Panorama Montréal depuis le Mont-Royal Crédits photo : Chaire de recherche du Canada en action climatique urbaine
Panorama Montréal depuis le Mont-Royal Crédits photo : Chaire de recherche du Canada en action climatique urbaine

Villes, climats et inégalités – Trajectoire incrémentale d’adaptation aux changements climatiques dans les municipalités québécoises

Par Eve Bourgeois, chercheure postdoctorale à l’ENAP

Introduction

Devant les conséquences négatives actuelles et futures des changements climatiques, la communauté scientifique appelle les gouvernements à prendre des mesures d’adaptation pour protéger leurs populations (IPCC 2022). Parmi ceux-ci, les gouvernements municipaux ont un rôle fondamental à jouer (IPCC 2014) en raison de la forte densité des villes et de l’urbanisation croissante (Hughes 2015). Malgré l’implication croissante des organisations locales et régionales dans la lutte aux changements climatiques, seule une minorité de villes ont mis sur pied des pratiques d’adaptation, la plupart privilégiant plutôt des mesures de réduction des gaz à effet de serre (Aguiar et al. 2018; Araos et al. 2016; Bierbaum et al. 2013; Flyen et al. 2018; Hoppe et al. 2014).

Au Québec, comme ailleurs, on assiste à un éveil de conscience au sein des municipalités (Valois 2017), mais l’élaboration et la mise en œuvre de plans et de mesures d’adaptation progressent lentement. Par exemple, en comparant les deux plus grandes villes de la province, on constate que Montréal a mis de l’avant une politique formelle d’adaptation, alors que Québec a plutôt opté pour des mesures ponctuelles. Le reste de cet article définit et distingue ces deux approches et explique les raisons derrière ces différences stratégiques.

La gouvernance de l’adaptation aux changements climatiques à l’échelle urbaine

Au cours de la dernière décennie, les études portant sur l’adaptation aux changements climatiques se sont multipliées. Leur publication dans des ouvrages généraux et scientifiques permet de faire une première ébauche des défis et des opportunités qui structurent les décisions des gouvernements locaux. Malgré l’intérêt croissant des villes et de la communauté de recherche envers la gouvernance des changements climatiques, la compréhension des freins et des leviers auxquels font face les gouvernements locaux reste limitée (Bierbaum et al. 2013; Bulkeley et al. 2009; Picketts 2015; Vogel et Henstra 2015; Wang 2013). La littérature identifie certes plusieurs facteurs favorisant ou limitant les mesures d’adaptation à l’échelle municipale (nous en faisons un survol dans les paragraphes qui suivent), mais elle fait rarement la distinction entre les différentes stratégies adoptées par les villes et ne se penche pas sur leur évolution à travers le temps. Dans ce contexte, nous revenons également sur la pertinence d’analyser la stratégie des municipalités selon une approche incrémentale (Lindblom 1959).

À l’heure actuelle, deux principales thématiques ressortent dans la littérature scientifique sur l’adaptation aux changements climatiques à l’échelle locale. D’une part, les écrits mettent l’accent sur le rôle des ressources humaines, financières et informationnelles pour comprendre les efforts mis en place par les villes (Aguiar et al. 2018; Bierbaum et al. 2013; Burch 2010a, 2010b; Robinson et Gore 2005; Schwartz 2016). Par exemple, dans un sondage mené auprès de 147 villes européennes, Aguiar et ses collègues (2018) relèvent que le manque de personnel et le manque de moyens financiers sont les principales barrières limitant les efforts d’adaptation. Dans le même esprit, l’absence de données précises sur les impacts futurs des changements climatiques complique la prise de décision, car on ignore dans quelle mesure ceux-ci affecteront les différentes villes  (Bierbaum et al. 2013; Dulal 2017). Bien que les conséquences des changements climatiques à l’échelle municipale soient encore mal comprises, on sait déjà que ce sont les populations les plus vulnérables qui seront les premières à être négativement affectées (Blangy et al. 2018).

Pour faire face à ces difficultés et au manque de ressources, plusieurs travaux rapportent que la collaboration s’est avérée particulièrement efficace (Bidwell et al. 2013; Cloutier et al. 2014; Hayes et al. 2018; Hughes 2015; Kalesnikaite 2018; Woodruff 2018). Dans le contexte canadien, McMillan et ses collègues (2019) suggèrent que le soutien financier et scientifique du gouvernement fédéral est crucial pour encourager les initiatives locales en lien avec l’adaptation aux changements climatiques. En l’absence d’un tel soutien au palier fédéral ou provincial, les villes ont la possibilité de collaborer avec d’autres gouvernements municipaux (Flyen et al. 2018), de consulter des spécialistes dans le domaine (Hayes et al. 2018) ou de prendre part à des réseaux politiques (Campos et al. 2017; Flyen et al. 2018) comme le C401. En collaborant ainsi, les municipalités ont l’occasion de profiter de l’expérience et des connaissances de leurs partenaires et parfois même de financement pour pallier le manque de ressources auxquelles elles font face. Les approches collaboratives peuvent favoriser l’inclusion de différents savoirs, notamment les savoirs autochtones, la prise en compte de préoccupations sociales et locales et la légitimité des décisions, renforçant du même coup les capacités locales (Anguelovski et al. 2016; Ford et al. 2016; Seasons 2021).

D’autre part, les recherches démontrent l’importance de la culture et du leadership au sein des administrations locales. La culture de collaboration au sein même d’une administration locale est particulièrement importante, selon les recherches existantes. Bierbaum et son équipe (2013) soutiennent que des pratiques d’adaptation redondantes, voire contradictoires, sont parfois en place à l’intérieur d’une structure gouvernementale locale, limitant l’efficacité de celle-ci dans sa lutte aux changements climatiques. De même, Berry et ses collègues (2015) suggèrent qu’il est commun dans les villes que les politiques d’adaptation et celles visant la réduction des gaz à effet de serre soient en conflit, ce qui a pour conséquence d’annuler les résultats souhaités.

Devant ces obstacles, il est pertinent de se questionner non seulement sur les facteurs influençant la prise de décision au niveau municipal, mais également sur l’évolution des stratégies adoptées par les villes. Dans ce contexte, l’approche incrémentale de Lindblom (1959) est particulièrement utile, puisqu’elle permet de comprendre le processus décisionnel ainsi que la progression des mesures prises. L’idée centrale de ce modèle de prise de décision consiste à apporter de petits changements à des politiques à travers le temps afin de pouvoir infirmer les décisions si elles ne s’avèrent pas optimales. Selon cette approche, les politiques sont relativement stables et les modifications sont faites de manière ponctuelle afin de répondre aux difficultés au fur et à mesure qu’elles apparaissent. Le modèle incrémental s’applique particulièrement bien aux problèmes dits « complexes » comme les changements climatiques (Bendor 2015) et permet de comprendre la trajectoire des villes de Québec et de Montréal, comme démontré plus bas.

Cas et méthode

La comparaison effectuée entre les villes de Montréal et de Québec s’inscrit dans la logique de Mills selon laquelle des villes similaires (c’est-à-dire ayant des caractéristiques comparables) ont choisi des politiques divergentes (soit leur stratégie d’adaptation, dans le cas présent)2. En effet, les villes choisies possèdent toutes les deux des populations importantes comparativement aux autres villes québécoises (plus de 500 000 personnes), elles génèrent des revenus de même ordre et elles sont organisées selon une administration locale et régionale similaire (la ville étant associée à une communauté métropolitaine). Néanmoins, malgré ces similarités, leur rapport à l’adaptation est distinct. Alors que la Ville de Montréal a choisi de mettre en place une politique formelle d’adaptation aux changements climatiques, la Ville de Québec a amorcé un processus, mais ne s’est pas rendue à l’adoption d’un plan à proprement parler.

Pour expliquer cette différence, trois méthodologies distinctes ont été utilisées. Premièrement, une analyse médiatique des principaux journaux francophones de la province (La Presse, Le Devoir, Le Journal de Montréal, Le Journal de Québec et Le Soleil) a été effectuée entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2019 afin de mesurer l’importance des questions environnementales dans les médias3. Au total, 370 articles de journaux traitant de divers enjeux environnementaux à l’échelle municipale ont été lus et codés via le logiciel NVivo. Deuxièmement, une analyse documentaire des principales politiques municipales et provinciales en lien avec l’adaptation aux changements climatiques a été conduite pour connaître les mesures de soutien offertes aux municipalités par le gouvernement du Québec et établir une séquence des politiques environnementales de chaque ville. Troisièmement, cinq entrevues semi-dirigées ont été faites avec des fonctionnaires du milieu municipal entre avril et octobre 2020. Ces entrevues ont été réalisées par visioconférence en raison des restrictions sanitaires en place à l’époque. Elles ont permis de corroborer et complémenter les résultats obtenus par les autres méthodes de collecte de données.

Résultats

Comme mentionné plus haut, les Villes de Montréal et de Québec ont adopté des stratégies divergentes en vue de s’adapter aux impacts négatifs des changements climatiques. Dans le cas de Montréal, on observe la mise en place d’un plan d’adaptation pour l’agglomération de Montréal (soit toutes les villes sur le territoire de l’île de Montréal). Dans le cas de Québec, on constate que la Ville n’a pas réussi à adopter un plan d’adaptation malgré plusieurs tentatives et a plutôt mis en place des mesures d’adaptation ponctuelles. Dans les deux cas, on remarque également que les villes rencontrent des défis importants lors de la mise en œuvre des stratégies.

Un leadership fort à la Ville de Montréal

Élaboré sous la direction de la Ville de Montréal, un plan d’adaptation aux changements climatiques a été adopté pour le territoire de l’agglomération de Montréal en 2015 (Ville de Montréal 2015). Concrètement, le plan fut créé en collaboration avec les arrondissements de Montréal ainsi que les villes indépendantes sur le territoire de l’île de Montréal. La démarche était volontaire dans la mesure où les différentes unités administratives pouvaient elles-mêmes décider des actions qu’elles voulaient mettre en place en fonction de leurs ressources et de leur contexte budgétaire (Bünzli 2018; Entrevue confidentielle 2020). En conséquence, le plan adopté regroupait principalement des mesures ponctuelles déjà en cours au sein des arrondissements et des villes liées (Entrevue confidentielle 2020). Malgré ce contexte plutôt favorable, plusieurs difficultés ont été recensées lors de la mise en œuvre des mesures figurant au plan d’adaptation, dont les contraintes financières, la coordination entre les différentes unités administratives et l’absence de reddition de comptes (Bünzli 2018; Entrevues confidentielles 2020). Néanmoins, tout le processus décisionnel entourant le plan d’adaptation a bénéficié d’un soutien politique clair de la part des élus et élues des municipalités (dont le maire), et ce, peu importe leur affiliation partisane,4 comme en témoignent les discours publics de la mairesse Valérie Plante et de son prédécesseur, Denis Coderre :

Ce soutien politique s’est maintenu lors de la rédaction d’un second plan d’adaptation (le Plan climat) adopté en 2020 (Ville de Montréal 2020) et dans lequel de nouvelles mesures ont été incluses (Entrevue confidentielle 2020)5. Cela illustre, selon nous, la trajectoire incrémentale de Montréal sur plusieurs années.

La difficulté d’adopter un plan d’adaptation à la Ville de Québec

Comme pour Montréal, la Ville de Québec a énoncé sa volonté d’adopter une politique formelle d’adaptation aux changements climatiques et elle a fait des démarches en ce sens. En effet, la Ville de Québec a travaillé à l’élaboration d’un plan d’adaptation (Ville de Québec 2016), mais celui-ci n’a cependant jamais été adopté malgré plusieurs tentatives auprès du conseil municipal (Entrevue confidentielle 2020). Cet échec s’explique d’abord par l’absence d’un leadership clair en matière d’environnement de la part des membres du conseil et du maire en particulier; ensuite, par la difficulté de communiquer efficacement aux membres du conseil l’importance de l’adaptation aux changements climatiques. Une autre explication, mise de l’avant par Scanu (2019), suggère plutôt un manque d’intérêt pour les questions environnementales et climatiques autant de la part du conseil municipal que de la population de Québec en général. Bien que le plan d’adaptation ne fût jamais adopté, des mesures ponctuelles d’adaptation ont tout de même été mises en place par des fonctionnaires au sein des différentes directions. Le personnel professionnel et les gestionnaires reconnaissent toutefois que l’adoption du plan d’adaptation aurait facilité la mise en place desdites mesures, qui auraient alors bénéficié d’une directive claire de la part des élus et élues. Le cas de la Ville de Québec illustre que des mesures ponctuelles peuvent être prises, faute d’adoption d’un plan d’adaptation. Cette observation s’inscrit en continuité avec le modèle de Lindblom (1959) selon lequel de petits gestes sont plus faciles à adopter que des actions plus importantes.

Analyse comparative

Ces résultats illustrent que l’adoption et la mise en œuvre de mesures d’adaptation aux changements climatiques suivent un processus incrémental lors duquel les changements politiques se font petit à petit sur une longue période (voir la figure 1). En effet, les résultats soulignent la difficulté des villes à innover rapidement et suggèrent un parcours de mobilisation en deux étapes. En premier lieu, des mesures ponctuelles sont mises en place par différents services municipaux afin de répondre à des problèmes particuliers (p. ex., revoir les techniques de déneigement pour prendre en compte les journées de pluie l’hiver). En second lieu, ces mesures ponctuelles sont regroupées dans un plan d’adaptation adopté par le conseil municipal ou, dans le cas de Québec, mises en œuvre à la pièce, malgré l’absence de plan adopté. Cela dit, il s’avère aussi difficile de mettre en œuvre des mesures ponctuelles que les actions inscrites dans le plan d’adaptation. Ces résultats montrent l’importance de s’attarder à l’évolution des politiques à travers le temps afin de comprendre la progression des villes en matière d’adaptation aux changements climatiques et les difficultés auxquelles elles font face tout au long du processus politique.

Figure 1 : Trajectoire incrémentale d’adaptation aux changements climatiques dans les municipalités québécoises
Figure 1. Trajectoire incrémentale d’adaptation aux changements climatiques dans les municipalités québécoises6

Conclusion

Les résultats présentés ici démontrent que des municipalités ont mis en place des mesures d’adaptation aux changements climatiques malgré l’absence d’un plan d’adaptation, dans le cas de la Ville de Québec, en favorisant plutôt des mesures ponctuelles. Dans ce contexte, il est impératif d’en apprendre davantage sur la portée de ces mesures et les défis que les administrations municipales doivent surmonter pour concrétiser ces efforts d’adaptation. Bien que notre compréhension des enjeux entourant l’adaptation aux changements climatiques à l’échelle municipale s’améliore grâce aux travaux de plusieurs chercheurs (Baril 2022; Bünzli 2019; Scanu 2019; Valois 2017), l’aspect incrémental de la gouvernance climatique reste peu étudié. Cette notion est d’autant plus importante que les résultats provenant d’une approche incrémentale peuvent prendre du temps avant de se matérialiser. Si tel était le cas, les populations, et particulièrement les plus vulnérables, pourraient souffrir des conséquences négatives liées aux changements climatiques qui devraient prendre de l’ampleur dans les prochaines années. Dans ce contexte, il est impératif que la communauté scientifique s’intéresse davantage aux enjeux de gouvernance reliés aux enjeux climatiques, dont l’inclusion de la démocratie participative dans l’élaboration des politiques de changements climatiques, l’impact de ces politiques sur les populations vulnérables et la sélection de mécanismes de gouvernance collaborative afin de favoriser les politiques d’adaptation aux changements climatiques et de protéger les individus les plus vulnérables.


  1. Le C40 est un réseau regroupant une centaine de grandes villes du monde (dont Montréal) et traitant des enjeux climatiques et environnementaux au sein des gouvernements locaux. ↩︎
  2. Cette méthodologie est connue sous le nom de « Most Similar Research Design » en anglais. ↩︎
  3. Bien que ces journaux traitent de l’actualité provinciale et fédérale, l’analyse médiatique s’est concentrée sur l’actualité municipale uniquement. ↩︎
  4. L’analyse médiatique montre qu’aucune personne élue ne s’est opposée publiquement à l’adoption d’un plan d’adaptation. ↩︎
  5. Le Plan climat de la Ville de Montréal comporte des mesures de réduction d’émissions des gaz à effet de serre et des mesures d’adaptation aux changements climatiques. ↩︎
  6. Cette conception de la trajectoire municipale dans le domaine de l’adaptation face aux changements climatiques a été élaboré à la suite d’une analyse des stratégies d’adaptation de six municipalités québécoises : Montréal, Québec, Laval, Longueuil. Sherbrooke et Saguenay (Bourgeois à venir). ↩︎

Pour citer cet article

Bourgeois, E. (2022). Trajectoire incrémentale d’adaptation aux changements climatiques dans les municipalités québécoise. Dans Répertoire de recherche Villes, climat et inégalités. VRM – Villes Régions Monde. https://www.vrm.ca/trajectoire-incrementale-dadaptation-aux-changements-climatiques-dans-les-municipalite-quebecoises