Place publique, quartier Saint-Gilles, Bruxelles (Photo: Maxime Boucher)
Recherche et pandémie
Entrevue avec Michel Hubert*
Entrevue et édition : Valérie Vincent (Juin 2020)
Projet piloté par Villes Régions Monde, l’objectif de cette nouvelle rubrique est de mettre en lumière les répercussions de la crise de la COVID-19 sur les projets de recherche en cours des chercheurs du réseau et de certains collaborateurs canadiens et internationaux et de voir si le contexte suscite de nouvelles pistes de recherche en études urbaines.
*Michel Hubert est professeur à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, il préside également l’Institut de recherches interdisciplinaires sur Bruxelles (IRIB) et est vice-président du Brussels Studies Institute (BSI)
Est-ce que vous pouvez me dire sur quoi portaient vos travaux de recherche avant le mois de mars 2020, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise de la COVID-19 ?
Avant mars 2020, nous avions plusieurs projets de recherche en cours. D’abord, il faut savoir que je fais principalement de la recherche ancrée en territoire, à Bruxelles. J’ai créé une revue qui s’appelle Brussels Studies. C’est une revue trilingue – français, anglais et néerlandais – qui publie des recherches sur Bruxelles qui sont menées par différentes universités. On a aussi créé un institut interuniversitaire qui s’appelle le Brussels Studies Institute qui produit des recherches sur Bruxelles en collaboration, c’est-à-dire entre plusieurs disciplines et plusieurs universités.
Mes recherches portent surtout sur les questions de mobilité et d’aménagement du territoire. Elles s’ancrent également dans le champ de l’urbanisme et des modes de vie urbain. Globalement, on a travaillé beaucoup sur la Région de Bruxelles-Capitale. Avec l’Observatoire sur la mobilité, on a produit une série de publications en ligne qui font la synthèse des données disponibles en matière de mobilité à Bruxelles, que ce soit en termes d’offre de transport, de pratiques de déplacement, d’usage de l’espace public ou le transport de marchandises. On arrive au bout d’un cycle, puisque six cahiers ont été produits et qu’un septième est actuellement sous presse (consacré au vélo en ville).
Toujours dans le domaine de la mobilité, on a travaillé sur les questions d’accessibilité, notamment l’accessibilité aux institutions culturelles et les pratiques de mobilité en lien avec celles-ci. On a fait aussi des recherches sur l’équipement des ménages et les pratiques de mobilité des locataires de logements sociaux dans le but de revoir les normes de stationnement. On a mené des recherches pour le Forum des vies mobiles à Paris sur la piétonisation du centre-ville de Bruxelles, la question de l’impact des transformations urbaines sur les modes de vie.
En quoi la crise actuelle change la donne ?
D’abord, disons que l’impact concret est plutôt en termes de retard ou de report puisqu’il n’y a aucune recherche qui a été annulée. Les terrains sont reportés en septembre, en tout cas, on l’espère! On a également dû reporter des événements et des publications, mais sinon, pour le reste, on a plutôt le sentiment que tout ce qui se passe c’est un encouragement à poursuivre nos recherches et à les amplifier. On a un peu le sentiment que nos intuitions et nos priorités de recherche étaient les bonnes. C’est le moment de faire un pas en avant de manière encore plus vigoureuse. Par exemple, on a un projet porté par un collègue qui s’appelle Anis Mezoued et qui vise à essayer d’identifier en quoi devrait consister le système socio-technique de la marche. Si on compare à l’automobile, il a fallu toute une série de conditions pour que celle-ci s’impose avec autant de force : des infrastructures routières, l’alimentation en essence via les stations-services, des garages, un code de la route, un système d’assurance, etc. Donc pour rendre une place à la marche, ou pour rendre la ville à nouveau hospitalière au marcheur, il faut mettre en place un autre système socio-technique qui est sans doute moins sophistiqué que pour l’automobile, mais qui n’est pas rien non plus. Il faut prévoir des espaces publics plus confortables, il faut supprimer un certain nombre de ruptures urbaines, il faut des espaces de repos qui ne sont pas nécessairement des lieux de consommation. Donc c’est une proposition de recherche-action qu’on espère mener et qui nous apparaît d’autant plus pertinente dans ce contexte. Tout comme une autre recherche, reportée elle aussi en septembre, cette fois sur les espaces publics fermés qui, comme à Montréal, sont davantage utilisés en hiver (par exemple le métro ou de grandes galeries souterraines). Comment est-ce que ces différents niveaux intérieurs et extérieurs s’articulent les uns les autres ? Comment est-ce qu’on peut améliorer leur aménagement dans une perspective à la fois d’hospitalité aux modes actifs, mais aussi pour rendre la ville plus vivable au quotidien ?
D’un autre côté, il y a aussi malheureusement une recherche pour laquelle nous n’avons pas obtenu le financement. Elle portait sur l’autonomie des enfants dans l’espace public. Ce projet avait été élaboré avant la pandémie, mais on réalise qu’il prend aujourd’hui toute sa signification puisque avec la peur, on peut penser que les gens sont encore plus réticents à laisser leurs enfants jouer et se déplacer dans l’espace public. On ne sait pas encore pourquoi ce projet a été refusé, mais ça m’amène à une réflexion plus générale sur le financement de la recherche académique et ses logiques. Souvent ce sont des logiques purement académiques qui prévalent au détriment de logiques de pertinence pratique. Les questions qui émergent dans la société ne percolent pas toujours, à mes yeux, dans ces fonds de recherche qui sont parfois quelque peu en-dehors de la réalité.
Est-ce que la crise actuelle suscite de nouvelles thématiques ?
Oui, la question de l’adaptation de nos villes aux risques sanitaires et aussi aux enjeux climatiques. Le risque sanitaire, c’est vrai qu’il n’était pas tellement présent dans la planification urbaine et ce, malgré les mises en garde de certains acteurs. Notre ville n’était pas du tout préparée à ce qui se passe présentement. Les enjeux climatiques pour leur part, on les connaît depuis longtemps, même s’ils ne sont pas assez pris en compte. Je pense que ça ouvre malgré tout la porte à une urgence pour l’action et pour la recherche, notamment sur la manière d’élargir les espaces publics et les espaces verts, pour améliorer la disponibilité et la qualité des logements (l’aménagement des espaces extérieurs, terrasses, balcons, jardins, etc.). Ça donne en quelque sorte un coup d’accélérateur à toute une réflexion sur l’aménagement de la ville et, par conséquent, ça ouvre la porte à des recherches qui sont nécessaires pour concevoir cet aménagement.
La crise actuelle ouvre aussi la porte à d’autres recherches sur les questions de gouvernance urbaine cette fois, parce que la pandémie a montré la nécessité de plus de transversalité, de travailler de manière moins sectorielle, de plus de territorialisation de l’action publique, de plus de participation et de co-production de la part des citoyens et des acteurs concernés, de plus d’articulation des différentes échelles. Je dirais que ça renforce l’idée de recherches dans le domaine de l’analyse de l’action publique qui envisageraient ces articulations, cette transversalité, et qui penserait l’action publique davantage en termes d’effet-levier que le politique peut produire. Plutôt que d’imaginer de grands programmes, il faut se demander qu’est-ce qui peut avoir un impact démultiplicateur dans la direction qu’on souhaite.
Maintenant, quelles sont vos réflexions (même préliminaires) sur l’après-COVID-19? Quels seront les impacts sur la ville ?
Il y a clairement une tension entre l’envie de reprendre les choses comme avant et de réparer les dégâts de ce confinement généralisé. C’est quand même assez inédit comme situation et je dirais aussi en quelque sorte inacceptable d’avoir arrêté, par impréparation, toute la société. On se rend compte que le confinement, ce n’était pas nécessairement la solution, ce n’est pas ce qui a empêché tous les décès dans les maisons de repos, on n’a pas protégé le personnel, on n’a pas protégé les résidents. Confiner d’une manière générale, c’est un pis-aller par rapport à l’échec du système de santé de première ligne (en tout cas, chez-nous en Belgique).
Je suis malgré tout quand même assez optimiste, mais il y aura une tentation à simplement relancer la machine économique. Ce sera possiblement très variable d’un pays à l’autre et même dans certains cas, il y aura une volonté d’aller plus loin dans la dérégulation. On s’est rendu compte à quel point les services publics étaient importants et pour qu’ils fonctionnent, il faut des moyens donc, si on réduit encore les contributions fiscales, l’État sera encore plus pauvre et aura encore moins les moyens de réagir.
Je pense qu’il y a quand même une prise de conscience qu’on ne peut plus continuer de la même manière et les villes seront sans doute beaucoup plus sensibles à ça. Il y aura peut-être une partition plus grande entre le monde des villes et le monde rural (ou périurbain) et ce sera un enjeu important aussi. Le défi sera de les rendre complémentaires parce que je suis de plus en plus frappé de voir à quel point ces deux mondes sont étrangers l’un par rapport à l’autre. Les modes de vie sont très différents et en même temps, la ville n’a jamais eu autant besoin de la campagne. Il faut donc tenter de rapprocher ces deux mondes, par exemple à travers des projets d’agriculture urbaine. À l’inverse la campagne peut aussi bénéficier de la ville qui est un milieu d’innovation incroyable. Ce sont des ponts qui restent à construire. Il y a quelque chose à restaurer là, c’est un défi !