils d’aménagement qui participent à la protection des sources d’eau ou des outils pour mieux gérer la qualité de l’eau dans les réseaux urbains.
Maintenant, en quoi la crise actuelle change la donne ?
C’est certain qu’on a essayé de composer avec les contraintes liées à la pandémie et au confinement. On ne savait pas que ça allait arriver, on ne savait pas qu’on allait tout fermer aussi vite. Ça s’est fait très rapidement et on était en plein milieu de la session académique. En plus des cours qu’on a dû adapter, il y avait tous les projets de recherche. Dans le cadre de la chaire, nous avons des laboratoires, mais aussi des sites expérimentaux qui sont dans les municipalités. La première chose a donc été de comprendre et d’accepter le fait que le programme de recherche, qu’on avait mis en place pour cette année, allait être compromis. Évidemment, ce sont les projets des étudiants qui ont subi le plus grand impact parce que la programmation de la chaire vise principalement à soutenir leurs travaux de maîtrise ou de doctorat. Sans savoir quand ils allaient pouvoir reprendre, il fallait trouver des façons d’adapter les projets des étudiants en fonction de leur stade d’avancement. Par exemple, un étudiant qui est en train de terminer une thèse a plus besoin de motivation que d’infrastructure. À l’inverse, j’ai trois étudiants internationaux qui sont arrivés en janvier 2020 et qui se sont rapidement retrouvés, après deux mois au Québec, dans leurs résidences étudiantes, confinés, à tenter de rédiger leur protocole de recherche. Comme on travaille beaucoup avec les municipalités et que je vais souvent sur les sites avec mes étudiants, cette fois, ça n’a pas été possible. Les nouveaux étudiants n’ont donc, à ce jour, encore jamais vu les sites sur lequel ils devront expérimenter. C’est quand même très particulier pour eux de commencer un doctorat dans un nouveau pays et dans ces conditions. Pour les étudiants qui sont en milieu de parcours, l’impact s’est plutôt fait sentir au niveau de l’avancement. Ils ont dû faire une pause sur leurs travaux de terrain et de laboratoire en attendant l’ouverture des sites parce qu’ils ne pouvaient plus générer de données. Même si le laboratoire est maintenant ouvert, les étudiants ne peuvent pas encore se rendre sur certains sites pour récolter les échantillons d’eau. Ça nous oblige à être créatif et à faire autre chose en attendant. Le plus difficile, c’est de ne pas savoir combien de temps ça va durer. Actuellement, on se déconfine, mais il y a encore des endroits qui ne sont pas accessibles. Par exemple, on a deux projets sur la qualité de l’eau à réaliser dans des villages nordiques du Nunavik. Trois membres de mon équipe devaient s’y rendre pour trois mois à partir de juin 2020, ce projet est compromis pour le moment Nous devions nous déplacer avec une collègue en avril à Kuujjuaq et à Kangiqsualujjuaq pour présenter les résultats des travaux réalisés et 2019 et afin de planifier les protocoles de terrain avec les responsables des communautés. Tous les gens qui travaillent pour le projet Sentinelle Nord à l’Université Laval et qui ont des travaux de terrain dans le grand Nord sont dans la même situation, on ne peut pas voyager.
C’est donc très variable selon les projets et selon l’avancement des étudiants. Je pense qu’on s’est bien adapté malgré tout. Ce qui est intéressant et soulageant – et j’espère que ça va se réaliser – c’est que les organismes subventionnaires ont annoncé qu’ils allaient être très flexibles par rapport à l’avancement des travaux. On sait pour l’instant que les projets pourront être prolongés, par contre, on ne sait pas si le financement suivra. J’ai des professionnels et du personnel de recherche qui sont engagés pour l’été et qui devaient partager leur temps entre le terrain et le laboratoire. S’ils ne peuvent pas aller sur le terrain, c’est un coût que je devrai assumer et je devrai trouver d’autres ressources financières pour qu’ils puissent poursuivre leur travail ultérieurement.
On apprend à travailler d’une autre façon, je communique beaucoup avec les étudiants via la plateforme Zoom. Même si ce n’est pas comme à l’habitude, je me considère somme toute assez privilégié parce que j’ai à ma disposition une équipe de soutien fabuleuse, je travaille avec des chercheurs et des collaborateurs inspirants, et je supervise des étudiants passionnés qui, malgré les difficultés, ont gardé le cap pendant la pandémie. Ce qui a été plus difficile, c’est la gestion de tous les détails de chacun des projets, de continuer à motiver et à soutenir les étudiants et de revoir tous les protocoles des laboratoires pour tenir compte de la distanciation sociale et des mesures sanitaires. Il a même fallu établir un protocole pour l’utilisation de l’automobile mise à la disposition des équipes qui doivent se rendre sur les terrains de recherche.
Enfin, on a aussi eu une très bonne collaboration avec les municipalités et nos autres partenaires. Les responsables des municipalités ont accepté de prendre des échantillons d’eau et de nous aider à fonctionner. Même si cela a demandé beaucoup de logistique, c’était plus facile pour eux que de nous ouvrir les portes des laboratoires ou des usines de traitement des eaux.
Est-ce que la situation actuelle vous inspire de nouvelles pistes de recherche ?
En fait, il est clair qu’on peut retrouver les traces de la COVID-19 dans les eaux usées des municipalités. Les spécialistes des eaux usées partout dans le monde se penchent d’ailleurs déjà sur la présence du virus comme indicateur d’infection territoriale. Toutefois, l’eau potable et les eaux usées, c’est deux domaines de recherche très différents. Un virus, c’est la chose la plus facile à éliminer dans l’eau! Le chlore est très efficace pour éliminer les virus. Dans l’eau potable municipale, je peux vous assurer qu’il n’y a pas de virus!
Par contre, ce qui pourrait davantage m’intéresser dans le futur, c’est l’effet de la consommation d’eau sur la qualité de l’eau. En temps normal, en Amérique du nord, les patrons de consommation d’eau municipale sont très constants. On voit généralement une consommation très importante le matin, une baisse dans la journée et un autre pic plus ou moins important de consommation en soirée. Le temps de séjour de l’eau dans les conduites a un impact sur la qualité de l’eau. Par exemple, si on fermait tous nos robinets aujourd’hui pour un certain nombre d’heures, l’eau stagnerait dans les conduites et la qualité de l’eau pourrait se détériorer. On sait déjà ça, mais on le sait par rapport aux tendances de consommation d’eau typiques, ou normales. Alors il pourrait être intéressant, dans les prochains mois ou l’année prochaine, de voir si les temps de séjour de l’eau dans les réseaux de distribution ont changé et s’il y a eu des impacts sur la qualité de l’eau. Pour réaliser une telle recherche, il faut toutefois pouvoir observer la tendance à long terme. Pour l’instant, on peut présumer qu’au cours des derniers mois, la consommation d’eau des citoyens a changé. Les gens ont sans doute pris leur douche à des heures différentes puisqu’ils travaillaient de la maison et la vente de piscine a explosée, mais est-ce que ces tendances vont perdurer dans le temps? On a aussi eu une canicule hâtive au Québec cette année et ce type de phénomène affecte la consommation d’eau. Ce qui sera compliqué, c’est de savoir si c’est davantage la canicule qui explique les variations de la consommation de l’eau ou si la COVID a réellement eu un impact. D’une manière ou d’une autre, il faudra être en mesure de ramasser des échantillons sur une longue période de temps et si les comportements ne perdurent pas, ça devient moins intéressant.
Quelles sont vos réflexions (même préliminaires) sur l’après-COVID-19? Quels seront les impacts sur la ville ?
Je vais faire une réflexion plus personnelle et moins à titre de spécialiste de l’eau potable. Sans être moi-même urbaniste, je travaille beaucoup avec des gens en urbanisme et je comprends l’intérêt qu’il y a à travailler sur la mobilité, sur la manière dont la ville va se transformer, sur les rapports entre les gens, sur la vitalité économique, sur les impacts de la technologie et du télétravail toutefois, une chose qui, comme citoyen, m’interpelle beaucoup, c’est la question du vieillissement de la population – qui est une variable de l’aménagement du territoire et des services à la population. Si je voulais que quelque chose change suite à cette pandémie, c’est le rapport que nous entretenons avec l’hébergement des personnes âgées. Il faut se le dire, au Québec, nous avons été pris au dépourvu, c’est un échec! Je pense que la meilleure réaction serait d’avouer cet échec, mais j’ai peur que la société ne change pas par rapport à la manière dont les personnes âgées sont traitées et quand j’entends des pédiatres dire que les écoles doivent ouvrir, des infectiologues dire qu’il faut que le masque soit obligatoire, je n’entends pas beaucoup de gens dire qu’il faut changer complètement le modèle des services aux personnes âgés. Il y a un problème! En fait, même si on en parle, j’ai peur que ce ne soit pas suffisant pour que les gouvernements changent leur façon de gérer ce dossier-là. C’est aussi la question des soins à domicile, c’est aussi la question de faire en sorte que les milieux soient adaptés aux soins à domicile, mais on continue à construire des grands ensembles de maisons pour personnes âgées. Pour moi, ce n’est pas la solution! J’aimerais qu’on puisse ramener les générations ensembles. Ça n’a rien à voir avec mon champ d’expertise, mais c’est ce qui m’interpelle le plus. Carole Després à l’Université Laval a beaucoup travaillé sur la manière d’adapter les bungalows de banlieue pour qu’ils puissent accueillir des familles multigénérationnelles. Je ne sais pas si ce modèle fonctionne, mais je pense qu’on ne doit pas rater l’occasion de repenser le modèle actuel qui de toute évidence, ne fonctionne pas.