Recherche et pandémie
Entrevue avec Marie-Hélène Bacqué
Entrevue et édition : Valérie Vincent (Juillet 2020)
Projet piloté par Villes Régions Monde, l’objectif de cette nouvelle rubrique est de mettre en lumière les répercussions de la crise de la COVID-19 sur les projets de recherche en cours des chercheurs du réseau et de certains collaborateurs canadiens et internationaux et de voir si le contexte suscite de nouvelles pistes de recherche en études urbaines.
*Marie-Hélène Bacqué est professeure en études urbaines à l’Université Paris-Nanterre (France)
Est-ce que vous pouvez me dire sur quoi portaient vos projets de recherche avant le mois de mars 2020, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise de la COVID-19 ?
Avant le mois de mars 2020, je travaillais sur un projet de recherche avec des jeunes et des professionnels de la jeunesse conduite dans dix quartiers populaires de l’Ile de France. C’est une recherche participative financée par l’Agence nationale de la recherche en France qui vise à comprendre ce qui caractérise l’expérience sociale et urbaine des jeunes. Je coordonnais aussi l’équipe française de TRYSPACES – dont Julie-Anne Boudreau (INRS) est la directrice à Montréal. Plus spécifiquement, dans ce cadre, nous travaillons aux pratiques des jeunes dans l’espace public. Nous avons conduit un travail de terrain pendant deux ans et nous étions dans la phase d’analyse et d’écriture. Ce printemps, nous avions prévu notamment toute une semaine d’écriture avec les chercheurs, on avait aussi prévu quatre journées de rencontres avec les jeunes pour arriver à mettre en forme leurs textes sous une forme théâtrale avec des acteurs professionnels. Surtout, était prévue une grande rencontre avec l’ensemble des jeunes avec lesquels nous avons travaillé afin de finaliser le travail en termes d’analyse et d’écriture. Nous projetons la publication d’un ouvrage co-écrit. Donc, tout cela a été annulé – enfin, je l’espère, retardé. Nous avons tout de même réussi à continuer à travailler sur l’analyse des données et l’écriture de textes qui trouveront leur place dans l’ouvrage; nous avons aussi tenu un séminaire de chercheurs régulier en visio pour discuter de nos premiers résultats.
Dans le cadre de TRYSPACES, je travaillais aussi sur une recherche sur la représentation des minorités visibles dans le système politique, notamment à partir des élections municipales en Seine-Saint-Denis. C’est une recherche qui analyse la représentation des minorités visibles dans les conseils et exécutifs municipaux à partir de l’année 2000 jusqu’à aujourd’hui. Cette année était une année électorale à l’échelle municipale en France et il faut savoir que la Seine-Saint-Denis, est l’un des départements les plus pauvres de France. Beaucoup de personnes issues de l’immigration y vivent. Cette recherche a donc subi les contrecoups du confinement parce que le deuxième tour des élections, prévu en mars, a été repoussé. Nous sommes en juin et il vient tout juste de se tenir.
Maintenant, en quoi la crise actuelle change la donne ?
La crise a eu un impact sur notre travail avec les jeunes, c’est certain! Le confinement est une expérience intéressante à analyser collectivement ; alors, nous avons décidé de faire des entretiens avec les jeunes – pas avec tous – mais nous avons quand même réalisé une trentaine d’entretiens sur plusieurs sites pour comprendre comment les jeunes des quartiers populaires vivaient le confinement, comment ils avaient été affectés, comment ils avaient pu se réorganiser et comment ils avaient pu mettre en place certaines formes de solidarité. Ce sont des données que nous sommes en train de traiter, mais cela nous a permis d’élargir notre recherche. Par ailleurs, nous avons continué d’analyser les données, mais il a été plus difficile pour nous d’intégrer les jeunes à cette phase. Nous avons dû décaler notre calendrier. Une des difficultés d’une telle recherche est de maintenir le lien avec les jeunes dans le temps. Nous avions réussir à maintenir une dynamique collective mais la jeunesse est une période de changements, de mobilités. Il sera sans doute plus difficile de réunir les jeunes dans un an.
Il faut dire aussi que les chercheurs se sont retrouvés dans des situations très inégalitaires. Nous sommes une quinzaine de chercheurs sur ce projet et certains et certaines étaient confiné.es à la maison avec leurs enfants qu’ils devaient aider dans leur travail scolaire tout en ayant à assumer leur propre travail pédagogique et la préparation de cours en ligne qui s’est avérée très lourde. Donc, pour eux, le temps consacré à la recherche était beaucoup plus limité qu’en temps ordinaire alors que d’autres étaient dans des situations plus favorables pour travailler.
Quant à la recherche sur les élections municipales, nous l’avons carrément repoussée puisque les élections n’ont pas eu lieu. Nous avons tout de même réussi à faire un peu d’observation pendant le confinement en suivant les débats en ligne. Comme le premier tour avait eu lieu, on pouvait voir la façon dont se recomposaient les listes, mais véritablement, le travail d’analyse, nous avons été obligés de le repousser. Notre calendrier est assurément bousculé.
Le sondage que nous avons lancé auprès des jeunes est présentement en cours d’analyse, mais ce qu’on peut dire, pour l’instant, c’est que les jeunes des quartiers populaires ont vécu de plein fouet la crise sanitaire. Ils sont d’abord touchés dans leurs études. Ce sont des étudiants qui ont souvent des difficultés d’ordre financier. Ils ont dû suivre des cours en ligne alors qu’ils n’ont pas toujours le matériel nécessaire à leur disposition. Certains n’avaient qu’un téléphone portable à leur disposition, avec des forfaits limités. Le confinement (et ce que l’on a appelé la continuité pédagogique) ont défavorisé les jeunes des quartiers populaires. Un certain nombre d’entre eux ont travaillé durant le confinement parce que ces jeunes représentent une main d’œuvre bon marché et très mobile. Je pense à une jeune fille qui travaille dans un supermarché à qui on a proposé un emploi à temps plein. Elle a donc choisi de laisser de côté ses études pour pouvoir travailler et avoir des revenus, elle n’a pas passé ses examens. D’autres jeunes qui occupent des emplois à temps partiel ont ressenti une pression importante et ont travaillé dans des conditions souvent difficiles, sans être protégés, avec des horaires et des rythmes tendus. Et puis, ce qui est ressorti de cette enquête, c’est la façon dont la police est intervenue dans les quartiers populaires. Elle était beaucoup plus présente dans ces quartiers et les contrôles ont été beaucoup plus nombreux et parfois violents. Les jeunes interrogés n’ont pas forcément vécu cela, mais plusieurs scènes de violence ont beaucoup circulé dans les médias sociaux et les ont affectés de même que la stigmatisation des quartiers populaires dans les médias. Au-delà de ces difficultés, ce qui nous a marqué, c’est la résilience des jeunes, leur capacité à se réorganiser, à maintenir le cap sur les études malgré l’incertitude; surtout leurs capacités, pour certains, à contribuer – voire à initier eux-mêmes – des initiatives de solidarité dans les quartiers populaires durant cette période alors que la puissance publique se montrait défaillante.
Quelles sont vos réflexions (même préliminaires) sur l’après-COVID-19? Quels seront les impacts sur la ville ? Est-ce que la situation actuelle vous inspire de nouvelles pistes de recherche ?
Tout dépend de quel point de vue on parle, mais ce qui ressort de cette crise, c’est l’importance des inégalités sociales et sanitaires et la façon dont elles se jouent dans la ville. En France, il y a eu tout un débat, un peu paradoxal. D’un côté on s’est aperçu qu’il y avait un grand nombre d’emplois invisibles et mal payés dans la société et que ce sont eux qui ont fait tenir la société pendant la pandémie (je pense bien sûr aux emplois de la santé, mais je pense également aux éboueurs, aux livreurs, aux caissières, aux aides à domicile). Mais d’un autre côté, les médias ont pointé du doigt les quartiers populaires où vivent ces mêmes travailleurs et travailleuses en disant que c’est là que les gens ne savent pas respecter les règles. Ces deux regards contradictoires rendent bien compte de la situation de ces quartiers dans la société française. Ce n’est sans doute pas un hasard si vers la fin du confinement, il y a eu de grandes manifestations autour des violences policières. Bien sûr, ces manifestations prolongeaient le mouvement qui s’est exprimé aux États-Unis après la mort de Georges Floyd. Mais cette prise de conscience et ces revendications nous disent quelque chose sur la situation française et sur le rôle que joue la police dans les quartiers populaires. La pandémie a révélé et exacerbé ces inégalités sociales, raciales et urbaines.
La pandémie soulève plusieurs questions sur le développement urbain, sur l’écologie et sur l’organisation même de la société. Un ensemble de réflexions se développent sur la taille et la densité des villes, la mobilité, le rapport habitat/emploi, le rapport à la nature, les rapports à la consommation. On ne peut pas prédire l’avenir, mais on pourrait distinguer deux scénarios : un premier vertueux où ces questions seraient travaillées et prises en compte dans le débat public puis dans les orientations politiques et un second scénario, basé sur la pression économique et du profit pour revenir à la « normale » avec le retour à des pratiques de consommation effrénées et des formes de production urbaine ne prenant en compte ni la question sociale ni les enjeux écologiques, ou simplement à la marge. Les mouvements sociaux pèseront sans doute sur ces choix de façon déterminante.
Du point de vue de la recherche, je crois que la pandémie aura un certain nombre d’effets. En discutant avec mes collègues je m’aperçois que plusieurs, notamment les plus jeunes, s’interrogent par exemple sur les déplacements. Est-ce qu’il faut se déplacer aussi souvent dans des colloques internationaux ? Pour de courtes rencontres, est-ce qu’on pourrait trouver des formes alternatives ? C’est une prise de conscience qui traverse aussi le milieu de la recherche. Mais au delà, sont interrogés les rapports entre sciences et sociétés et l’accentuation des logiques de productivité et de concurrence dans le champ académique que nous vivons depuis quelques années. Le gouvernement français a choisi la sortie du confinement pour essayer d’imposer une réforme très néolibérale de la recherche et des universités. Quelle université, quelle recherche, quelle société voulons-nous ? Serons-nous capables d’arrêter la spirale néolibérale? La question reste ouverte et elle posée d’autant plus fortement dans cette période de pandémie.